Les inquiétudes qui se font jour en ce début du gouvernement Lula 3 ne sont pas seule-ment liées aux difficultés que rencontre et que va rencontrer le Président élu pour paci-fier les relations entre les forces politiques, pour rétablir un minimum de concorde au sein d’une société civile profondément divisée (voir le premier post de cette série).
L’autre grand sujet de préoccupation concerne la politique économique et la gestion des finances publiques. Le gouvernement constitué au fil des semaines a été élargi à des leaders politiques qui n’appartiennent pas à la gauche mais ont soutenu la candidature de Lula pour le second tour. Ils ont contribué à rallier bien des hésitants. Le profil et la trajectoire des personnalités qui composent le gouvernement Lula 3, les déclarations ré-centes des uns et des autres permettent d’affirmer qu’il existe au sein du nouvel exécutif deux camps bien distincts. Ces deux courants souscrivent aux promesses réitérées par le Président lors de son discours d’investiture le 1er janvier. Le gouvernement va lutter contre la faim, favoriser la création d’emplois, restaurer un système de santé publique ef-ficace, privilégier l’éducation. Il s’attachera aussi à garantir aux acteurs économiques un horizon prévisible, un environnement stable. Sur ce qu’il convient de faire dans l’immédiat pour faire reculer la pauvreté et la faim, les deux courants s’entendent : il faut maintenir et améliorer le système de transferts sociaux conditionnels créé il y a 25 ans (le fameux pro-gramme Bolsa Familia). Les désaccords surgissent quant aux solutions de long terme, à propos des voies qu’il faut emprunter pour assurer une croissance durable, forte et in-clusive. Il y a d’un côté un groupe qui dépasse les rangs de la gauche mais dont les thè-ses sont particulièrement prisées au sein du Parti de Lula. De l’autre, un groupe plus minoritaire qui aura du mal à se faire entendre parce qu’il défend des orientations qu'une majorité de Brésiliens savent nécessaires mais qu'ils n’acceptent pas avec enthousiasme.
La dépense publique : "c’est la vie".
C’est ce que disait l’ancienne Présidente Dilma Roussef, dont la politique économique a pourtant montré de manière évidente que la vie ne dépendait pas forcément de l’expan-sion des dépenses et du creusement des déficits. Les croyances ont pourtant la vie dure. Autour de Lula, Il y a des ministres, des conseillers et leurs aéropages d’experts univer-sitaires et militants qui recommandent au chef de l’Etat de reprendre la politique éco-nomique qu’il a mise en œuvre dès son second mandat et qui a été renforcée par sa suc-cesseur. Ceux-là considèrent que le moteur de la croissance repose sur l’essor de la dé-pense publique, sur le développement d’entreprises d’Etat chargées d’investir et d’en-traîner la création et le dynamisme de filières nationales, sur la mobilisation de banques publiques conduites à distribuer des crédits à des conditions plus favorables que celles du marché. Le grand inducteur de la création de richesse, c’est l’Etat.
Pour la gauche, le déficit et l’endettement
public ne sont pas des problèmes.
La politique d’expansion budgétaire a longtemps été défendue par la gauche au nom de la croissance. Les partisans de cette orientation considèrent que l’accroissement des dé-penses publiques peut avoir un effet positif sur l’investissement privé. Le rôle de la demande anticipée serait un important déterminant des décisions d’investissement des entreprises. L’amélioration des perspectives de croissance économique à moyen terme, en optimisant les rendements attendus dans le futur par les entreprises encouragerait les décisions d’investissements actuelles. Dans cette logique, le déficit et l’endettement public supplémentaire ne sont pas des problèmes. Ils finissent par être résorbés grâce à la croissance générée par l’injonction de ressources dans le circuit économique.
Lula et le vice-Président Geraldo Alckmin, le 1er janvier, lors de la cérémonie d'investiture.
