L’effondrement de Bolsonaro n’est pas inéluctable.
(dernier article de la série).
Plusieurs considérations devraient pourtant conduire ces partis à plus de circonspection. Ils devraient d’abord observer que le chef de l’Etat et son clan sont en permanence à la manœuvre. Les "artilleurs" qui interviennent sur les réseaux sociaux, la foule des suiveurs et des militants qui continuent à soutenir l’ancien capitaine occupent l’espace virtuel. L’objectif n’est pas seulement de consolider la base des affidés. Il s’agit d’élargir celle-ci et de convaincre une portion plus grande de l’électorat de la pertinence des thèses de l’extrême-droite. Face à cette offensive soutenue et insistante, les forces politiques traditionnelles demeurent timides, voire effacées. Il semble qu’elles adhèrent encore à cette thèse selon laquelle la population brésilienne serait par nature peu portée à soutenir les extrêmes dans les disputes électorales et qu’elle resterait profondément centriste. Une seconde considération devrait conduire les représentants du système politique traditionnel à faire preuve de prudence. Le camp bolsonariste est en train de reprendre une tactique qui avait été utilisée par Donald Trump pour vaincre le scrutin présidentiel et pour limiter les pertes du parti républicain lors des élections législatives de mi-mandat en 2018. Cette tactique consiste à caricaturer les adversaires lors de disputes électorales, à les transformer en ennemis suffisamment repoussants et haïssables pour que les indécis finissent par rejoindre votre camp.
En juin dernier, soit six mois à peine après son investiture, Jair Bolsonaro a annoncé qu’il serait candidat pour un second mandat en 2022[1]. Cette annonce permet d’ailleurs au chef de l’Etat de ne marquer aucune pause entre la campagne de 2018 qui n’a jamais vraiment été conclue et celle de 2022 qui a déjà commencé. Il s’agit pour Jair Bolsonaro d’obtenir suffisamment de voix au premier tour afin de pouvoir disputer le second et d’utiliser alors tous les moyens pour battre son l’adversaire. Pour que le chef de l’Etat parvienne à participer à ce scrutin encore lointain, il faut évidemment qu’il réussisse à conserver ou à accroître son capital de sympathie dans l’opinion sur les prochaines années et qu’aucun accident politique majeur ne vienne mettre fin à son mandat actuel. Le projet révélé en juin sera aussi facilité si la croissance économique est de retour à compter de 2020. Les certitudes en la matière sont fragiles et il est probable que le candidat précoce ait déjà pris en compte un rythme de progression de l’activité médiocre pour les deux années à venir.
La campagne électorale qui se poursuit donc connaîtra en octobre 2020 une étape décisive avec le prochain scrutin municipal qui doit désigner des milliers de maires et les membres des assemblées législatives qui siègent dans les 5570 communes. Pour continuer à mener cette politique antisystème et de confrontation, le Président a besoin de contrôler totalement les réseaux et les groupes militants qui animeront la campagne bolsonariste pour cette échéance électorale. Il faut que les moyens financiers considérables dont disposera le Parti Social-Libéral (auquel Bolsonaro est affilié) pour mener cette bataille soient entièrement contrôlés et gérés par des bolsonaristes de pure obédience. Cette manne doit en effet servir à propulser sur le devant de la scène électorale les milliers de candidats aux postes de maires et de membres des assemblées municipales qui sont déjà mobilisés. Ces néophytes séduits sur les réseaux sociaux vont être recrutés pour représenter la relève à l’échelle locale, la nouvelle génération qui prendra la suite des élus traditionnels, représentants usés du système politique honni. Bolsonaro a aujourd’hui à sa disposition une armée de réserve de candidats hyperactifs, motivés, prêts à passer de l’agitation sur les réseaux sociaux à la prise de contrôle du pouvoir municipal. Une victoire significative des candidats du mouvement fournirait à ce dernier une véritable assise territoriale, élément décisif pour mener la campagne de 2022 et ac-croître les chances de succès. Après les élections municipales, le candidat Bolsonaro investira sur la mobilisation d’un véritable mouvement désormais composé du clan des bolsonaristes de la première heure, des réseaux des militants virtuels et d’élus locaux. Il s’agira alors de préparer le prochain scrutin en radicalisant le discours antisystème et en avançant des propositions concrètes de rupture avec la démo-cratie représentative et l’Etat de droit.
