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Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

L'armée au pouvoir ? (2).


Le projet politique des Etats-Majors.

A partir du début du second mandat de la Présidente Dilma Rousseff (2015), le pays est plongé dans une crise multiforme. D’énormes scandales de corruption impliquant le parti de la Présidente sont révélés par une Justice très active. L’ancien chef de l’Etat Lula est inculpé dans plusieurs procédures. La récession économique s’amplifie. Les formations politiques au pouvoir se déchirent. En fin d’année, une procédure de destitution est en-gagée contre Dilma Rousseff. L’impeachment sera voté par le Congrès en août 2016. Déjà aux commandes depuis le début de la procédure, le Vice-Président Michel Temer devient chef de l'Etat et conserve ce poste jusqu'en fin 2019.


Les militaires brésiliens ont été relativement discrets sur les trente premières années qui ont suivi le retour à la démocratie en 1985. La crise politique et institutionnelle surgie après 2014 conduit plusieurs officiers généraux d’active à intervenir dans le débat et la vie politiques. L’investiture de Michel Temer est une étape majeure de ce processus [1]. Sur-fant sur la popularité des forces armées dans le contexte de discrédit du système poli-tique, le Président par intérim s’entoure de généraux. Le Cabinet de Sécurité Institu-tionnel (Gabinete de Segurança Institucional, GSI), organe rattaché à la Présidence avait été supprimé par Dilma Rousseff en 2015. Il est restauré par Temer et sa direction est confiée au général Sérgio Etchegoyen [2]. Très conservateur, adepte de la militarisation la plus poussée possible des opérations de sécurité urbaine, Etchegoyen sera pendant deux ans le plus proche collaborateur du Président. Temer a également nommé des gé-néraux à des fonctions réservées depuis 1988 à des civils : la direction de la Fondation Nationale de l’Indien (Funai), le Secrétariat National de la Sécurité Publique et surtout du Ministère de la Défense confié, depuis février 2018, à Joaquim Silva e Luna, général de la réserve de l’armée de terre [3].


La présence accrue de généraux dans l’Exécutif fédéral est indissociable de la politique de militarisation du maintien de l’ordre public, qu’a adopté Michel Temer. L’armée de ter-re peut être sollicitée par le gouvernement fédéral, dans le cadre d’opérations de "Garan-tie de la Loi et de l’Ordre" (GLO) prévues par la Constitution, au cours desquelles les trou-pes sont employées ponctuellement comme forces de police. Le nombre de GLO, qui avait déjà fortement augmenté sous les mandats de Dilma Rousseff, a explosé après l’impeachment. En mai 2017, Michel Temer décrète une GLO pour garantir la sécurité des ministères à Brasilia, alors que se déroulent des manifestations exigeant le renvoi du chef de l’exécutif. De février à décembre 2018, c’est la sécurité publique de la métropole de Rio de Janeiro qui passe sous la coupe de l’armée [4]. La situation sur l’agglomération est alors calamiteuse. D’importants quartiers de la périphérie sont totalement passés sous le contrôle du crime organisé ou de milices paramilitaires. Les initiatives prises par le secré-tariat à la sécurité publique depuis des années ont été des échecs. Le développement d’une police communautaire de proximité n’a pas empêché la violence et les trafics de toutes sortes (stupéfiants mais aussi armes de gros calibres) de progresser. La population des banlieues est soumise quotidiennement à la loi imposée par les bandes de trafi-quants et les milices. La seconde métropole du pays est sur le point de devenir une zone de non-droit, abandonnée par les pouvoirs publics officiels dont les responsables sont impliqués dans la corruption la plus éhontée. L’insécurité atteint des niveaux jamais at-teints auparavant dans une des villes les plus dangereuses d’Amérique du Sud.




Le pays est paralysé par la grève des camionneurs en mai 2018.