Au Brésil, l’expérience montre que cet effet d’entraînement attendu est en réalité très affaibli ou largement effacé par ce que la théorie économique désigne sous l’expression "d’effet d’éviction", un concept que peu de responsables politiques nationaux semblent connaître. Pour financer des dépenses publiques croissantes, sauf à relever la pression fiscale (déjà très élevée), l’Etat doit s’endetter, c’est-à-dire détourner une part importante de l’épargne privée pour financer son déficit. Dans un contexte où l’épargne du secteur privé est relativement faible [1], le besoin d’emprunt chroniquement élevé de l’Etat en raison de la progression incontrôlée des dépenses publiques est financé soit par l’épar-gne privée nationale, soit par l’épargne étrangère. Au Brésil, les ressources financières captées par le Trésor sont principalement d'origine nationale. Les détenteurs des titres de la dette publique mobilière (qui représente l'essentiel de l'encours) sont des résidents (investisseurs institutionnels et particuliers). La dette externe du secteur public est très faible.
Plus le secteur public s’endette, moins l’offre de crédit disponible pour financer des in-vestissements productifs à l’initiative du secteur privé est importante. Cette dynamique peut être fatale pour les firmes moyennes ou les petites et micro-entreprises. Con-sidérons en effet une entreprise moyenne qui recherche des financements pour mettre en œuvre un projet (une nouvelle unité de production, un entrepôt, des équipements informatiques, etc..). Supposons que le taux d’intérêt proposé par les institutions de prêt soit de 12% . Sur le marché des capitaux, l’Etat finance des déficits importants en émet-tant des titres assortis d’une rémunération annuelle de 14%. Si les institutions canalisant l’épargne nationale peuvent placer leurs ressources sur des titres rapportant 14% par an et pratiquement sans risque, pourquoi iraient-elles fournir des prêts à 12%/an à des en-treprises dont la pérennité économique n’est pas assurée ? En réalité, dans une telle situation, les entreprises privées ne peuvent obtenir des financements que si elles ac-ceptent de payer des intérêts supérieurs à ceux offerts sur les titres de la dette publique. Si ce taux est de 14%, aucune banque ne va accepter de financer des projets d’entre-prises privées par nature risqués à un taux inférieur.
Au Brésil, mieux vaut être rentier.
que de prendre des risques.
Avec des taux d’intérêts élevés, les entreprises sont découragées de mettre en œuvre ces projets parce que le coût de l’emprunt est supérieur à la rentabilité attendue des projets en question. Lorsque ces entreprises ont des excédents de trésorerie, elles sont incitées à les placer sur le marché de la dette souveraine au lieu de les réinvestir dans leurs activités. Pourquoi une entreprise prendrait-elle le risque d'investir dans un projet qui pourrait être rentable, mais qui pourrait aussi mal tourner, si sa trésorerie est rému-nérée à 13,65% par an (par exemple) ou si le coût du financement est de 20% à 30% par an ? Il est préférable de reporter le projet ou de ne jamais le réaliser. Mieux vaut être rentier que de prendre des risques. Les conséquences de l’effet d’éviction sont nombreuses. Au Brésil, les simples particuliers peuvent souscrire des titres de la dette publique fédérale grâce au dispositif Tesouro direto. Si ces titres sont assortis d’une rémunération de 14% par an, les petites banques et les organismes financiers qui traitent avec des PME devront proposer des produits d’épargne garantissant une rémunération supérieure pour parvenir à capter et à conserver une partie de l’épargne des particuliers. Ayant à rémunérer cette épargne à des coûts élevés, ces institutions de financement devront facturer des taux d’intérêt prohibitifs à leurs clients que sont les petites et micro-entreprises.
Les conséquences directes de l’effet d’éviction concernent aussi les ménages endettés dont les charges financières augmentent. Les deux moteurs de la demande intérieure (la consommation et l’investissement) sont freinés ou paralysés. L’économie connaît une croissance plus faible, voire une récession, une augmentation du chômage et un ap-pauvrissement de la population. Ainsi, en essayant de soutenir l’activité par l’expansion des dépenses publiques et l’augmentation des déficits, l’Etat finit par provoquer un cycle pernicieux de destruction de la richesse et d'allocation inefficace des ressources.
