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Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

Les églises évangéliques contre la démocratie.


Lula face à une droite religieuse et populaire (4).


Alors que le scrutin présidentiel approche, il est encore difficile d’anticiper avec certitude le résultat. Néanmoins, depuis des mois, tous les sondages placent le candidat Bolso-naro derrière l’ancien Président Lula. Si les sondages ne se sont pas trompés, c’est donc le leader de la gauche qui devrait être investi à la tête de l’Etat fédéral le 1er janvier prochain. La victoire annoncée du candidat petista (du Parti des Travailleurs) sera avant tout l’expression du rejet par une majorité de Brésiliens de son rival et de ce qu’il repré-sente. A l’approche du premier tour du 2 octobre, un électeur sur deux confirme qu’il ne votera sous aucun prétexte pour le Président sortant. Ce rejet est évidemment plus important chez les opposants à Bolsonaro. Il est aussi significatif au sein de la mouvance évangélique, qui a pourtant été son meilleur soutien lors de l’élection de 2018. La défaite éventuelle de l’ancien capitaine signifie qu’une majorité d’électeurs aura voulu sortir le sortant et tout fait pour que cela réussisse. Le corps électoral n’est pas devenu majo-ritairement adepte des idées de la gauche, loin s’en faut.


Si Lula est élu, il s’agira

d’une victoire en trompe-l’œil.


Lula dirige un parti (le Parti des Travailleurs, PT) dont la crédibilité a été profondément et durablement affectée par les scandales de détournement de fonds publics et de corrup-tion qui ont éclaté pendant la seconde Présidence de Lula (2007-2010) et qui ont con-tribué à la destitution de la Présidente Dilma Rousseff. Le PT et son leader ont alors mon-tré qu’un gouvernement social-démocrate et nationaliste pouvait utiliser tous les ressorts les plus sordides de la politique traditionnelle [1]. La crédibilité de la gauche est aussi affaiblie en raison de la récession qui a suivi (à partir de 2015) la mise en œuvre d’une politique volontariste et obstinée de soutien de l’activité par accroissement des dépen-ses publiques. Aujourd’hui, près de quatre Brésiliens sur 10 affirment qu’en aucun cas ils ne donneront leur vote à l’ancien président de gauche.


Si Lula est élu, il s’agira donc d’une victoire en trompe-l’œil. Les analystes de la vie parle-mentaire anticipent en effet une forte progression du nombre de sièges occupés au Congrès par des élus de partis du centrão et, notamment par ceux d’entre eux qui rejoindront la bancada evangélica. Le scénario politique le plus probable pour les quatre prochaines années est celui d’une cohabitation très difficile – voire impossible - entre un Président de gauche à la tête de l’exécutif fédéral et une bancada evangélica plus forte au Congrès [2].


On peut rêver à un scénario d’apaisement, une fois passée la période de fièvre électo-rale. Lula est un homme qui a une longue expérience de la politique et du pouvoir. Il a montré à maintes reprises qu’il savait séduire et négocier. On peut croire qu’au cours des mois suivants sa victoire, le leader de la gauche parviendra à constituer un gouver-nement d’ouverture, dépassant la coalition de sept partis qui l’a soutenu depuis le début de sa campagne [3]. Certes, il est possible que de petites formations du centrão (dont le "pragmatisme" n’a cessé de surprendre depuis un demi-siècle) se laissent séduire par des portefeuilles ministériels et par la politique économique annoncée. A plusieurs re-prises, depuis le début de 2022, l’ancien Président n’a pas cessé de vitupérer contre les disciplines budgétaires, ces règles qui limitent la progression des dépenses de l’Etat fédéral. La confirmation d’un retour à la prodigalité budgétaire (au nom de la relance par la demande) peut être un argument auquel ne seront pas insensibles les leaders de plusieurs partis attrape-tout et clientélistes. L’ hypothèse envisagée ici consiste à croire que le Président Lula pourrait répéter en 2023 sans difficulté majeure le scénario déjà mis en oeuvre vingt ans plus tôt. Il avait alors associé la gauche aux partis du centre en distribuant des postes et des crédits. Il avait aussi utilisé toutes les vieilles pratiques de corruption et de détournement de fonds publics qui étaient à la portée de l’exécutif.


