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Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

Le Brésil de Lula,.... les Brics et......la Chine.


La Chine hérisse et inquiète... les Brésiliens (4).


L'engouement pour la Chine que manifeste la diplomatie brésilienne depuis le retour de Lula aux affaires, l’alignement de la politique extérieure sur celle des pays de l’axe auto-ritaire (et en premier lieu, sur les orientations de Pékin) ne correspondent pas à la vision du monde qu'ont les Brésiliens et à l’image de la République Populaire dans l’opinion publique brésilienne. Au sein du monde économique, les priorités diplomatiques du gou-vernement suscitent depuis peu un scepticisme impensable encore avant la crise du Covid. Les grandes filières d’exportation et les marchés financiers témoignaient alors d’une sinophilie aussi frénétique que nouvelle. Désormais, les choix d’alliances de l’exé-cutif brésilien ne sont plus seulement décalés par rapport à l’opinion. Ils sont aussi dé-phasés par rapport à la vision prospective que privilégient les milieux d’affaires. De leur côté, les militaires ont été hérissés dès le départ par les choix diplomatiques de Lula. Ils sont loin désormais d’être seuls. L’appui sur lequel peut compter un Lula prochinois au sein de la société brésilienne est celui d’une minorité de la population.


Préférence américaine.


La majorité des Brésiliens affiche un tropisme américanophile. Les enquêtes réalisées au-près des agences de voyages et des compagnies aériennes montrent que les cinq desti-nations privilégiées par les Brésiliens qui peuvent voyager hors de leur pays s’appellent Orlando (en Floride, où le must est de visiter le parc de Disney), New-York, Miami et Las Vegas. Tous ces voyageurs passent par les outlets, ces temples de la consommation de produits nord-américains vendus à prix cassés et que l’on exhibe avec fierté au retour sous les tropiques. Les Brésiliens les plus riches investissent dans l’immobilier à Miami ou à Boston. Quiconque se prévaut d’un doctorat délivré par une université nord-américaine (PhD) jouit d’un prestige particulier. L’observateur étranger qui vit sur une longue période au Brésil sait que ce tropisme américanophile et pro-occidental est une réalité. Il est d’ailleurs vérifié dans deux études récentes.


La majorité des Brésiliens sont américano-

philes et pro-occidentaux.


Ainsi de l’enquête réalisée en février 2023 par le Pew Research Center[1]. L’étude montre que les deux tiers des Brésiliens ont une image positive des Etats-Unis (le pourcentage n’est que 39% lorsqu’il s’agit de la Chine). Pour 40% d’entre eux, le voisin américain est le pays qui offre les meilleures conditions de vie. La majorité des interrogés estiment que les Etats-Unis sont le pays le plus démocratique et le plus stable du monde. Ils considè-rent encore que l’on trouve dans ce pays les meilleures universités, les revenus les plus élevés, les innovations technologiques les plus intéressantes et les produits de loisirs les plus attractifs. L’enquête montre aussi que si l’image des Etats-Unis auprès des Brésiliens s’est améliorée depuis 2010, celle de la Chine s’est au contraire dégradée, en raison de la pandémie du coronavirus, de la politique étrangère de Pékin et de la nature d’un régime qui est perçu comme étant de plus en plus autoritaire. Les Brésiliens savent que le pre-mier épicentre de la pandémie a été la ville chinoise de Wuhan. Ils ont une vision très né-gative des mesures radicales de confinement adoptées en Chine à partir de 2020. Ils savent également que les premiers vaccins proposés par Pékin n’ont eu aucune efficacité dans la lutte contre le coronavirus [2].