L’expérience du Brésil depuis au moins quarante ans, montre que les politiques d’ex-pansion budgétaire, de déficits et d’endettement publics ne permettent pas d’assurer de croissance forte et durable. Une dette publique très élevée (inférieure à 60% du PIB à la fin des années 2000, elle dépassait 74% du PIB à la fin de 2022 et pourrait atteindre plus de 77% à la fin 2023) génère des coûts financiers énormes (l’équivalent de 6,3% du PIB en 2022 et de plus de 7% pour 2023 selon les prévisions). Pour financer et refinancer cette dette, le Trésor doit accepter des taux d’intérêts dont le niveau dépasse le rythme de croissance du PIB. Plus la dette s’accroit, plus les primes de risques et les taux d’intérêt à assumer s’élèvent. Cette dynamique pénalise l’investissement en capital fixe, freine et réduit la croissance économique. Dans une telle conjoncture, l'Etat endetté a intérêt (au moins à court terme) à laisser les prix s'emballer. Une inflation élevée entraîne une érosion de la valeur réelle de la dette. Comme les impôts et taxes sont calculés sur des montants nominaux – revenu, valeur ajoutée, bénéfices, etc. - les recettes fiscales aug-mentent avec l’inflation, ce qui réduit proportionnellement la charge du service de la dette existante. Lorsque la hausse de la consommation ne freine pas les dépenses et donc l'activité, elle induit une progression du PIB nominal et doncune baisse du ratio dette publique/PIB. Le Brésil de Dilma Rousseff aura été aussi confronté à une dérive des prix que les autorités monétaires ont cherché à contrôler en portant le taux directeur à des niveaux proches de 15%/an (voir graphique ci-dessous).
L’Etat est un formidable
distributeur de rentes.
Pourquoi donc cette persistance à miser sur une expansion permanente des dépenses publiques et, plus généralement, sur le maintien ou le renforcement d’un secteur public puissant ? La réponse est politique. Cette orientation assure aux responsables politiques et aux élus des avantages de court terme, sous la forme de succès électoraux et de ralliement d’alliés disposés à soutenir le pouvoir en place. Les dépenses primaires du gouvernement central représentent désormais plus de 25 % du PIB, contre 15% au début des années 2000. L’Etat fédéral dépense de plus en plus parce que la majorité des élec-teurs le souhaitent. Ce sont ces électeurs, par leur vote, qui veulent un Etat assurant ses missions essentielles (éducation, santé, défense, sécurité) mais aussi organisant une poli-tique des sports, de la culture, de soutien au cinéma national, au tourisme. La majorité des électeurs plébiscite un Etat producteur (secteur du pétrole), propriétaire et gestion-naire de l’essentiel du réseau routier, des ports, des aéroports, du service postal. Cet électorat souhaite encore que l’Etat assure la génération d’électricité, finance les déficits des régimes de retraites et pensions, subventionne l’agriculture familiale et l’agriculture d’entreprise. C’est la majorité des électeurs qui demande un Etat fournissant à la fois des prestations sociales d’assistance et une offre croissante d’emplois de fonctionnaires et d’agents rémunérés en général selon des barèmes supérieurs à ceux des rémunérations proposées par le secteur privé à qualification et formation égales.
La prodigalité budgétaire, le maintien et le renforcement d’entreprises publiques sont autant de moyens qui permettent de multiplier les ministères et donc les emplois de fonctionnaires statutaires ou ceux ouverts aux amis politiques, de combler les déficits éventuels des entreprises publiques, de financer des fonds électoraux et de soutien aux partis politiques, de financer le déficit croissant du régime (assez généreux) des retraites et pensions des fonctionnaires civils et des militaires, de payer les rémunérations exor-bitantes et autres avantages versés à une caste de haut-fonctionnaires très privilégiés, de subventionner les entreprises qui savent s’entendre avec les forces au pouvoir. L’Etat n’est pas seulement fournisseur de biens et de services publics ou un investisseur. C’est aussi un formidable distributeur de rentes.