Un autre épisode majeur va conduire les militaires à prendre d’importantes initiatives. En mai 2018, le pays est totalement paralysé, touché depuis quelques jours par une grève massive des camionneurs. Les pénuries se généralisent. Les files s’allongent devant les stations d’essence. Les supermarchés sont vides. Dans ce contexte de tensions sociales extrêmes, le Président Temer confie aux forces armées la responsabilité de libérer la cir-culation sur les axes routiers bloqués par les grévistes. En application d’un décret prési-dentiel, l’armée de terre va engager une nouvelle opération de "Garantie de la Loi et de l’Ordre" sur tout le territoire national. La mission sera coordonnée par le Général Serge Etchegoyen (GSI). Dès lors, les jours suivants, la population sera régulièrement informée par un amiral, chef de l’Etat-Major commun aux trois forces, de la reprise progressive des services publics essentiels (santé, sécurité publique, électricité) et du fonctionnement du système de transport. A quelques mois des élections générales d’octobre, il revient donc à un Général de l’armée de terre de piloter une action destinée à casser une grève. C’est un officier de la marine qui est porte-parole de l’opération. Les généraux Etchegoyen, chef du GSI, et Silva e Luna, ministre de la Défense, sont également omniprésents sur les ondes. Jamais, depuis le retour des civils au pouvoir en 1985, des hauts gradés n’avaient été à la fois si présents et si visibles dans la gestion d’un conflit social.


Le nouvel ennemi intérieur.


Une implication croissante d’officiers généraux dans le fonctionnement de l’exécutif, une expression publique régulière de haut-responsables des armées : ces faits ne sont pas dus au hasard. A partir de 2014-2015, la hiérarchie militaire entend peser sur le cours de la crise majeure qui menace le système politico-institutionnel. Elle ambitionne de neutra-liser les menaces qu’elle estime les plus dangereuses.


Comment caractériser le positionnement idéologique, la conception de la politique de ces membres d’Etats-Majors dont la carrière a commencé pendant la dictature (1964-1985), puis s’est déroulée sur les trente années de vie démocratique qui ont suivi ? La lecture de la presse militaire, les enquêtes réalisées par des experts universitaires, les déclarations publiques (de plus en plus fréquentes sur les dernières années) de nom-breux gradés permettent de dresser un profil qui peut s’appliquer à la plupart des offi-ciers généraux occupant des postes-clés au sein des trois forces. Ils ont en commun de partager une vision conservatrice de la société. Ils aiment l’ordre. Ils considèrent que le coup d’Etat de 1964 (qu’ils appellent révolution ou mouvement) a été une rupture sal-vatrice et que l’instauration pendant 21 ans d’une dictature aura permis d’éviter un bascu-lement du pays vers le communisme. Ils n’ont pas accueilli avec enthousiasme l’arrivée de la gauche au pouvoir en 2002. Leur perception de la crise du système politico-insti-tutionnel et de l’évolution de la société brésilienne est marquée par un courant de pen-sée qui a fortement influencé la formation des élites militaires sur les dernières décen-nies.


Dès les premières années du XXIe siècle, alors que la gauche qui s’est installée au pou-voir, des généraux en fin de carrière ou réservistes [5] sont les propagateurs au sein des forces armées (principalement l’armée de terre) de théories conspiratoires élaborées par des intellectuels des Etats-Unis [6]. A partir des années 1990, ce travail d’influence est notamment conduit par un officier de réserve : le Général de brigade, Sérgio Augusto de Avellar Coutinho. Longtemps responsable du Centre d’Information de l’Armée de terre (CIE), cet officier aura sans doute été un des intellectuels les plus écoutés au sein de l’institution militaire sur les vingt dernières années. Versé dans le cadre de réserve en 1991, le général va se consacrer à l’étude des thèses du penseur marxiste italien Gramsci. En 2002 puis en 2003, il publie deux ouvrages consacrés à son auteur de prédilection [7] Le Général sera aussi à cette époque directeur culturel du club militaire de Rio de Janeiro, une organisation très ancienne et influente (voir encadré). A partir de la fin des années 2000, il devient le gourou d’une nouvelle droite naissante et multiplie les inter-ventions publiques. Ses thèses sont alors étudiées et reprises dans les cercles militaires. Les idées du général deviendront au fil des années une référence pour les membres et futurs membres des Etats Majors.