L'opinion des Brésiliens sur la Chine*

*Source : Pew Research Center


Une étude récente de l’European Council of Foreign Relations (ECFR) [3] vient renforcer les conclusions de l’enquête du Pew Research Center. Elle met en évidence le décalage qui existe entre les choix de politique étrangère de Lula et l’opinion majoritaire des Brésiliens qui se sentent proches des valeurs et des intérêts défendus par le monde occidental. L’enquête interroge aussi les Brésiliens sur leurs préférences entre les deux pôles (Etats-Unis et alliés, Chine et alliés). Pour la politique des droits de l’homme, plus de 61% choisissent le premier pôle. En ce qui concerne la sécurité, la part des Brésiliens qui privilégient une coopération avec le camp occidental est de plus de 59%. Elle est de 54,3% pour le contrôle d’accès à internet. En matière de relations commerciales, les données fournies illustrent un paradoxe. Aujourd’hui, la Chine est de loin le premier partenaire du Brésil. Pourtant, près de 50% des personnes interrogées souhaitent une intensification des flux commerciaux avec le monde occidental (contre 31,8% avec la Chine et ses alliés).


L’enquête montre que dans un pays émergent comme le Brésil, le soft power chinois n’est guère efficace par rapport au soft power des nations occidentales. Si les Brésiliens de-vaient quitter leur pays et s’installer à l’étranger, ils seraient aujourd’hui 68% à choisir les Etats-Unis ou un des pays-membres de l’Union européenne. Seuls 2% choisiraient la Ré-publique Populaire de Chine. Si la conjoncture géopolitique internationale imposait dans l’avenir au Brésil de faire un choix radical entre le monde occidental et un bloc d’alliés piloté par la Chine, les deux tiers des Brésiliens appuieraient la première option et 14% seulement seraient favorables à la seconde.


La majorité des Brésiliens se sent proche des valeurs du monde occidental*

Source : European Council of Foreign Relations.


Qui sont les Brésiliens favorables à la Chine ou partisans d’une intensification des rela-tions commerciales avec ce pays ? Les enquêtes montrent que ces prochinois sont d’abord des citoyens qui se situent à gauche de l’échiquier politique. Parmi les admi-rateurs de Pékin, on trouve de nombreux intellectuels universitaires qui ont réalisé des séjours d’étude en Chine [4]. Longtemps, on a pu aussi compter dans les rangs des sino-philes brésiliens tous les milieux d’affaires qui ont fait et continuent à réaliser d’excel-lentes affaires à l’exportation en direction de la République Populaire. En avril 2023, ils étaient nombreux ces leaders de l’agribusiness, de l’industrie minière ou du secteur pé-trolier à accompagner le Président Lula lors de la visite officielle à Pékin. Tous ces res-ponsables économiques affichaient encore une sinophilie ardente. En réalité, depuis la fin de la pandémie de Covid, ils ont été gagnés par une nouvelle inquiétude. Ils pressentent que les beaux jours sont derrière eux. Des sinologues indépendants les ont avertis. Le ra-lentissement récent de l’économie chinoise n’est pas un simple phénomène conjoncturel. Des facteurs structurels limitent désormais la croissance potentielle de la République Populaire : vieillissement de la population, baisse de l’efficacité du capital, capacité limi-tée de la Chine à produire de l’innovation. A cela s’ajoutent le raidissement récent du régime basculant d’une priorité économique à une priorité sécuritaire.


Croissance annuelle du PIB en Chine.

Source : FMI, Octobre 2023.


Milieux d’affaires : de l'euphorie au scepticisme inquiet.


A la fin des années 1970, pays très peu industrialisé, la Chine comptait parmi les nations les plus pauvres du globe. Les besoins en investissements étaient énormes : peu d’usi-nes, un réseau de transport déplorable, des centaines de millions de mal-logés, etc. L’es-sor spectaculaire du pays a reposé sur un modèle accordant la priorité à l’investisse-ment et à l’épargne, au détriment de la consommation de la majorité des Chinois. Ce mo-dèle a incontestablement permis de moderniser le pays, d’en faire un des premiers pôles industriels de la planète. Il y a eu du gaspillage, des éléphant blancs. Néanmoins, la plu-part des investissements ont été productifs pendant une première phase. Ils ont boosté une croissance spectaculaire, assuré la prospérité d’une frange aisée de la population, permis l’émergence d’une classe moyenne et tiré de la pauvreté plusieurs centaines de millions d’habitants. Ce modèle a fait basculer dans la société de consommation les Chi-nois les plus riches et une part significative de la population qui se concentraient de plus en plus dans les villes. Néanmoins, globalement, la consommation domestique n’a pas été le ressort principal de la croissance. La priorité a été donnée à l’investissement en actifs immobilisés (infrastructures, logement) et au développement de la production in-dustrielle. Cette priorité se traduisait et se traduit encore par le maintien de salaires bas (qui progressent moins vite que la croissance) afin de maintenir une compétitivité-prix forte [5].