L’expérience récente.
Le Brésil a montré entre le second semestre de 2016 et le début de la pandémie de covid que l’inverse de ce qui vient d’être évoqué peut être vrai. Le freinage des dépenses (par la mise en place d’un dispositif de plafond évoqué plus loin) a permis de stabiliser et de réduire le déficit primaire des finances publiques, de réduire le rythme de progression de la dette publique et d’impulser une dynamique de baisse des taux d’intérêts. Sur cette période courte, le crédit est devenu moins onéreux. En 2017, le pays est sorti de la réces-sion. Il a renoué avec une croissance faible mais positive jusqu’à la première année de pandémie. La création d’emplois a progressé. Le chômage, le surendettement des plus modestes ont régressé.
Taux d'intérêt pratiqués au Brésil (2011-2022).
* Taux d'intérêt moyen assumé par des entreprises pour le financement d'acquisition de biens d'équipements (hors prêts administrés et à taux bonifiés). Source : Banque Centrale du Brésil.
C’est notamment sur cette expérience récente que s’appuient les tenants de la discipline budgétaire. Ce groupe présent au sein du nouveau gouvernement Lula tient compte de l’histoire des pays dans lesquels les investissements et les innovations mis en œuvre par les opérateurs privés ont eu et conservent un rôle essentiel. Ces responsables estiment donc que le gouvernement doit user efficacement les ressources qu’il capte grâce aux prélèvements fiscaux et qu’il doit se contenter d’investir dans les secteurs ou les bé-néfices sociaux attendus excèdent les bénéfices qu’obtiendraient des investisseurs pri-vés. Ils soutiennent encore que la politique budgétaire doit être cohérente avec l’action de la Banque Centrale qui contrôle l’inflation en utilisant son taux directeur. Pour cela, ils préconisent le maintien d’ancrages budgétaires, c’est-à-dire de règles, de garde-fous ou d’objectifs budgétaires. Dans un pays comme le Brésil où la dépense publique progresse pour répondre aux pressions de nombreux groupes et corporations organisées (ces der-niers soutenant en retour les gouvernants), la seule manière de pratiquer cette respon-sabilité budgétaire passe par le contrôle de la progression des dépenses primaires et la génération d’excédents primaires (avant prise en compte des charges financières de la dette).
Ce second camp est confronté désormais au sein du gouvernement au petismo, à l’idéo-logie du Parti des Travailleurs. De nombreuses déclarations récentes montrent qu’en ma-tière de politique économique les partisans résolus de l’économie de marché auront du mal à se faire entendre. Dès la première semaine de gouvernement, Fernando Haddad, (nouveau ministre de l’économie) a évoqué des taux d’intérêt trop élevés et inadaptés en faisant référence à la désinflation qui serait en cours et au ralentissement de l’activité économique. Le propos a surpris : tous les prévisionnistes s’entendent pour souligner que la désinflation sera très lente en 2023 et que le déséquilibre des comptes publics devrait s’aggraver. Le refus de prendre en compte les faits se retrouve aussi dans les propos du nouveau ministre du travail qui nie tout simplement l’existence d’un déficit des régimes de retraites et propose de revenir sur la réforme mise en œuvre depuis 2017, réforme sans laquelle les comptes des divers régimes seraient aujourd’hui dans un état catastro-phique.
Le Président Lula lui-même, conférant une portée plus grande aux déclarations de ses fidèles, a régulièrement remis en cause depuis la campagne la politique de discipline budgétaire. Il ne s’agirait plus désormais seulement de soutenir la croissance. Il s’agirait surtout de réduire la pauvreté, de lutter contre la misère et les inégalités. L’argument respire le populisme et la démagogie.
L'argument fallacieux de la lutte contre la pauvreté.