L’argument central de Coutinho peut se résumer ainsi. L’effondrement de l’empire et du système soviétique ne signifie pas que le communisme international ait disparu. En réalité, tel un virus, il a muté. Les marxistes ont modifié leur stratégie. A la démarche bien connue des premiers révolutionnaires qui entendaient prendre le pouvoir par la prise de contrôle des moyens de production, la suppression de la propriété privée et de l’économie de marché, ils ont substitué une autre approche. Le terrain sur lequel le communisme international agit en priorité désormais n’est plus le champ économique, celui des infrastructures de production. La sphère privilégiée de l’action révolutionnaire est la sphère culturelle. Les communistes ambitionnent dorénavant la conquête du pou-voir par une action graduelle dans le champ des idées, des idéologies, des repré-sentations du monde. Ils suivent la stratégie préconisée en son temps par Antonio Gramsci. Un nouveau type de guerre froide a succédé au premier. A l’opposition an-cienne entre le capitalisme et le socialisme marxiste s’est substitué un antagonisme aux contours moins discernables entre la puissance désormais hégémonique du camp occi-dental et un ensemble d’organisations et d’entités difficilement identifiables. Le monde serait entré il y a trente ans dans une guerre hybride qui voit s’affronter sur le terrain politico-idéologique et militaire les Etats-Unis et le monde occidental d’une part et de l’autre le communisme international allié aux pays islamiques.






Selon le général, les intellectuels au service du communisme ont engagé une offensive insidieuse pour promouvoir un "marxisme culturel". Coutinho soutient que les agents du communisme international entendent désormais mener une politique graduelle de conquête du pouvoir passant par la domination du champ culturel. Ces agents cons-cients ou non sont les intellectuels qui occupent des postes-clés dans la sphère de l’éducation, de la production littéraire et artistique, des médias. Cette intelligentsia utilise et influence toutes les organisations de la société civile (associations, syndicats, forma-tions politiques, églises). Elle suscite l’essor de nouvelles ONGs capables créer une agi-tation sociale autour de causes comme la protection de l’environnement, la défense des minorités ou les droits des femmes. Elle investit tous les moyens de communication, les institutions d’enseignement, les églises et organisations religieuses, les formations politi-ques pour imposer un mode de pensée unique, le politiquement correct, et faire pro-gresser un projet politique occulte qui consiste à détruire les traditions et les valeurs oc-cidentales. Tous les mouvements sociaux que cette intelligentsia lance ou instru-mentalise assurent en se développant l’emprise croissante sur la société civile d’un "mar-xisme culturel". Ils sont la manifestation visible de l’offensive du communisme interna-tional qui a déplacé le terrain de la lutte révolutionnaire du champ économique à la sphère culturelle.


La doctrine du Général Coutinho sera étudiée et diffusée au sein d’institutions comme l’Academia Militar d’Agulhas Negras (formation des officiers de l’Armée de terre), l’Ecole Supérieure de Guerre ou l’Ecole de commandement de L’Etat-Major de l’Armée de l’air. Jusqu’en 2010, ces thèses n’influencent cependant que des cercles restreints. Elles seront plus diffusées auprès des Etats-majors et dans les institutions de formation mili-taire à partir du début de la dernière décennie, lorsque la gauche semble en mesure de conserver le pouvoir sur une longue durée. Selon Coutinho, la menace socialo-com-muniste serait devenue importante au Brésil avec l’arrivée au pouvoir au début des années 1990 (avec le premier gouvernement Cardoso), de sociaux-démocrates fabiens [8], qui constitueraient un mouvement proche du communisme international et préconi-seraient l’avènement d’un socialisme mondial.


Cette menace serait devenue encore plus forte avec l’avènement du gouvernement diri-gé par Lula et le Parti des Travailleurs. Sous les gouvernements Cardoso et Lula, une intelligentsia puissante et influente se serait acharnée à promouvoir une réforme culturelle et morale, une massification des esprits, destinées à préparer la révolution so-cialiste au Brésil. La liste de ces "intellectuels organiques" (terme de Gramsci) commence avec les leaders du parti social-démocrate de F.H. Cardoso, lié à des intérêts et des acteurs étrangers comme Georges Soros, Bill Clinton ou David Rockfeller. Elle intègre évidemment Lula et la direction du Parti des Travailleurs (PT). Ces leaders de gauche et d’extrême-gauche ont contribué à la création du Forum de São Paulo, une coordination de mouvements marxisants ou socialistes du continent latino-américain influencée par les communistes cubains et le régime chaviste vénézuélien. Le PT au pouvoir a aussi en-couragé ou soutenu le Forum Social Mondial des altermondialistes. Il a cherché à in-fluencer ou à instrumentaliser des mouvements sociaux anticapitalistes, des ONGs de protection de l’environnement, le monde des médias, les milieux artistiques, les insti-tutions d’enseignement et l’université, les groupes antiracistes et de défense des mino-rités, le mouvement des paysans sans terre, les secteurs de l’Eglise catholique engagés dans un travail social…


