En octobre 2018, Jair Bolsonaro remportait l’élection présidentielle. Dix mois après l’investiture d’un Président hors norme, il semble bien que le Brésil vive un nouveau mode de gouvernement. Le chef de l’Etat consacre l’essentiel de son énergie et de son temps à entretenir la crise politique et institutionnelle qui a commencé il y a cinq ans. Le pays est dirigé par un personnage et par un clan qui ont besoin d’affaiblir en permanence les institutions existantes (du Congrès à la Police Fédérale en passant par la Presse, la hiérarchie militaire, les organismes scientifi-ques, les partis politiques ou les gouvernements des Etats fédérés…) pour conserver leur capital politique. Le Président Bolsonaro a indiqué clairement dès son investi-ture qu’il n’allait pas gouverner au nom et pour tous les Brésiliens. Elu par 58 millions d’électeurs, il gouverne pour satisfaire sa base électorale la plus solide, ses partisans les plus fidèles. La seule priorité du chef de l’Etat est de maintenir un lien fort avec les réseaux qu’il a construit pendant les quatre années précédant le scrutin d’octobre 2018 en voyageant dans tout le pays, en organisant un dispositif d’influence sur des plateformes comme WhatsApp ou twitter. Pour maintenir et consoli-der ce lien fort, Bolsonaro doit continuer à être un Président paradoxal, un Président anti-establishment. Un grand nombre de commentateurs et de leaders politiques considèrent que cette posture met en péril son mandat, que le chef de l’Etat aggrave chaque jour son isolement et qu’il se condamne à l’impuissance.
Les opposants et les alliés de circonstances du gouvernement Bolsonaro imagi-nent que le Président finira par abandonner de lui-même le pouvoir ou qu’il sera contraint d’accepter prochainement un rôle de figurant. Ce pari est très risqué. Ayant déjà annoncé qu’il serait candidat pour un second mandat en 2022, l’ancien capitaine devra contourner plusieurs obstacles sur les deux prochaines années pour être capable de motiver à nouveau une majorité d’électeurs lors du prochain scrutin présidentiel. Néanmoins, des circonstances favorables aidant, l’élargissement du soutien dont bénéficie l’exécutif depuis le début 2019, une victoire des bolsonaristes aux prochaines élections municipales de 2020 et le rassemblement d’une majorité d’électeurs autour d’un projet autoritaire sont les éléments d’un scénario qu’il serait aujourd’hui téméraire d’écarter.
1. Les catalyseurs d’une élection (premier article).
Il faut sans doute revenir quelques années en arrière pour analyser la victoire de candidat d’extrême-droite. Ce succès est le résultat de la perte de crédibilité subie par le Parti des Travailleurs et les formations alliées au pouvoir depuis 2003. Ces forces politiques ont été impliquées dans une succession impressionnante de scandales de corruption, de pots de vin et de détournements de fonds publics, depuis le "mensalão" en 2005 jusqu’au "petrolão" à partir de 2014[1]. La dégradation mar-quée de l’image et de la réputation des formations gouvernementales suscitera un vif rejet dans l’opinion, rejet qui se renforcera lorsque l’Administration Dilma Rous-seff mettra en œuvre sa désastreuse politique économique de relance à partir de 2012-13. La principale formation d’opposition (le PSDB) ayant été elle-même touchée par les scandales de corruption du début de la décennie, elle n’a eu alors aucune légitimité pour se présenter comme une relève éventuelle. Dans ce contexte, des forces de droite et d’extrême droite vont parvenir à capitaliser sur un sentiment anti-gouvernemental puissant. En campagne permanente depuis 2014, le député fédéral Jair Bolsonaro va apparaître comme le seul postulant capable de faire échec au candidat du Parti des Travailleurs. L’ancien capitaine de l’armée de terre qui disposait déjà de l’appui de milliers de soutiens idéologiques sur les réseaux sociaux a commencé à partir de 2018 à bénéficier de la sympathie des électeurs qui considéraient que le scrutin devait marquer avant tout la déroute de la gauche et du candidat choisi par son leader historique, Lula da Silva.