A plusieurs reprises, le Président élu a remis en cause l’outil d’ancrage fiscal désigné sous le terme de "teto de gastos" (plafond de dépenses) [2]. Cet outil est utilisé depuis 2017. Dans son discours d’investiture, il a présenté le "teto" comme une "imbécilité" qui aurait conduit à réduire les crédits fédéraux destinés à la santé ou à l’éducation. Selon cette règle, les dépenses primaires ne peuvent pas augmenter d’un exercice budgétaire à l’autre à un rythme supérieur à celui de l’inflation. La création de cet instrument de con-trôle des dépenses a été importante pour sortir le pays de la crise des finances publiques qu’avait provoqué la déplorable gestion des gouvernements Dilma Rousseff.
L’ utilisation du "teto" a permis notamment une baisse significative des taux d’intérêts. L’ar-gumentaire de Lula et d’une grande partie de la gauche brésilienne est qu’il faut désormais abandonner ce plafond pour permettre une expansion des dépenses sociales destinées à améliorer le sort des plus pauvres, à lutter contre la faim, à sortir des millions de brésiliens de la misère. Il faut "intégrer les pauvres au budget de la nation", a-t-on répété pendant et après la campagne dans les rangs du Parti des Travailleurs et au sein de l’équipe qui entoure le Président élu.
Le Brésil, un des pays où
"l’effort social" est très élevé.
En somme, il faudrait s’abstraire de toute discipline budgétaire pour permettre enfin d’intégrer dans la dépense publique des crédits destinés aux pauvres, pour engager une politique sociale ambitieuse. L’Etat fédéral brésilien est-il contraint aujourd’hui de sacrifier les pauvres afin de respecter le fameux "teto" ? Les amis de Lula et le Président devraient y regarder de plus près. Considérons ici l’effort social de la nation tel qu’il peut apparaître dans les lignes du budget fédéral. Attardons-nous ici à une comparaison internationale que permettent les statistiques du FMI. Le Fonds classe les dépenses budgétaires par fonctions gouvernementales. La catégorie "protection sociale" correspond aux efforts de redistribution qui devraient normalement atteindre en particulier les familles pauvres. Sous cette rubrique sont regroupées les dépenses concernant les personnes âgées, les handicapés, les malades, les retraités, les allocations familiales, les aides à l’enfance, les indemnités versées aux chômeurs, le soutien au logement social, les transferts béné-ficiant aux personnes socialement marginalisées, etc… Depuis quelques années, le FMI est parvenu à réunir des données cohérentes et pertinentes pour 58 pays. Dans ce classement, le Brésil n'est pas en mauvaise posture. Avant la crise du covid, en 2019, le pays a alors consacré l’équivalent de 14,71% de son PIB à ce qui officiellement est l’effort de solidarité sociale. Il n’était pas très loin des pays de l'Euroê du sud et en meilleure position sur les Etats voisins d'Amérique du Sud.
Structure des dépenses du gouvernement central en % de PIB.
Source : IMF, Government Finance Statistics.
Le Brésil ne peut donc pas être considéré comme un pays qui ne dépense pas beaucoup en matière de protection sociale. Avec l’accroissement exceptionnel des allocations di-verses introduites pendant la crise du COVID (par exemple l’introduction de l’allocation d’urgence aux plus modestes dite Auxilio-Brasil puis le relèvement du montant de ce transfert par bénéficiaire), les dépenses sociales ont augmenté en termes absolus et re-latifs. Elles approchent les 20% du PIB sur la première année de la crise sanitaire.