La déchirure.


En somme, la gauche revenue à la tête de l’exécutif fédéral pourrait mettre en œuvre un remake du scénario qu’elle avait suivi à partir de 2003. L’hypothèse paraît très improbable pour plusieurs raisons. Le vainqueur du scrutin présidentiel ne bénéficiera pas d’un appui résolu et enthousiaste de la majorité des Brésiliens. Ces derniers auront choisi Lula pour se débarrasser d’un Président dont les frasques, l’irresponsabilité et l’incompétence gênent nombre de ceux qui lui ont apporté leurs suffrages en 2018. Le vote pro-Lula ne signifie pas du tout une adhésion massive à la politique économique de la gauche, à son programme social ou à ses projets de renforcement des droits des minorités.


Le pays est déchiré par un conflit

comparable en acuité à ceux qu’il

a déjà connus à deux reprises

depuis le début du XXe siècle.


Ce n’est pas seulement l’absence d’enthousiasme pour les idées du courant dit progres-siste qui interdit d’envisager une cohabitation tranquille, construite selon les règles tradi-tionnelles du "présidentialisme de coalition". C’est aussi et surtout la déchirure profonde qui sépare les Brésiliens, un clivage devenu béant et qui s’est traduit au cours de la campagne électorale par une montée crescendo de la violence. La droite ralliée à Bolsonaro et la gauche ne se contentent plus d’invectives, d’envolées d’estrades ou de promesses mensongères. Les discours sont devenus des discours de guerre. Chaque camp présente l’autre comme un ennemi qu’il faut abattre. Bolsonaro dépeint les parti-sans de Lula comme les représentants de Satan, des forces du mal. Ses partisans évo-quent l’impérieuse nécessité d’extirper une menace communiste. Les paroles encou-ragent le passage à l’acte. Deux sympathisants du candidat Lula ont été assassinés par des bolsonaristes entre juillet et septembre. Les agressions verbales et physiques contre des journalistes et militants de l’autre camp ne se comptent plus.


De son côté, le camp de la gauche n’a pas cessé de souffler sur les braises. Des confé-renciers proches de Bolsonaro ont été empêchés d’intervenir à l’université. Des mani-festants ont été agressés. Lula a comparé les millions de Brésiliens qui se sont ras-semblés le 7 septembre dernier à l’appel du Président à des membres du Ku Klux Clan. A aucun moment il n’a évoqué l’impérative nécessité de reconstruire un minimum de con-sensus national. Le climat d’affrontement entre les deux camps qui prévaut depuis des mois est le symptôme d’un mal plus profond. Le pays est déchiré par un conflit com-parable en acuité à ceux qu’il a déjà connus à deux reprises depuis le début du XXe siècle.


1961-1964 : le Brésil déchiré par la guerre froide.

Le Brésil ne sera pas un nouveau Cuba/Le Brésil n'est pas l'arrière-cour de Kennedy.


Dès les années trente et jusqu’à l’après Seconde Guerre mondiale, la société a été pro-fondément divisée entre le camp des partisans fanatiques du dictateur Getulio Vargas et celui de leurs contradicteurs, non moins exaltés. La période 1961/64 aura été une autre phase marquée par un désaccord profond entre deux pôles irréconciliables dans le contexte de la guerre froide. Elle s’est terminée par le coup d’état militaire de mars 1964. La déchirure actuelle est alimentée par les réseaux sociaux qui favorisent et aggravent les replis tribaux. Elle est encore ren-forcée par le discrédit quasi-général qui pèse sur des institutions essentielles comme la presse et la Justice. Elle s’accompagne d’un conflit redistributif aigu dans un pays où la croissance a été très médiocre depuis trente ans. Elle a aussi une dimension religieuse et culturelle profonde.