Une dépendance devenue

problématique.


C’est la mise en œuvre de ce modèle qui a ouvert des débouchés croissants à quelques filières d’exportation brésiliennes majeures. Le dynamisme de ces filières est devenu étroitement dépendant de l’appétit de la Chine en matières premières. C’est le cas en agriculture. Le soja, la viande bovine, les viandes de poulet et de porc, le coton sont les principales productions agricoles exportées vers la République Populaire [6]. Plus de 70% des exportations de la filière du soja (grains, tourteaux et huile) sont destinés à la Chine. L’oléagineux est le produit phare des ventes brésiliennes sur le marché chinois. Il a permis de couvrir les besoins en protéines du cheptel dans un pays où la consommation de viandes, de lait et d’œufs progressait. Il a aussi permis de satisfaire la demande locale en matières grasses. Entre 2012 et 2022, les volumes de graines de soja exportés vers la Chine ont plus que doublé, passait de 22,88 millions de t. à 53,68 millions de t. Le marché chinois a absorbé l’an passé plus de 41% de la récolte brésilienne.


Production nationale et exportations de soja en grains vers la Chine (millions t)*.

Source : Conab et Secex.


Les Chinois les plus riches et une frange de la classe moyenne ont pris l’habitude de consommer de plus en plus de viande bovine. Sur ce marché, les découpes importées de pays "exotiques" comme le Brésil approvisionnent des chaînes de steakhouses à la mode. Entre 2012 et 2022, les livraisons brésiliennes sont passées de 17 100 t. à 1,2 million de t (plus de 50% des exportations) [7]. L’an passé, le marché chinois a absorbé près de 12% de la production des abattoirs brésiliens.


Avec la mise en œuvre de son modèle économique fondé sur un investissement massif en capacités industrielles, infrastructures (routes, aéroports, équipements urbains, com-munications) et logements, la Chine est devenue un énorme débouché pour les fournis-seurs de minerais de base et d’énergies fossiles. Le Brésil est le second exportateur de minerai de fer et son premier débouché est la Chine (63% des recettes d’exportation en 2022). Sur les dix dernières années, les livraisons vers la République Populaire ont aug-menté de près de 40%. C’est encore sur le grand pays asiatique que le Brésil écoule 40% de ses exportations de pétrole brut (la croissance des volumes livrés a été de 300% entre 2012 et 2022.


Derrière le tropisme pour Pékin de nombreux milieux d’affaires brésiliens, il y avait donc la prospérité de filières qui ont largement profité du miracle économique chinois. Aujour-d’hui, cette sinophilie souvent béate cède la place à un profond scepticisme. Les grands exploitants miniers brésiliens ont perçu dès la fin des années 2000 que la Chine avait lar-gement comblé ses lacunes initiales en infrastructures, logements et capacités indus-trielles. Les directions de Vale ou de Petrobras comptent nombre de connaisseurs de l’économie chinoise qui soulignaient alors que si la Chine continuait à investir à tour de bras, de plus en plus d’opérations ne seraient pas rentables. Les rentabilités dégagées ne compenseraient plus les coûts assumés [8].


Fin d'un modèle : les villes fantômes, résultats d'un surinvestissement en logements.