Hélas, ces constats ne signifient pas que les pauvres soient véritablement pris en compte dans le budget de la nation. Pour l'essentiel, les crédits votés au titre de la protection so-ciale n’atteignent pas les Brésiliens les plus défavorisés. Si l’on analyse en détail la structure et la composition des dépenses du budget fédéral, on s’aperçoit qu’en 2019 plus de 78% des dépenses dites de protection sociale concernent le versement de re-traites et de pensions. Toutes les études menées sur les régimes de retraites et pensions brésiliens montrent que ces transferts bénéficient principalement aux classes moyennes et non pas aux plus pauvres [3]. Le second poste important de dépenses sociales (12,8% du total) est constitué par des compléments de rémunérations (abono salarial) et des al-locations aux familles. Les ayants-droits sont des salariés de l’économie formelle. Ces prestations ne touchent pas les familles les plus vulnérables socialement. Celles-ci bé-néfient du programme Bolsa Familia, puis du dispositif de soutien d'urgence adopté avec la crise du Covid. les transferts sociaux opérés dans ces cadres n'ont représenté en 2019 (une année "normale") que 1,26% du PIB. La même année, les transferts réalisés au bé-néfice des épargnants brésiliens détenteurs de titres de la dette publique ont représenté plus de 6% du PIB.
Une stratégie qui va
léser les pauvres.
En réalité, en annonçant qu’ils souhaitent intégrer les pauvres dans le budget fédéral, le Parti de Lula et son leader annoncent une démarche qui ne suscitera pas de réaction sociale et politique de la part de tous les groupes plus ou moins privilégiés qui sont bé-néficiaires de "l’effort social" de la nation et d’autres lignes du budget. La gauche souhaite augmenter les rares allocations qui améliorent effectivement les conditions des pauvres sans avoir à remettre en cause les autres transferts et dépenses du budget qui ap-paraissent comme dépenses sociales ou sous d’autres rubriques. Il s’agirait de ne léser personne…En réalité, cette stratégie va léser les pauvres.
La première initiative prise par Lula et la coalition de forces politiques qui l’appuient a été de faire voter un nouvel amendement constitutionnel permettant un dépassement du plafond de dépenses pour 2023. L’objectif annoncé était de dégager de l’espace bud-gétaire pour financer les promesses de campagne du Président élu. L’amendement adopté à la fin de décembre dernier prévoit un dépassement du plafond de dépenses de 145 Mds BRL (~26 Mds EUR) pendant l’année 2023. Le gouvernement Lula 3 sera ainsi en mesure de financer l’augmentation de l’allocation sociale Auxilié Brasil de 400 à 600 BRL (~110 EUR) et de mettre en œuvre d’autres priorités comme l’augmentation en termes réels du salaire minimum [4]. Le montant autorisé d’accroissement des dépenses est en réalité supérieur à ce qui serait nécessaire pour financer les promesses de campagne. Le même amendement à la Loi Fondamentale qui autorise le dépassement du "teto" prévoit l’abandon de ce dernier et l’adoption dans le futur d’un autre dispositif d’ancrage bud-gétaire….
La stratégie d’accroissement des dépenses sociales sans remise en cause d’autres dé-penses budgétaires va évidemment impliquer soit une augmentation des impôts, soit un accroissement de la dette publique ou une dérive inflationniste. Ou les trois ensemble. Le système fiscal actuel est fortement régressif. Il pénalise particulièrement les plus pau-vres. L’inflation est une machine à créer de la pauvreté. La progression de l’endettement augmentera les intérêts que le Trésor devra verser aux épargnants qui ne sont évidem-ment pas les Brésiliens les plus pauvres. En réalité, l’argument selon lequel il faudrait augmenter la dépense publique (qui est déjà très élevée) pour lutter contre la misère n’est pas un argument sérieux. La gauche veut afficher des ambitions sociales. En réalité, elle protège des corporations et des groupes de pression qui obtiennent de l’Etat de confortables rentes. Elle refuse de remplacer des dépenses budgétaires dont la qualité et l’impact est très discutable par une politique efficace de réduction de la pauvreté.