Après les premières années de retour à la démocratie, la gauche de Lula a semblé un temps ouvrir une perspective d’approfondissement de la démocratie et de réduction des inégalités. Dès son arrivée à la tête du pays, la politique gouvernementale a régressé dans le cynisme, le clientélisme et la corruption devenus les ressorts centraux d’une stratégie de perpétuation au pouvoir. L’objectif était de mettre en œuvre un projet "national-développementiste" qui a implosé au bout de treize ans. Cet échec écono-mique et politique a clos une période de croissance au cours de laquelle avait émergé une classe moyenne. L’amélioration des revenus n’a pas été accompagnée d’un meilleur accès aux services de base que doit fournir l’Etat (éducation, santé, sécurité et paix civile). La frustration extrême des nouvelles classes moyennes, le rejet de la vieille politique ont débouché sur un mécontentement social massif, une crise des institutions, une perte de confiance. Les familles qui avaient cru un temps s’éloigner de la pauvreté ont délaissé la gauche. Ceux qui avaient pu pendant quelques années emprunter l’ascenseur social ont rompu le concubinage avec le parti de Lula. Ils ont découvert que la gauche ignorait leurs conditions de vie et méprisait leur conservatisme moral et leurs engagements reli-gieux.


La droite dure utilisera l’alliance conclue

avec les mouvements chrétiens fondamentalistes

pour tenter de mobiliser le Congrès contre l’exécutif.


A la fin des années 2010, la droite dure et sécuritaire incarnée par Bolsonaro a su ex-ploiter ces ruptures. Le candidat qui se prépare alors pour l’échéance électorale de 2018 attire une partie des classes moyennes. Il capte et exploite aussi les inquiétudes des masses qui s’entassent à la périphérie des mégapoles, sont abandonnés par les services publics et confrontées à une criminalité grandissante. Pour ces millions de familles po-pulaires, les réseaux d’églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes représentent souvent une sorte de "welfare state informel". Avant et pendant les années Lula, les banlieues ont rompu avec un catholicisme séculaire et glissé vers un protestantisme fondamentaliste et conservateur en matière de mœurs. Le camp bolsonariste surfe à la fois sur la frange des classes moyennes antisystème et sur l’immense population des périphéries dont le langage et les espérances ont une tonalité de plus en plus religieuse. Une fois élu Président, Bolsonaro fera tout pour s’assurer le soutien d’une majorité de ces foules pen-

tecôtistes et néo-pentecôtistes [4].


Demain, sous la houlette d’un Bolsonaro qui n’aura pas digéré sa défaite (ou celle d’un autre leader [5]), ces foules et les forces politiques qui entendent les représenter vont continuer à s’opposer à la gauche et à son leader. Bolsonaro battu va miser sur cette mo-bilisation pour entretenir un climat de tension permanente. Le scénario a été annoncée par le Président sortant à maintes reprises. Il mobilisera ses partisans pour dénoncer des résultats électoraux falsifiés et un vote électronique manipulé (D. Trump a des millions de followers au Brésil). Au-delà des premières mobilisations, la droite dure utilisera l’alliance qu’elle a conclue avec les mouvements chrétiens fondamentalistes pour tenter de mobi-liser le Congrès contre l’exécutif. Ces forces resteront puissantes car elles exploitent un divorce conflictuel qui a commencé il y a quelques décennies : celui qui a éloigné la gau-che des bien-pensants des classes défavorisées qui peuplent les églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes.


La paix n’est pas pour demain.


La gauche brésilienne a rompu avec ces classes populaires ou n’a jamais su établir de relations durables avec elles. L’engagement au sein des églises évangéliques a souvent permis aux plus pauvres d’améliorer considérablement leur insertion sociale et leur ac-cès à de nombreux services que l’Etat ne leur fournit pas. Cette réalité a été ignorée par le camp dit progressiste. Au lieu d’accepter des faits qui ne correspondaient pas à sa vi-sion du monde, il a préféré stigmatiser ces familles pauvres qui seraient aveuglées par le fondamentalisme religieux. Les intellectuels de gauche décrivent souvent ces croyants comme des aliénés (Marx n’est jamais loin), dépourvus de sens critique, manipulés par les pasteurs qui les ont conduits à rejoindre leurs églises et à payer la dîme. Ces pen-seurs progressistes affirment respecter la religion comme phénomène social. Mais ils persistent à considérer les fidèles comme des individus qui se laissent tromper par d’an-ciennes traditions et refusent de reconnaître la supériorité de la pensée scientifique ra-tionnelle pour expliquer la marche du monde. Confrontés à des foules qui chantent et prient en se donnant la main, les penseurs néo-marxistes n’hésitent pas à dire qu’au mieux le mouvement évangélique d’inspiration nord-américaine est inutile et qu’au pire il serait l’expression d’un impérialisme culturel.