Toutes ces organisations qui animent la société civile ne sont pas l’expression de conflits, de contradictions d’intérêts, de besoins, d’approches philosophiques propres à l’évolu-tion du corps social. Elles n’apparaissent pas spontanément ou par hasard. Elles sont créées, inspirées ou soutenues par un communisme international d’autant plus per-nicieux qu’il avance caché. Ce sont des forces auxiliaires dans la lutte des classes. Elles agissent comme éléments actifs de destruction de la famille traditionnelle, de l’ordre naturel, des valeurs de la civilisation chrétienne occidentale. Au Brésil, en ce début du XXIe siècle, l’offensive serait déjà très avancée. A la suite d’une première opération con-duite par des sociaux-démocrates, la formation de Lula aurait mis en œuvre une stratégie d’influence dans toute la sphère culturelle pour promouvoir un code du politi-quement correct, imposer insidieusement une vision du monde, préparer ainsi l’avène-ment d’une révolution sur le mode gramscien et assurer ainsi une transition vers le socialisme [9].


Pour le Général de réserve, les premiers succès de la stratégie gramscienne au Brésil seraient déjà repérables. Ils ne sont pas perçus par les jeunes qui n’ont pas connu les valeurs traditionnelles. Les plus âgés ne les discernent plus car les changements cultu-rels réalisés leur semblent naturels ou spontanés. Ils ignorent qu’ils sont le résultat d’une stratégie de pénétration culturelle conduite par les "intellectuels organiques". L’ensemble de la société serait ainsi soumis à une forme de police culturelle d’autant plus efficace qu’invisible. Dans le débat public, le concept de légalité est remplacé par celui de légitimité. La loi s’efface devant les revendications "justes" de toutes les minorités. Les invasions de terres ou de logements deviennent des initiatives légitimes parce qu’elles constitueraient des avancées dans la lutte pour la justice sociale. Selon Coutinho, la liste des dégâts est longue. La remise en cause des valeurs familiales traditionnelles, la mani-pulation de la question raciale par des groupes radicaux, l’utilisation du concept de droits de l’homme pour protéger des criminels (identifiés par nature comme des victimes de la société bourgeoise) alors que les victimes sont traitées avec indifférence et considérées comme des privilégiés, la diabolisation des détenteurs de l’autorité publique considérés systématiquement comme des bandits corrompus et exploitant le peuple, la référence à l’opinion publique comme critère de vérité plus important que la logique, l’utilisation de l’écologie au détriment du développement, l’essor d’un véritable écoterrorisme dont la seule fin serait d’affaiblir le capitalisme…


Les thèses que le Général Sérgio Augusto de Avellar Coutinho a développé dans ses publications ont été reprises de façon récurrente depuis quelques années par des offi-ciers généraux réservistes et même par un militaire d’active influent comme le Général Villas Bôas, commandant en chef de l’Armée de terre de février 2015 à janvier 2019. En mars 2018, au cours d’un long interview, le Général affirme "que le Brésil comme le monde vivent à l’heure du politiquement correct [10], que cette mentalité est désormais si prégnante dans notre société qu’elle conduit à une forme de pensée unique. Le mode de pensée politiquement correct idéologise tous les enjeux sociaux. Il les transforme ainsi en conflits insolubles. Le monde n’est pas confronté à de graves défis écologiques. C’est l’idéologie écologique qui leur confère une dimension dramatique et les amplifie. C’est le radicalisme de ceux qui prétendent lutter contre le racisme qui favorise l’essor des préjugés racistes. C’est le débat "idéologisé" sur la question du genre qui engendre et nourrit les stéréotypes sur les homosexuels. La société brésilienne serait soumise à une dictature du relativisme culturel et moral qui aboutit à un relâchement de toutes les limites. Dans un autre entretien quelques mois plus tard, le même officier général souli-gnait "qu’une des fonctions de la défense et des institutions militaires est de préserver l’identité nationale, les valeurs essentielles propres à la nation brésilienne." [11].