Une seconde motivation qu’a su exploiter le député de Rio de Janeiro est l’in-quiétude suscitée dans la population par la montée de la criminalité et de la violence. A la veille de l’élection, le taux d’homicide était de 31 pour 100 000 habitants (à comparer à celui de l’Europe occidentale, entre 1 et 2 pour 100.000, ou même celui d’un pays très violent comme le Mexique, autour de 19 pour 100.000). Selon les analystes, le coût de la criminalité au Brésil se situerait entre 4,5 et 5,9% du PIB annuel, et plus de 100 factions criminelles regroupant des dizaines de milliers de "soldats" sans limites contrôleraient plusieurs zones géographiques à la périphérie des mégapoles. A cette domination du crime organisé sur les territoires perdus par l’Etat, il faut ajouter la délinquance qui se traduit par une augmentation des délits de toute sorte.
Plus généralement, cette victoire doit être associée au rejet par un large secteur de l’opinion des institutions et du système politique. Il faut revenir ici à l’année 2013 et aux puissants mouvements de protestation qui s’expriment alors dans les rues des villes brésiliennes. Il devient alors clair qu’une part importante de la société brésilienne ne se sent plus représentée par le système politique en place. Le mouvement qui éclate en juin de cette année-là dénonce la médiocrité des services publics, l’insécurité, la corruption et, plus généralement, l’ensemble des institutions de la démocratie représentative. Face à cette mobilisation spectaculaire, les forces politiques gouvernementales comme celles de l’opposition sont frappées de stupeur et se montrent incapables d’esquisser un quelconque projet de réforme des institutions, d’amélioration de la démocratie et du fonctionnement de l’Etat. Aucune proposition de réforme destinée à rapprocher le système politique des aspirations et des souhaits de la population n’apparaît. Les formations parlementaires, les leaders politiques vont considérer ce mouvement comme un saute d’humeur et de colère passagère. Le système politique et institutionnel se replie sur lui-même. En 2017, lorsque les membres du Congrès modifient la législation électorale dans la perspective du scrutin de 2018, ils n’apportent aucune réponse aux attentes de la population. L’électorat est comme placé devant une alternative : ou bien il accepte la perpétuation du système politique qui fonctionne depuis 1988 ; ou bien il remet tout en cause. Pour une majorité de l’électorat, les institutions démocratiques fonctionnent mal. Face à la surdité des élus et des principaux acteurs politiques, la seule option qui restait était de souhaiter l’effondrement du système, et même de le précipiter.
Jair Bolsonaro a été élu en octobre 2018 parce qu’il a surfé sur une vague profonde au sein de l’électorat, une vague favorable au collapse des institutions existantes.
(à suivre).
[1] Le "mensalão" (mensualités) est le nom donné à la crise politique ouverte en 2005, sous le premier gouvernement Lula. A l’époque, des députés recevaient des pots de vin mensuels en échange de leur vote en faveur de projets de loi du pouvoir exécutif. Le "petrolão" ou affaire Petrobras désigne un gigantesque système de corruption impliquant de nombreuses entreprises du secteur du BTP et des hommes politiques de premier plan du pays qui sera mis à jour à partir de 2014. Les investigations menées par la Justice et la Police Fédérale mettent à jour un vaste système de corruption tournant autour de Petrobras. Plusieurs entreprises se sont organisées pour se partager les appels d'offre de l'entreprise d'État, en appliquant une surfacturation de leurs prestations. L'argent récupéré retombait ensuite dans les caisses de partis politiques de la coalition gouvernementale ou directement dans les poches de certaines personnalités. Les investigations menées depuis 2014 sur le "petrolão" et d’autres affaires liées ont été désignées par la presse sous le terme de lavage-express. Elles ont conduit à la condamnation et à l’emprisonnement de 155 personnalités politiques et du monde économique.
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