La réflexion stratégique à long terme est plus répandue dans l’industrie minière ou le secteur pétrolier qu’au sein des milieux agricoles et du monde de l’agro-industrie. Pour-tant, ici aussi, de Congrès en séminaires, une petite musique nouvelle est apparue ces dernières années, notamment avec la crise du Covid. Des spécialistes martelaient que l’insuffisance de la consommation des ménages chinois était la principale fragilité struc-turelle de l’économie. Comment expliquer cette insuffisance ? La première réponse était fournie par des démographes : le vieillissement et la baisse de la population [9]. En Chine plus qu’ailleurs, les dépenses de consommation ont tendance à diminuer avec l’âge par-ce que le niveau de revenu baisse sensiblement au moment de la retraite. Second fac-teur : un taux d’épargne très élevé. En dépit des hausses de salaires pratiquées depuis 2010, ce taux se maintient autour de 45%. L’absence de système de protection sociale (re-traite, santé, chômage), le coût élevé de l’éducation des jeunes poussent les ménages à constituer une vaste épargne de précaution. A ces deux facteurs, il faut ajouter la crise immobilière récente qui est profonde et va durer. Celle-ci a conduit à l’affaiblissement de la richesse des ménages dont 70% du patrimoine est investi dans l’immobilier.


En septembre 2023, la presse brésilienne a sollicité plusieurs experts sinologues réputés. Les articles publiés ont provoqué un grand émoi au sein des grandes filières expor-tatrices nationales. Que disaient en substance les spécialistes mobilisés ? Ils soulignaient que la Chine se trouve aujourd’hui au terme d’un processus en trois phases. Au cours de la première phase, le pays a réalisé des investissements productifs et connu une crois-sance rapide et saine. Sur la seconde phase, une grande partie des investissements réa-lisés ont été improductifs et la croissance est alors devenue malsaine [10]. Aujourd’hui, le moment d’un changement douloureux est arrivé parce qu’il n’est plus tenable de réaliser d’importants investissements, sauf à laisser filer un endettement problématique. Les années de Covid auront probablement sonné le début de la fin du modèle de crois-sance chinois. Depuis la pandémie, le taux d’endettement du pays s’est accéléré.


Fin de fête en Chine.


La Chine est désormais à la croisée des chemins. Si elle choisit de pérenniser un modèle à bout de souffle, son endettement va exploser [11]. Viser le retour d’une forte croissance en misant sur l’élévation des exportations nettes est un chemin difficile. Pour une grande économie comme la Chine, il n’est plus possible d’augmenter encore l’excédent commer-cial car le monde ne pourra tout simplement pas absorber ce volume supplémentaire. Une option serait de réaliser des investissements productifs dans les secteurs à haute in-tensité technologique. Le pari semble ici encore improbable sans l’apport en capacités d’innovation et en capital d’investisseurs étrangers. Il ne semble pas d’actualité [12]. En réalité, pour éviter un régime durable de croissance molle, la Chine doit miser sur l’ac-croissement de la consommation domestique, ce qui semble politiquement difficile et donc improbable. Le changement de modèle passerait en effet par une redistribution massive de revenus. Ce changement de modèle ferait reculer la pauvreté et élargirait les rangs de la classe moyenne. Il imposerait cependant une remise en cause radicale du sys-tème social qui a émergé au cours des dernières décennies [13].


Un des articles publiés dans la presse brésilienne en septembre dernier avait considéra-blement refroidi les ardeurs sinophiles des milieux d’affaires nationaux. Il soulignait à juste titre qu’aucun pays ayant suivi un modèle de croissance comparable à celui de la Chine des décennies passées (taux d’épargne élevé, priorité à l’investissement comme moteur de la croissance) n’était parvenu à basculer vers une économie basée sur la consomma-tion de masse. La majorité des économies en question s’étaient trouvées confrontées à de graves crises financières et/ou à de longues périodes de croissance apathique. En d’autres termes, ces augures annonçaient que tous les ressorts qui avaient soutenu la croissance des exportations brésiliennes vers la Chine depuis vingt ans sont affaiblis, probablement pour longtemps. Les grandes filières exportatrices brésiliennes qui dépen-dent de la dynamique des investissements chinois (exploitation minière, pétrole) devaient donc envisager de réduire la voilure. Quant au secteur de l’agribusiness, la priorité devait être la diversification des marchés. Les porcs chinois auraient encore besoin longtemps des grains fournis par les agriculteurs du Paraná ou du Mato Grosso. La progression du cheptel devrait cependant être plus modérée dans l’avenir. Les riches chinois conti-nueront à fréquenter leurs steakhouses préférées mais les bataillons de nouveaux happy few capables de les rejoindre seront désormais plus clairsemés.