Participant au programme Globo News Painel sur la démocratie au Brésil en septembre 2018 (en pleine campagne pour l’élection présidentielle), le Général de réserve Luiz Eduardo Paiva n’hésitait pas à reprendre clairement les propos de Coutinho en affirmant qu’une révolution gramscienne était en cours à l’initiative du PT de Lula et que les lea-ders de la formation n’avaient eu de cesse d’occuper et d’instrumentaliser toutes les sphères de l’Etat [12]. Les déclarations d’officiers généraux d’active ou de réserve allant dans le même sens abondent. Quelques mois plus tard, le 2 janvier 2019, participant éga-lement au programme Globo News Painel, le Général de la réserve Augusto Heleno, ministre du GSI, n’hésitait pas à considérer que le Brésil avait failli devenir socialiste sous l’influence du PT et du Forum de São Paulo, que ces forces avaient avancé masquées tout en prenant comme référence Cuba et le Venezuela de Chavez.




Le général Augusto Heleno, Ministre du GSI (organe de renseignement de la Présidence de la République) de Jair Bolsonaro.


Le Général Sérgio Augusto de Avellar Coutinho ne se contentait pas de dénoncer la nou-velle offensive d’un communisme international toujours agissant. Il a cherché à actualiser la théorie de la guerre révolutionnaire selon laquelle la défense doit se concentrer sur l’affrontement avec les agents d’un communisme d’abord infiltrés, venins idéologiques, agitateurs sociaux et politiques, acteurs de la dissolution de l’unité nationale puis se métamorphosant en guérilleros armés et prêts à prendre le pouvoir. Dans sa première version des années 1960, la théorie de la guerre révolutionnaire avait permis de réunir toutes les forces armées brésiliennes autour de l’objectif du coup d’Etat de 1964. Plus récemment, l’actualisation de la théorie en intégrant les nouvelles thèses de l’extrême-droite américaine doit permettre de rassembler la communauté militaire et de l’engager dans une guerre hybride contre les nouvelles formes que prend le danger communiste : l’activisme militant des ONGs, le "marxisme culturel", le politiquement correct qui seraient les nouveaux ennemis de la nation, qui fragiliseraient sa cohésion et empêcheraient le pays de construire un projet [13].


Sur les années 2017 et 2018, alors que Jair Bolsonaro commence à devenir un person-nage politique populaire, un mouvement s’ébauche au sein du monde militaire. Il est animé par des officiers généraux d’active ou de la réserve qui adhèrent aux thèses du Général Coutinho, affichent un conservatisme prononcé sur le plan des mœurs et des coutumes, vivent avec inquiétude la décomposition du système politico-institutionnel et prônent une société d’ordre. Ce mouvement croit qu’il existe une menace communiste, un risque de rupture avec les valeurs patriarchales et familiales traditionnelles, un dan-ger d’hégémonie d’un relativisme culturel et moral, de domination d’un libéralisme poli-tique honni. Cette idéologie paranoïaque et conspirationniste n’est pas seulement partagée par les chefs militaires. Elle est aussi reçue par des officiers intermédiaires et des secteurs de la troupe. Elle a l’avantage de définir un ennemi intérieur.


Un prestige moral renforcé.


La crise multiforme (économique, politique, institutionnelle, éthique) qui commence en 2014 va entraîner une perte profonde de légitimité des institutions existantes (Congrès national, partis politiques, gouvernement) et du pouvoir judiciaire (STF notamment). Cela signifie que les hommes qui les animent et les dispositifs qu’ils pourraient utiliser ne peuvent plus réduire les incertitudes et engager des actions coordonnées. Sur les six années qui vont de 2012 à 2018, le crédit que la population accorde aux institutions s’effondre. La part des Brésiliens qui font encore confiance au Congrès National passe de 36 à 18%. Les partis politiques bénéficiaient encore de la confiance de 29% de la popu-lation en 2012. Ce taux est de 16% en 2018. Pour l’exécutif fédéral et la Présidence, la chute est encore plus forte. On passe de 63 à 13% de citoyens confiants.


Cette perte de crédibilité est liée à plusieurs facteurs : récession économique, destitution de la Présidente Dilma Rousseff, imprévisibilité grandissante du système judiciaire. La succession de scandales financiers majeurs révélés par l’opération Lavage-Express joue ici un rôle fondamental. Les pratiques de détournement de fonds publics, de versement de pots-de-vin et de corruption ont été systématisées sous les gouvernements Lula et Dilma Rousseff. Les partis de gauche et les formations associées au sein de la majorité présidentielle ont utilisé l’Etat à des fins d’enrichissement personnel et de renforcement du clientélisme. Avec l’engagement de poursuite par les juges, l’inculpation et l’arres-tation de nombreux dirigeants politiques, chefs d’entreprises et notables divers, l’opé-ration "Lavage-Express" va gagner en popularité et en légitimité aux yeux de l’opinion pu-blique.