L’individualisme des adeptes du pentecôtisme

les rapproche d’une vision libérale de la société.


Le divorce entre le monde des périphéries qui suivent les pasteurs et la gauche brési-lienne a des racines culturelles et religieuses profondes. Alors que le Brésil populaire de-venait protestant, celui des élites intellectuelles de gauche restait marqué par une pro-fonde emprunte catholique. Au Brésil, ceux qui ont grandi dans la foi catholique mais affirment rejeter cette confession à l’âge adulte conservent souvent des réflexes, une vision du monde hérités de l’éducation religieuse reçue. Ils peuvent ainsi garder une con-ception très hiérarchisée de la vie sociale, valoriser la souffrance et la pauvreté. Selon la perspective catholique, les pauvres entrent dans le Royaume des cieux après avoir en-duré, s'être soumis et avoir tendu l'autre joue aux injustices qu'ils subissent au cours de leur vie. Le pentecôtisme protestant enjoint au contraire le plus malheureux des individus à ne pas se percevoir comme un être humain moins important que les autres ou moins riche de potentialités que les autres. Il l’encourage à considérer qu’il est une personne ex-ceptionnelle qui, avec l’aide de Dieu, traverse de grandes épreuves et parvient pourtant à mener une vie digne. Un catholicisme qui sacralise la pauvreté et la souffrance répudie les néo-pentecôtistes qui ont embrassé la théologie de la prospérité, veulent la mobilité sociale, l'accès au même type de consommation et aux mêmes avantages que ceux dont bénéficient les classes les plus riches. Les couches sociales défavorisées de con-fession catholique acceptent souvent ou se résignent à une existence difficile. Au mieux, elles attendent un changement du système économique qui, promu par des élites éclairées, assurera leur salut. Les évangéliques ne se perçoivent pas comme les victimes de structures sociales ou d’une organisation de la vie économique dont il faudrait atten-dre la transformation pour accéder à une vie meilleure. Ils estiment que c’est à l’individu qu’il revient de se prendre par la main et de chercher à avancer.


Le Brésil de gauche contre celui des marches pour Jesus.


L’individualisme des adeptes du pentecôtisme les rapproche d’une vision libérale de la société. Ce simple constat a suffi pour provoquer des poussées d’urticaires chez les intel-lectuels dits progressistes. Dès lors, ils n’ont guère fait d’efforts pour essayer de com-prendre ce qui conduisait des millions de concitoyens à rejoindre les églises évan-géliques, à adhérer à un "welfare state informel" puisque l’autre ne leur était pas acces-sible. Ils ont ainsi ignoré toutes les actions concrètes de solidarité menées au sein des églises au nom de la théologie de la prospérité : aide mutuelle dans la recherche d’un emploi ou le lancement d’un projet d’entreprise, renforcement scolaire, lutte contre la toxicomanie et l’alcoolisme, alphabétisation, soutien en cas de perte de revenu ou de maladie.


Cet individualisme des crentes repose d’abord sur une relation directe et individuelle du croyant avec Dieu, relation qui doit permettre au fidèle de gagner son salut. Chaque personne est responsable de son sort. Certes, des liens de solidarité et une vie collective existent à l’intérieur des églises. C’est d’ailleurs une des raisons de leur essor sur les périphéries urbaines. Néanmoins, en général, les crentes considèrent que la pauvreté, l’exclusion ou la marginalité sociale sont des problèmes individuels qu’il appartient à chacun d’affronter seul. Aujourd’hui, dans le Brésil des banlieues populaires, la culture religieuse se traduit en termes de projet de vie personnelle et familiale par l’essor de l’esprit d’entreprise, l’innovation, la valorisation de la méritocratie et de la compétitivité, la recherche de l’efficacité et la volonté d’intégrer la société de consommation. Très con-crètement, le jeune fidèle de la communauté locale des assemblées de Dieu ou de l’Igreja Universal do Reino de Deus est plus souvent un micro-entrepreneur ambitieux qu’un salarié de grande banque ou d’industrie bénéficiant d’un CDI. Il est beaucoup plus proche de la culture des fondateurs de start-ups que de celle des syndicalistes des entreprises géantes contrôlées par l’Etat.