Un mariage avec la Chine

célébré trop tard.....


En un mot, les grandes filières exportatrices brésiliennes vont être directement touchées par le ralentissement durable de l’économie chinoise. Les marchés conquis ne vont pas disparaître. Ils progresseront moins vite, reculeront parfois, seront moins rémunérateurs en raison de l’évolution des cours mondiaux désormais tirés à la baisse par le ralentis-sement de la demande chinoise. Les observateurs brésiliens les plus perspicaces n’ont pas hésité à formuler à partir de tels constats des considérations pertinentes. Le gouver-nement du Président Lula est en train de se rallier à la Chine au moment même où les nouveaux avantages économiques qui peuvent être attendus de ce mariage sont dif-ficiles à entrevoir. Lula avait imaginé conquérir un soutien résolu des milieux d’affaires en concluant une alliance problématique avec Pékin. Il pensait pérenniser ainsi leur partici-pation à la fête chinoise commencée il y a deux décennies. Erreur de timing : les lam-pions de la fête commencent à s’éteindre….


Les milieux d’affaires sont désormais d’autant moins enclins à partager la sinophilie du Président que leurs analyses ne se limitent pas aux échanges commerciaux. Dans le nouveau monde qui commence, la faiblesse financière des entreprises publiques chinoi-ses et des banques partenaires pourrait ralentir les prêts et les engagements d'investis-sements majeurs au Brésil, y compris les grands projets d'infrastructure de transport, même si les ressources continueront probablement à affluer (mais à des conditions bien moins attrayantes) dans les secteurs hautement prioritaires comme les télécommuni-cations, la production et la transmission d'énergie électrique, l’exploitation du pétrole ou des métaux rares ou d’autres secteurs stratégiques dont la Chine a publiquement fait sa priorité. Le parrain chinois devient un partenaire moins fiable également sur le terrain des investissements que le Brésil envisage de réaliser. Dans ces conditions, les projets annoncés par le gouvernement Lula dans le cadre de son nouveau "Programme d’Accé-lération de la Croissance" pourraient rester des promesses ou devenir de nouveaux éléphants blancs…


Au Brésil comme au sein d’autres pays des Brics, l’embourbement de l’économie chinoise fait naître d’autres inquiétudes. Dans un proche avenir, le gouvernement chinois pourrait laisser le Yuan se déprécier par rapport au dollar pour retrouver des marges de crois-sance. Cet affaiblissement de la devise chinoise réduirait les avoirs de nombreuses entre-prises exportatrices qui ont accepté l’utilisation du Yuan en règlement de leurs ventes sur le marché chinois. Il nuirait évidemment à la réputation et à la crédibilité de l’Admi-nistration Lula qui a encouragé le recours au Yuan à seule fin de satisfaire ses camarades chinois et de narguer l'oncle Sam.


Voici donc des perspectives qui diminuent désormais l’enthousiasme du monde brésilien de l’entreprise pour la Chine. La baisse attendue des revenus provenant des produits de base et des denrées alimentaires expédiés vers la République populaire, de la diminution des prêts et des investissements des entreprises chinoises et des coûts éventuels d'une utilisation accrue du yuan : tous ces facteurs éloignent les milieux d’affaires du tropisme prochinois que cultive de plus en plus un gouvernement aveuglé par l’idéologie.