Cette dynamique de rupture peut intervenir avant le démarrage de la campagne préparant les élections générales prévues pour octobre 2022. Deux types d’évè-nements sont en effet susceptibles de précipiter le calendrier envisagé par le mouvement bolsonariste et de le conduire à remettre en cause le fonctionnement normal des institutions et l’ordre constitutionnel. Le premier serait une série de conflits ouverts survenant entre le Président et ses proches et le pouvoir législatif. Le second serait une agitation sociale accompagnant des décisions de justice capi-tales.
Sur les prochains mois, après avoir adopté la réforme des régimes de retraite et de pensions, le Congrès peut s’opposer à des mesures proposées par l’exécutif concernant l’éducation, les questions de sécurité publique, de lutte contre la criminalité, les droits des minorités ou les mœurs. Le "package anticrime" proposé par le Ministre Sergio Moro est examiné par la Chambre des députés depuis mars 2019. Les parlementaires ont déjà profondément altéré le contenu de la proposition initiale. Ils peuvent freiner encore sur plusieurs mois le rythme de leurs travaux et être relayés par un Sénat qui adopterait la même posture. La stratégie de la paralysation ou de torpillage du processus législatif est aussi envisageable lorsqu’il s’agira de débattre du projet déjà annoncé de réforme administrative qui entraînera une révision des conditions de recrutement et de rémunération de la fonction publique fédérale. Elle peut être appliquée pour rendre très difficile le débat portant sur une réforme du système des impôts. Confronté à un Congrès qui renâcle, multiple les atermoiements ou s’oppose à l’exécutif, le Président et son mouvement tenteront de mobiliser la rue et les réseaux sociaux pour dénoncer une institution qui fait obstacle à un projet politique pourtant ratifié par une majorité d’électeurs.
Les tensions entre le gouvernement et les deux autres pouvoirs s’exacerberont à l’extrême si à l’immobilisme du Congrès viennent s’ajouter des décisions de la Cour Suprême[2] considérées comme inacceptables par le mouvement bolsonariste et une part importante de la population. En novembre 2019, les 11 haut-magistrats de la plus haute juridiction du pays doivent conclure un jugement qui pourrait affecter directement le sort de l’ancien Président Luis Ignacio Lula da Silva. Ces juges doivent décider si un justiciable peut être emprisonné dès sa condamnation en seconde instance, même s’il n’a pas encore épuisé tous ses recours auprès de tribunaux supérieurs. Si la Cour suprême vient à considérer que tout condamné a le droit de rester en liberté après le jugement de seconde instance, elle rompra avec la jurisprudence qui a conduit à l’incarcération de Lula (en avril 2018) et des dizaines de personnalités politiques et du monde des affaires placées sous les verrous pour participation à des réseaux de détournement de fonds publics, de corruption et de versements de pots de vin. Le STF doit aussi juger dans les mois à venir un recours des avocats de l’ex-Président réclamant l’annulation de sa condamnation au motif que le Juge d’instruction Sergio Moro aurait alors fait preuve de partialité.
Lula ne cesse de répéter qu’il entend être totalement blanchi et non pas libéré à la faveur d’un vice de forme ou d’un aménagement de peine. Quoiqu’il en soit, la sortie de prison du leader historique de la gauche et figure tutélaire du Parti des Travailleurs à l’horizon de la fin 2019 ne relève plus de la pure élucubration. Que fera le condamné une fois libéré ? Il est probable que l’ancien Président fasse alors tout pour laver son honneur et utilise cette résurrection politique pour remobiliser les formations de gauche et, plus largement, l’ensemble des secteurs de la société qui ne se reconnaissent pas dans le mouvement impulsé par Bolsonaro. Se référant à la croissance de la seconde moitié des années 2000, le vieux leader cherchera à rappeler aux chômeurs, sous-employés et marginalisés de toutes sortes qu’il a été reconnu comme un "père des pauvres" et qu’il est une nouvelle fois capable de remettre en marche un ascenseur social bloqué. La libération de l’ancien chef de l’Etat aura certainement pour conséquence de pousser au paroxysme la polarisation du système politique. Elle peut représenter pour le bolsonarisme une grande oppor-tunité.