La corruption, les détournements de l’argent public, les malversations, le clientélisme ne sont pas des maux nouveaux au Brésil. Cette fois, les responsables appartiennent à des formations politiques qui avaient annoncé une rupture avec cette vieille politique. Cette fois, ils blessent une société mieux informée et mieux formée. Fait nouveau : la Justice ose s’attaquer à des personnages et à des intérêts qui avaient toujours été protégés des rigueurs de la loi. L’opération "lavage-express" dévoile les mécanismes d’un jeu politique où seuls comptent les appétits personnels, où la seule règle est celle l’enrichissement des leaders et de leurs clientèles. L’Etat et les institutions qui l’incarnent apparaissent comme des machines au service de clans, de castes et totalement aveugles aux besoins et aux demandes de la population. Dans ce contexte de crise morale profonde, une des rares institutions nationales qui parvient à conserver une crédibilité auprès d’une popu-lation désemparée, c’est l’armée.


Au cours des années 2017 et 2018, des représentants des forces armées annoncent clairement qu’ils sont concernés par l’issue de cette crise et multiplient les interventions publiques. Interrogé par le quotidien Folha de São Paulo [14] en juillet 2017, Eduardo Villas Bôas, commandant en chef de l’armée de terre, explique que les institutions travaillent à la solution de la crise qui touche à l’essentiel de nos valeurs…Il précise qu’au-delà de la dimension politique, le Brésil traverse une phase marquée par l’absence de ré-férences morales et par une influence du politiquement correct qui freine toute évo-lution. Le général souligne que le pays manque d’une identité et d’un projet stratégique. Il ajoute que cette crise profonde est une opportunité, elle peut conduire à un assainis-sement de la nation libérée des influences idéologiques et partisanes. Pour le com-mandant en chef de l’Armée de terre, l’opération "lavage-express" est un espoir, l’espoir qu’advienne un changement fondamental si l’éthique devient une référence quotidienne et le sentiment d’impunité une chose du passé. Il ajoute enfin que la sortie de la crise est entre les mains des citoyens brésiliens qui pourront définir quel chemin doit être pris lors des élections d’octobre 2018.


Entre le second semestre de 2017 et le début de 2018, des groupes organisés se constituent au sein de la société civile pour exiger une intervention militaire. Mais plus que ces organisations souvent marginales, ce qui compte c’est la succession d’initiatives que prennent des officiers généraux d’active et de la réserve pour répéter que les forces armées seront désormais des acteurs centraux de la sortie de crise. Le 15 septembre 2017, le Général Hamilton Mourão, alors membre du haut commandement intégré des forces armées, donne une conférence à Brasilia. Il souligne alors que "la constitution de 1988 prévoit une intervention avec l’utilisation des forces armées". Il n’hésite pas à affirmer que le pouvoir exécutif comme les assemblées législatives sont remplies de personnages corrompus et qu’il serait opportun d’envisager cette intervention alors que le Président de la République est pour la seconde fois accusé de corruption mais échappe à toute condamnation en achetant les parlementaires.




Le général Hamilton Mourão en 2018.


Hamilton Mourão définit le cadre dans lequel cette intervention devrait avoir lieu. Il s’agit de respecter la légalité, de répondre à l’attente de la société qui continue à croire aux forces armées. Il ne s’agit pas d’accroître une instabilité déjà extrême. Le général conclue en précisant que sa vision de la crise et de l’issue possible est partagée par tous les membres du haut commandement et que si les institutions en place ne parviennent pas à trouver une issue, il reviendra aux forces armées de prendre leurs responsabilités. Quand, comment ? Mourão se garde de préciser.


A cette époque, cela fait déjà trois ans que le capitaine réformé de l’armée de terre Jair Bolsonaro a annoncé qu’il serait candidat à l’élection présidentielle prévue pour octobre 2018. En août 2017, les premiers sondages sur les intentions de vote commencent à être publiés. L’ancien Président Lula est considéré alors comme le candidat probable du Parti des Travailleurs [15]. Il occupe alors la première place avec 36% des intentions de vote. Il est suivi par Jair Bolsonaro qui recueille 16% des intentions de vote.




Juin 2018 : en campagne, Jair Bolsonaro visite un bataillon de l'armée de terre.