L’alliance n’enthousiasme pas les militaires.


Les choix idéologiques qui fondent la politique extérieure de Lula placent donc le gou-vernement brésilien en porte-à-faux par rapport à une majorité de sa population. Cette politique extérieure ne suscite guère d’enthousiasme au sein de l’institution militaire. Qu’ils soient bolsonaristes ou plus modérés, les officiers supérieurs et de larges secteurs de la troupe estiment que le Brésil est par nature un allié militaire de l’OTAN. Il existe certes depuis des années des relations épisodiques entre les Etats-majors brésiliens des trois armes et des interlocuteurs représentant l’Armée Populaire Chinoise. Néanmoins, tout dans l’organisation des forces brésiliennes conduit à privilégier des coopérations effectives avec les institutions militaires du monde occidental et des Etats-Unis en parti-culier. C’est au sein d’écoles supérieures nord-américaines ou européennes que de nom-breux officiers ont réalisé ou perfectionné leurs formations. C’est avec des industriels de pays occidentaux (Etats-Unis, France, Allemagne, Suède) que les Etats-majors brési-liennes coopèrent pour la production d’armements divers et l’équipement des trois forces. C’est avec des membres des forces spéciales des Etats-Unis que l’armée bré-silienne réalise des manœuvres, comme ce fut le cas ces derniers mois en forêt ama-zonienne.


Accueil d'officiers américains à Goiânia en juin 2023 et manoeuvres militaires des armées de terre brésilienne et nord-américaine en Amazonie (septembre 2023).


Les militaires brésiliens d’aujourd’hui ont appris à servir un régime démocratique. Ils ont acquis une culture de respect de l’Etat de droit. Ils restent cepend ant très éloignés des idéologies socialisantes ou favorables au communisme. Telles sont les raisons pour les-quelles les officiers supérieurs brésiliens envisagent aujourd’hui très difficilement de s’aligner totalement sur la diplomatie prochinoise que vient d’engager le gouvernement de Lula. Si au cours des années à venir ce gouvernement les presse de dépasser les re-lations protocolaires engagées avec les Etats-majors chinois (les enjoignant par exemple de programmer et de réaliser des manœuvres conjointes ou de préférer des coopé-rations technologiques et de renseignement avec la Chine), les crispations qui se mani-festent déjà aujourd’hui deviendront des signes de résistances affichés. Ce renforcement des relations souhaité par le gouvernement Lula peut conduire les forces armées et les services d’intelligence militaire brésiliens à devoir partager des informations avec le pou-voir chinois, à accepter un alignement complet sur les priorités stratégiques du régime communiste de Pékin. Une perspective qui pourrait conduire par exemple de nombreux officiers supérieurs aujourd’hui loyaux vis-à-vis du gouvernement de Brasilia à choisir des formes de résistance passive, voire des actes de sédition….


La politique étrangère n’a jamais été un enjeu majeur du débat politique intérieure au Brésil, comme dans d’autres pays. Elle est cependant plus facile à conduire lorsqu’elle suscite l’enthousiasme ou l’acquiescement d’une large majorité de la population, des principaux acteurs qui animent la vie économique et tissent les relations commerciales. Elle acquiert une cohérence idéale lorsqu’elle s’appuie sur des traditions militaires, un partenariat existant entre les forces armées nationales et les alliés que le pouvoir civil pri-vilégie. Aujourd’hui, les préférences d’alliance de Lula ignorent le jugement d’une large majorité de la société civile. Elles s’expriment trop tard par rapport aux perspectives économiques que la Chine pourrait offrir dans un avenir proche aux entreprises brési-liennes. Ces préférences hérissent d’importants secteurs des forces armées nationales.


Dans ces conditions, l’alliance conclue entre Brasilia et Pékin au cours des dernières mois ne dureras pas si la gauche ne parvient pas à se maintenir au pouvoir au-delà du troi-sième mandat de Lula….