Pour faire une place aux pauvres dans le budget fédéral, il faut d’abord supprimer tous les amendements proposés par les parlementaires. Les crédits libérés en exécution de ces amendements alimentent des circuits de corruption et appauvrissent le pays. Il faut aussi éliminer du budget les exemptions et avantages fiscaux qui réduisent les recettes, bénéficient aux plus favorisés et affaiblissent le potentiel de croissance de l’économie. La réforme du code des impôts (débattue depuis des années) permettrait à la fois d’ac-croître les recettes en réduisant la pression fiscale sur les plus pauvres. L’impôt sur le re-venu devrait être plus progressif. La fiscalité indirecte devrait être allégée. Un gouver-nement soucieux de justice sociale et de lutte effective contre la pauvreté doit encore approfondir la réforme des régimes de retraites. Ces régimes pèsent très lourd dans le budget de l’Etat central et assurent le maintien de privilèges, comme le départ à la re-traite très précoce de certaines professions. Des marges de manœuvre peuvent encore être trouvées en réduisant les énormes avantages de plusieurs groupes de haut-fonctionnaires (voir plus haut). Enfin, concernant les programmes d’allocations aux plus modestes déjà créés, il faut améliorer la gestion du fameux dispositif auxilio-Brasil désor-mais rebaptisé Bolsa-Familia… (trop de fraudes sont facilités). Cela aurait dû être fait avant d’investir plus de ressources financières dans ce dispositif.
Faire du budget fédéral un instrument de redistribution effective en faveur des pauvres impose d’engager la lutte contre les rentes et les privilèges. La gauche brésilienne et no-tamment le Parti des Travailleurs sont des forces politiques qui défendent les avantages que de nombreuses corporations tirent d’un Etat surdimensionné qui dépense beaucoup et souvent très mal. Demander l’autorisation de dépenser toujours plus en abandonnant tout ancrage budgétaire et sans corriger les distorsions énormes existantes, c’est tout simplement condamner une nouvelle fois le pays à une croissance médiocre et donner la priorité aux intérêts des Brésiliens les mieux lotis. La progression de l’endettement public entraîne une augmentation des inégalités. Les épargnants qui peuvent placer leurs avoirs en obligations d’Etat voient leurs revenus financiers s’accroître. Les pauvres sont les premières victimes d’une croissance dérisoire, du renchérissement du crédit, de la pénurie d’emplois.
Le gouvernement Lula 3 doit désormais choisir. Soit il engage un combat en faveur de la discipline et de l’amélioration de la qualité de la dépense publique. Son discours en faveur de la lutte contre la pauvreté et les inégalités sera alors crédible. Soit il revient à la prodigalité. S'il choisit la facilité et le populisme, il aura certainement un temps le soutien des forces parlementaires et des lobbys qui flirtent avec les exécutifs qui ne comptent pas. Il aura aussi à affronter une crise économique et financière majeure qui génèrera plus de misère encore…
[1] Entre 2011 et 2021, le taux d’épargne national a été en moyenne de 15%/an. On con-sidère que dans les pays dits émergents, le taux d’épargne doit atteindre autour de 25% pour permettre une progression adaptée des investissements et une croissance forte. [2] Cet outil d’ancrage budgétaire a été choisi par le Congrès en 2016 puis appliqué dès 2017. Pour introduire ce mécanisme de discipline budgétaire, les parlementaires ont dû modifier la Constitution de 1988 et donc adopter un amendement constitutionnel. Tout dépassement non prévu du plafond doit faire l’objet d’un nouvel amendement constitu-tionnel voté par le Congrès. [3] Voir par exemple l’étude de la Banque mondiale, A Fair Adjustment: Efficiency and Equity of Public Spending in Brazil, Novembre 2017,
https://www.worldbank.org/en/country/brazil/publication/brazil-expenditure-review-report
[4] L’augmentation de l’allocation sociale Auxílio Brasil de 400 à 600 BRL/mois (~110 €), effective depuis août 2022 n’avait pas été inscrite dans le projet de loi de finances de 2023. Ce relèvement était une priorité pour le cabinet de transition de Lula. Il fallait une enveloppe supplémentaire de 70 Milliards de BRL pour financer cette augmentation et une nouvelle allocation de 150 BRL par enfant de moins de 6 ans. Au-delà du finance-ment de l’augmentation de l’Auxílio Brasil, le prochain gouvernement souhaite utiliser cette modification du plafond de dépenses pour donner de l’espace budgétaire à d’autres de ses priorités.
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