Après la conférence du Général Mourão, leaders politiques, médias et représentants de l’exécutif multiplient les protestations et exigent une punition sévère. Ils accusent le mili-taire de n’avoir pas respecté la Constitution (en envisageant le scénario d’une intervention militaire qui n’aurait pas été sollicitée par un des trois pouvoirs) et la hiérarchie militaire (en ayant parlé au nom du haut commandement). Le Ministre de la Défense du gou-vernement Temer convoquera le commandant en chef de l’Armée de terre pour exiger que des sanctions soient prises contre le Général conférencier.


Le Commandant en chef réagit rapidement et annonce lors d’un interview qu’il n’y aura pas de punition et qu’il s’aligne totalement sur les analyses et les affirmations d’Hamilton Mourão. Il ira même jusqu’à souligner la pertinence des opinions affichés par son subor-donné, à le qualifier de grand soldat. Il ajoutera que l’article 142 de la Constitution prévoit une intervention militaire lorsqu’un des pouvoirs constitués ou si le pays est confronté à une situation de chaos imminent [16]…Le général Villas Bôas précisera cependant que les élections générales à venir seraient l’occasion de sortir de la crise et de rétablir l’ordre économique, politique et moral…Outre le soutien du commandant en chef de l’armée, Hamilton Mourão recevra l’appui explicite de nombre de ses pairs, notamment du Général de réserve Augusto Heleno, futur ministre de Bolsonaro.


Une enquête réalisée par l’hebdomadaire national Isto é [17] montrera que dans sa con-férence Hamilton Mourão s’était contenté de résumer les échanges qui avaient eu lieu quelques jours plus tôt lors d’une réunion du haut commandement de l’Armée de terre à laquelle il participait. Le général conférencier s’était contenté de répéter l’opinion partagé par ses pairs. Les participants à cette rencontre nationale avaient convenu qu’il y aurait bien une intervention militaire pour en finir avec la corruption et l’influence du com-munisme dans la vie politique si les institutions civiles (notamment la Cour suprême, le STF) ne parvenait pas à condamner tous les leaders politiques inculpés ou condamnés dans le cadre de l’opération "Lavage-Express" et de ses suites, notamment l’ancien prési-dent Lula.


A partir d’avril 2018, lorsque l’ex-Président Lula est arrêté et qu’il apparaît désormais comme un candidat très improbable aux élections d’octobre, de nombreux militaires commencent à croire à la candidature de Jair Bolsonaro. La victoire de l’ancien capitaine serait sans doute le moyen le plus simple pour les forces armées de renforcer leur in-fluence sur la gestion de l’Etat et la vie politique, de poursuivre ainsi la guerre hybride contre le "marxisme culturel"…



A suivre : les militaires au gouvernement.

 