 

[1] Le Pew Research Center est un centre de recherche (think tank) américain qui fournit des sta-tistiques sur la vie sociale, la démographie, les opinions publiques et les comportements dans un panel de pays. [2] Le Pew Research Center montre dans une autre étude conduite également en février dernier que seuls 34% des Brésiliens estiment que la politique étrangère conduite par Xi Jingping contribue un peu ou beaucoup à la paix et à la stabilité dans le monde. L’enquête souligne encore que 67% des Brésiliens ne font pas confiance au Président chinois (contre 52% en 2019) alors que 18% sont d’une opinion contraire (24% en 2019). Voir le site :

[3] Voire le site :

https://ecfr.eu/publication/living-in-an-a-la-carte-world-what-european-policymakers-should-learn-from-global-public-opinion/ [4] A leur retour au pays, ces Brésiliens exilés un temps en Chine deviennent souvent de zélés pro-pagandistes du régime communiste chinois et des militants du rapprochement entre les deux pays. [5] Le maintien de taux d’intérêt bas contribuait à booster les investissements en infrastructures. [6] Sur le total des recettes d’exportation dégagées par l’agriculture et les agro-industries en 2022 (soit 159 milliards d’USD), les livraisons vers la Chine ont représenté 50,8 milliards d’USD, soit près de 32%. [7] La Chine est également un débouché important pour les exportateurs brésiliens de cellulose, de coton, de sucre et de viande porcine. [8] L'investissement est passé de 24 % du PIB en 1990 à 40 % en 2002 et à 47 % en 2010, largement orienté vers le marché immobilier et les infrastructures. Il est ensuite retombé à 43 % en 2019 et s'est maintenu entre 43 et 44 % pendant la pandémie. En se rééquilibrant, la Chine devra probablement se rapprocher des niveaux d'investissement de 20 % du PIB typiques des économies à forte intensité capitalistique. [9] Entre 2022 et la fin du XXIe siècle, la part des plus de 65 ans devrait passer de 13% à plus de 30%. La population est déjà engagée dans une dynamique de déclin : elle devrait passer en dessous du niveau de 1 milliard en 2080 et de 800 millions en 2100. [10] Les investissements chinois équivalent à 40-45% du PIB, ce qui est exceptionnellement élevé par rapport à une fourchette de 15 à 20% en Europe et aux États-Unis, et entre 30 et 35% pour les pays qui investissent beaucoup. Dans les 40-45%, une partie importante sont des investissements dans l’immobilier et les infrastructures [11] Le taux d’endettement approchait 300% du PIB à la fin 2022. La moitié de cet endettement était constitué par des dettes d’entreprises non financières. [12] Au cours de l'année 2022, la fuite des fabricants occidentaux hors de Chine s'est accélérée. Ces entreprises délocalisent leurs activités hors de Chine vers des pays plus accueillants comme le Viêt Nam, l'Indonésie, l'Inde et… le Mexique. Ces derniers présentent moins de risques politiques, pra-tiquent des politiques commerciales plus amicales, offrent des coûts de main-d'œuvre moins élevés et sont plus proches des marchés. À moins d'un changement majeur dans le leadership chinois, il est peu probable que les entreprises qui quittent la Chine y reviennent, ce qui constitue un vide éco-nomique et financier croissant que le régime devra combler. [13] Les réformes à mettre en œuvre concernent la fiscalité (création d’un système d’impôts plus progressif), un relèvement significatif des bas salaires, le renforcement des dispositifs de protection sociale (réduisant les charges assumées par les ménages dans les secteurs de la santé et de l’édu-cation). Il s’agit d’inciter les familles à réduire une épargne préventive, d’encourager les dépenses de consommation et de réduire les inégalités de revenus. En Chine, le transfert de revenus à envisager concerne les autorités locales (centre de pouvoir économique important) qui doivent accepter de verser des retraites plus importantes aux ménages âgés, construire des appartements bon marché et les revendre à prix avantageux aux plus pauvres, ou donner accès aux paysans aux mêmes pro-grammes sociaux que les citadins.

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