Le réflexe premier du fidèle

d’une église évangélique est

un réflexe d’entrepreneur individuel.


La philosophie de base est celle du "do it yourself" (faites le vous-mêmes). La personne ne mérite pas le soutien de la collectivité si elle n’a pas commencé elle-même à se pren-dre en mains, à tout faire pour s’en sortir. La quête de la réussite individuelle est un vecteur essentiel de l'intégration sociale. Un grand nombre de petits business créés au cours des dix ou quinze dernières années dans les banlieues appartiennent à des crentes. Ces micro-entreprises peuvent exploiter des librairies ou des snack-bars. Elles sont surtout engagées dans la fourniture de services par applicatifs, le commerce en ligne et l’accès à internet via des cyber-cafés, la réparation de téléphones portables ou la création de sites web. Les micro-entrepreneurs évangéliques sont souvent les acteurs dans les quartiers d’une révolution technologique qui fournit à chacun de nouvelles opportunités de réussite individuelle. Au sein des églises, des cercles fournissent aux jeunes fidèles tout l'appui nécessaire (formation, études) pour que leurs projets d'entre-prises réussissent.


Logos des cercles de soutien aux hommes d'affaires de quatre églises.


Pour les groupes et les personnes ayant une culture de gauche, le sort que la vie réserve aux individus est d’abord expliqué par la dynamique du système économique. La pau-vreté, l’exclusion ou la marginalité sont des problèmes liés au fonctionnement de la structure sociale. C’est la transformation par l’action collective de cette structure qui permettra aux individus d’accéder à des opportunités nouvelles sur le plan matériel, social et culturel. Cette vision a longtemps animé un mouvement qui contribuera à la naissance du parti de Lula : les Communautés Ecclésiales de Base de l’Eglise Catholique. Ces communautés organisées à l’initiative d’un clergé engagé auprès des populations pauvres encourageaient ces dernières à s’organiser pour mener un combat collectif de type syndical et politique. Le salut n’était pas individuel. Le sort de chacun dépend d’une action collective qui vise à obtenir des pouvoirs publics de meilleures conditions de vie (amélioration des infrastructures du quartier, création d’un poste de santé, d’une école, etc…). Le réflexe premier du fidèle d’une église évangélique est au contraire un réflexe d’entrepreneur individuel. Il est responsable de ses conditions de vie et de celles de sa famille. C’est à lui seul qu’il revient d’entreprendre pour améliorer son sort. La vision et les idéaux défendus par la gauche sont très éloignés de cela. En raison de cette divergence d’approche, les actions menées par les pouvoirs publics et les gouvernants pour lutter contre la pauvreté sont souvent perçues par les crentes comme des initiatives populistes qui viseraient à fournir des ressources à ceux qui ont fait le choix de ne pas travailler. Jair Bolsonaro et ses adeptes ont très vite compris ce positionnement des fidèles évan-géliques. En 2018, ils ont régulièrement dénoncé le programme Bolsa Familia ou les quotas garantissant des places aux étudiants noirs dans les universités. Cette critique a été très bien reçue dans les banlieues où les églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes sont influentes.


Les fidèles de ces églises considèrent que la criminalité est aussi une affaire de choix in-dividuel. Ils n’ont que faire des savantes explications empruntées à la sociologie ou à l’histoire qui oublient la responsabilité des personnes. Pour le pentecôtiste des favelas, c’est chaque personne qui décide un jour de mener une vie honnête ou de choisir un mauvais chemin. Les déterminismes évoqués par les intellectuels n’existent pas. Les évangéliques répètent qu’il existe de millions de pauvres au Brésil qui, en dépit des dif-ficultés qu’ils affrontent, préfèrent se tenir à l’écart des tentations et de la vie facile du crime. Des exclus qui continuent à travailler honnêtement. C’est donc à la personne de choisir et celui qui a choisi de prendre un mauvais chemin doit payer pour ses actions. Il n’est donc pas étonnant que dans plusieurs grandes mégapoles les communautés évan-géliques soient souvent les premières à exiger des pouvoirs publics une réduction de la majorité pénale (afin que les jeunes délinquants assument leurs fautes et soient con-damnés) et le renforcement des actions policières répressives. De nombreuses familles évangéliques se sentent soumises à la pression du crime organisé dans les favelas où elles résident. La promesse d’un renforcement de la présence et de la répression poli-cière signifie pour elles la possibilité d’un quotidien où les chefs du crime ne sont plus les personnes qui commandent et prennent toutes les décisions concernant la vie du quartier. Ici encore, le discours de la droite dure incarnée par Jair Bolsonaro depuis quel-ques années fait écho aux préoccupations de familles et de quartiers que les leaders de la gauche ne fréquentent guère.