[1] Une enquête d’opinion réalisée en juillet 2017 par l’institut Data Folha montre que l’armée est alors la seule institution nationale qui bénéficie encore d’un capital de con-fiance. Elle montre encore une perte considérable de crédibilité des institutions politi-ques, notamment des élus du Congrès et du chef de l’Etat. [2] Etchegoyen vient d’une vieille famille militaire, dont plusieurs membres ont été im-pliqués dans la répression politique sous la dictature et dénoncés par la Commission Nationale de la Vérité (instaurée en 2011 par Dilma Rousseff) pour leur responsabilité et participation directe dans des assassinats et la torture d’opposants. Le général s’est d’ailleurs élevé publiquement contre ces dénonciations et contre le travail de la commission. [3] Soucieux de s’assurer la fidélité des états-majors, le nouveau chef de l’Etat a cédé à leur principale revendication : une augmentation très nette (surprenante dans un con-texte de grave crise économique) du budget du ministère de la Défense. [4] La majorité du Haut Commandement de l’Armée de Terre est hostile au projet d’in-tervention de l’armée sur Rio de Janeiro. Les militaires savent qu’ils devront affronter une situation de guerre et que les populations civiles seront très exposées. Pourtant, la Pré-sidence et le général Etchegoyen mettent sur pied l’opération. Ils choisissent comme coordinateur le général Braga Netto, chef du commandement militaire de l’Est. Ce der-nier et plusieurs de ses collègues exigent que de nouvelles règles s’appliquent aux troupes terrestres, qu’elles puissent pratiquer des mandats d’arrêts collectifs et qu’elles soient autorisées à riposter à des tirs hostiles en situation de légitime défense. Les bandes armées qui contrôlent les quartiers n’ont en effet pas l’intention de se laisser faire. Face aux réactions hostiles d’une partie de l’opinion et de la classe politique, l’exécutif fédéral reculent. L’intervention militaire à Rio sera un demi-échec. [5] Les officiers généraux et supérieurs qui sont versés à la réserve relativement tôt restent très liés à l’armée d’active. Ils assurent souvent une fonction d’instructeurs auprès des jeunes générations des cadets d’écoles militaires ou d’officiers suivant des forma-tions de perfectionnement. [6] La pensée des néo-conservateurs américains est aussi diffusée au Brésil et auprès des forces armées par un intellectuel qui influencera aussi les proches de Bolsonaro : Olavo de Carvalho. [7] Le premier livre a pour titre A revolução gramscista no ocidente (La révolution gramscienne et l’occident). En 2003, un groupe formé par des militaires de réserve d’extrême droite publie le second livre du Général sous le titre Cadernos das Liberdade - Uma visão do mundo diferente do senso comum modificado (Cahiers des Libertés, une vision du monde différente du sens commun altéré). Le livre sera réédité ensuite par la Bibliothèque de l’Armée de terre en 2010. [8] Les fabiens défendaient une vision anglaise originale du socialisme. Elle se réclamait de J.S. Mill et de la recherche du bonheur du plus grand nombre. Elle considérait que le socialisme était le fruit d’une évolution naturelle, et que son établissement devait être progressif, démocratique et sans rupture. [9] Selon le Général Coutinho (dans l’ouvrage intitulé Cadernos das Liberdade - Uma visão do mundo diferente do senso comum modificado, publié en 2003), "la réforme intellectuelle et morale que Gramsci préconisait comme instrument de lutte pour la conquête de l’hégémonie au sein de la société civile a déjà produit des effets plus profonds et dommageables au Brésil qu’on ne pourrait le croire. En trente ans d’engagement, les intellectuels organiques, les néomarxistes d’orientation gramscienne sont parvenus à instaurer un aligne-ment involontaire et imperceptible de l’opinion populaire sur les idéologies et les mots d’ordre des forces de gauche. Il y a une acceptation passive de ce qui a été établi comme le politiquement correct…L’objectif intentionnel de cette pénétration culturelle est la transformation du sens commun bourgeois fruit de tra-ditions historiques, morales et culturelles de la société nationale". [10] Voir sur le site internet : https://www.youtube.com/watch?v=1jlE8b7CQTw [11] Voir sur le site internet : https://www.youtube.com/watch?v=j-LmW5GjX2k [12]Voir sur le site internet : https://www.youtube.com/watch?v=wHRbkLeeDkY [13] Contrairement aux officiers généraux qui ont dirigé le pays pendant les années de dictature, le Général Coutinho ne croit pas à l’Etat interventionniste sur le plan économique. Il reprend le credo libéral de ses inspirateurs nord-américains. Le rôle de l’Etat doit être réduit, l’économie nationale doit s’ouvrir à la concurrence, la globalisation peut être favorable au développement du pays. Le marché serait l’institution la plus efficace pour reconstruire une économie affaiblie. Cette approche était partagée par de nombreux militaires influents bien avant l’avènement du gouvernement Bolsonaro. Les nouvelles générations d’officiers supérieurs restent attachées à la défense de la patrie, de la nation, traditions nationales et des valeurs chrétiennes. Elles savent aussi que le Brésil ne peut plus s’isoler sur le plan économique. Les cadres des trois armes (qui ont souvent un bagage technique supérieur à celui de leurs aînés et une expérience internationale) sont favorables à l’économie de marché, prônent une politique d’ouverture aux investis-sements étrangers (plutôt nord-américains ou européens que chinois). [14] Voir le journal Folha de São Paulo du 29/07/2017 sur le site : https://www1.folha.uol.com.br/poder/2017/07/1905356-saida-da-crise-deve-vir-da-eleicao-de-2018-diz-comandante-do-exercito.shtml [15] Lula n’avait alors pas encore été condamné en seconde instance pour corruption et recyclage d’argent sale. Cette condamnation est intervenue en janvier 2018. [16] La référence à une "situation de chaos imminent" n’existe pas dans la Constitution. [17] Voir Isto é, 22 septembre 2017 sur la page : http://istoe.com.br/o-risco-da-radicalizacao/

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