S’ils aboutissent à la remise en liberté de dizaines de condamnés de l’opération "lavage-express", les jugements que rendra prochainement le STF ne laisseront pas impassibles tous les secteurs de la population qui ne sont pas des soutiens enthou-siastes du Président d’extrême-droite mais craignent avant tout un retour de la gauche et du PT au pouvoir. La vague protestataire sera aussi gonflée par tous les Brésiliens indignés par la décision des Juges, désemparés et choqués par leurs tergiversations. Il suffira pour le camp bolsonariste d’exploiter le retour de Lula dans le jeu politique, d’annoncer une menace de "venezuelisation" imminente, de dénoncer une fois de plus la déroute des institutions en place. Un large pan de l’opinion ralliera alors bon gré mal gré Jair Bolsonaro perçu comme le dernier rem-part dans un pays dérivant vers l’anomie.
Le climat d’affrontement ouvert ainsi créé se dégradera avec la probable éclosion de grèves et de mouvements revendicatifs divers que les forces "lulistes" cherche-ront à susciter et à exploiter. Dans une telle situation, le Président Bolsonaro peut tenter de débloquer la paralysie institutionnelle et contourner l’obstacle du Congrès en recourant à l’arme du plébiscite. Si cela ne suffit pas, l’étape suivante pourrait être de suivre à la lettre les vaticinations d’Olavo de Carvalho, ce gourou qui inspire le noyau radical qui entoure le chef de l’Etat. En octobre dernier, celui-ci postait un twitt soulignant que désormais seule une alliance indissociable entre le peuple, le chef de l’Etat et les forces armées pouvait sauver le pays. Cette diatribe définissait les bases d’une rupture institutionnelle. Après avoir contribué à faire expulser du gouvernement Bolsonaro des officiers supérieurs modérés, de Carvalho en appelle aux militaires en activité. Le mentor du Président exprime souvent tout haut ce que son disciple ne peut pas dire clairement : l’armée doit intervenir si le Congrès fait obstacle aux réformes et paralyse le pays et surtout si Lula vient à sortir de prison. Depuis plusieurs années, l’ancien capitaine Jair Bolsonaro a fait campagne auprès des sous-officiers, des soldats, de la troupe. Plusieurs secteurs de l’armée de terre sont aujourd’hui très réceptifs au discours bolsonariste. Demain, dans quelques mois ou un peu plus, ces secteurs peuvent appuyer un gouvernement qui prendrait l’initiative de suspendre le pouvoir législatif ou de remettre en cause les plus hautes instances judiciaires, au nom de la rupture avec le système, l’élite, l’establishment.
Si les forces politiques modérées ne prennent pas rapidement conscience que l’extrême polarisation idéologique du pays ne peut mener qu’au désastre, ce scénario n’est pas improbable. On peut imaginer que les forces armées continueront dans l’avenir à agir comme garants de la démocratie. On peut aussi penser qu’à l’apogée d’une crise poli-tique qui empire chaque jour, elles finiront par faciliter la rupture avec l’ordre démo-cratique qui est le projet des bolsonaristes
[1] Jamais un Président en fonction n’a annoncé trois ans et demi avant la fin de son mandat qu’il en envisageait un second. Cette décision nourrit un climat d’instabilité permanente. Antérieurement, la population pouvait considérer que pendant trois ans ou trois ans et demi, le Président une fois en fonction se consacrait au gouvernement et qu’une fois écoulée cette phase de relative stabilité le pays entrerait à nouveau dans une période de campagne. Ce que nous avons désormais est un état de campagne permanente.
[2] Désigné en Portugais par le signe STF (Supremo Tribunal Federal), instance la plus élevée du système judiciaire.
Kommentare