Sur toutes ces thématiques, force est de constater que la droite dure a su devenir le porte-parole d’un secteur de la population brésilienne que la gauche a ignoré. Cette droite a su aussi mesurer l’importance pour les fidèles évangéliques de la défense de valeurs familiales traditionnelles, du refus du droit à l’avortement et de la légalisation des drogues, de l’opposition à l’élargissement des droits de la communauté LGBT. Les pente-côtistes et néo-pentecôtistes s’opposent encore au mariage pour tous, au droit qui serait accordé à des couples homosexuels d’adopter des enfants orphelins. Cette plate-forme de revendications est également partagée par des catholiques conservateurs qui appor-tent ici un soutien aux évangéliques. Sans justifier ou légitimer ce refus radical de l’affir-mation des droits des minorités sexuelles et de l’instauration d’un droit à l’avortement, ici encore, il importe de mettre en relation ces positions très conservatrices avec les condi-tions de vie des familles de fidèles qui vivent à la périphérie des villes. Les familles de fidèles évangéliques vivent souvent dans un environnement extrêmement hostile. S’ils ne sont pas enrôlés par les narcotrafiquants, leurs enfants peuvent être séduits par la petite délinquance, les petits trafics. Ils sont très tôt confrontés à la violence. Les menaces et les dangers sont partout. L’Etat est presque toujours absent. L’église du quartier que l’on fréquente et la cellule familiale sont les deux structures qui peuvent protéger les indi-vidus. Cette cellule est évidemment très fragile. Souvent, le père est absent. Les millions de femmes qui élèvent seules leurs enfants idéalisent un cadre familial traditionnel qui chancèle quand il n’a pas déjà disparu.


La relation entre les fidèles de base et les élus qui forment la bancada evangélica ne repose pas seulement sur une convergence dans le domaine des valeurs. Pour les églises locales, la mission et le travail de la bancada ont aussi une dimension très pra-tique. Il revient aux parlementaires proches des églises évangéliques de pérenniser le régime fiscal avantageux dont bénéficient les confessions religieuses, de faciliter l’octroi de permis de construire pour l’érection de nouveaux lieux de culte, d’ouvrir de nouvelles concessions de radios [6].


Du divorce à l’affrontement ?


Il est probable que quelques formations du centrão acceptent de soutenir le gouverne-ment Lula à partir de 2023. La droite radicale et la majorité des membres de la bancada evangélica renforcée dénonceront ces ralliés comme des traîtres. L’exécutif ne par-viendra probablement pas à construire une majorité parlementaire stable et durable. Tout le charisme du négociateur Lula ne suffira pas pour effacer une déchirure qui va bien au-delà de la politique institutionnelle.


La société brésilienne des périphéries, celle, majoritaire, des populations de banlieues est de plus en plus organisée autour d’églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes qui animent une sorte d’Etat social informel. Si la gauche du gouvernement fédéral revient demain au pouvoir et limite ses projets au sempiternel dirigisme économique et à la mise en œuvre d’un programme social inspiré du "wokisme", elle trouvera en face d’elle une opposition au sein de laquelle le courant religieux évangélique est déjà devenu très puissant. Le gouvernement fédéral sera attaqué au nom de "la lutte contre Satan", de la "bataille spirituelle contre les forces du mal". Le combat se limitera peut-être à un affron-tement circonscrit aux institutions telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui. Dans ce cas, les marges de manœuvre de l’exécutif seront rapidement réduites. Le Président devra se contenter de gérer la maison sans envisager de changer l’architecture ou même la cou-leur des murs.


Il est aussi possible qu’il cède à la pression de ses propres partisans et cherche à faire avancer son programme politique. Il faudra alors qu’il se rappelle qu’au cours du mandat qui s’achève Bolsonaro et ses proches n’ont pas seulement renforcé leurs liens avec la troupe de l’armée de terre et des membres des Etats-Majors. Ils ont aussi consolidé leurs réseaux au sein des polices militaires (PMs). Ces forces de répression réunissent au-jourd’hui plus de 380 000 soldats connaissant parfaitement l’espace urbain, le monde des périphéries, la petite délinquance comme la grande criminalité. Souvent issus de cet univers des banlieues, les femmes et les hommes de la PM sont confrontés quoti-diennement à la violence et aux trafics de toutes sortes. Toutes les enquêtes montrent que le gros de la troupe adhère à la culture patriarcale, sécuritaire et répressive qui est celle de la droite conservatrice. Dans plusieurs Etats, si la tension montait entre l’exécutif fédéral et une opposition religieuse, cette dernière pourrait recevoir le soutien explicite de régiments de PMs. Un mouvement insurrectionnel naîtrait qui ne tarderait pas à se propager. Dans un tel scénario, l’armée de terre serait probablement très divisée entre les partisans du respect des institutions et les secteurs qui ont depuis des années rallié le camp bolsonariste. La déchirure du pays pourrait alors se manifester par des affron-tements violents et la fin de la paix civile.


 

[1] Dans la campagne qu’il conduit aujourd’hui, Lula s’acharne à répéter qu’il était innocent ou qu’il ne savait rien. Qu’il a été la victime d’un complot monté par des Juges vindicatifs et menteurs. Qu’il a été innocenté par la Cour Suprême (en réalité, celle-ci ne s’est prononcé que sur la forme, pas sur le fond). Ces propos d’estrade ne sont avalés que par les militants déjà convaincus ou par les admirateurs étrangers aveuglés par l’idéologie. Pour la majorité des Brésiliens, cette candeur que manifestent encore nombre d’Européens est la preuve d’une ignorance de l’histoire récente. [2] Sur cette perspective, lire le post récent : Lorsqu’une élection peut en cacher une autre, https://www.istoebresil.org/post/lorsqu-une-%C3%A9lection-peut-en-cacher-une-autre [3] Six partis de gauche (Parti des Travailleurs, Parti Socialiste Brésilien, Parti Communiste du Brésil, Parti Socialisme et Liberté, Rede) et une formation centriste : Solidariedade. [4] Durant son mandat, Bolsonaro a cherché à satisfaire les attentes d’une droite popu-laire de plus en plus influencée par la mouvance évangélique. Il a nommé des Juges à la Cour suprême qui se réclament de cette sensibilité religieuse. Il s’est entouré de pasteurs et a flatté un électorat qui devient de plus en plus important. Il a aussi déçu ou suscité même le rejet. Des familles de crentes abandonnent un Président qui face à la pandémie a adopté une attitude totalement irresponsable. Des femmes évangéliques sont cho-quées par le sexisme vulgaire affiché par le chef de l’Etat. Reste qu’à la veille des élections d’octobre, ils sont bien peu les électeurs évangéliques qui affichent une sensi-bilité de gauche et soutiennent le candidat de ce camp. Les foules des fidèles des églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes restent proches de la droite conservatrice. [5] Si le Président sortant est poursuivi par la Justice après son départ du pouvoir et la perte de son immunité (de nombreuses procédures sont en cours), d’autres leaders pourraient s’affirmer à la tête du camp conservateur et chrétien. [6] Cette action très coordonnée des élus contraste avec le désintérêt qu’ils manifestent par rapport à des causes de dimension nationale. Ces parlementaires ne se mobilisent pas facilement pour combattre la corruption, pour défendre des projets destinés à améliorer la santé publique ou l’accès à l’éducation dans le pays. Ils ne se mobilisent guère sur des questions comme l’invasion des territoires indigènes, le réchauffement global ou le travail esclave. En général, ils s’alignent sur le point de vue des élites de la société pour résoudre les questions sociales.

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