Une diplomatie régionale hors-sol.
Lorsque Lula revient à la tête de l’exécutif fédéral brésilien en janvier 2023, il annonce clairement que son objectif majeur en matière de politique étrangère est de redonner au Brésil toute la place qu’il avait acquise sur la scène internationale à la fin de ses deux premiers mandats (2003-2010). Dans le camp occidental comme au sein du monde en développement, les chancelleries attendent beaucoup du retour de Lula au pouvoir. D’abord qu’il permette au Brésil de retrouver son rôle de puissance régionale assumant un leadership à l’échelle du sous-continent. Ensuite qu’il redevienne un acteur majeur dans le combat contre le réchauffement climatique. Enfin, qu’il anime un dialogue cons-tructif entre les nations avancées et les pays du Sud. Autant de chantiers essentiels que la Présidence Bolsonaro avait systématiquement ignorés ou méprisés. "Le Brésil est de retour", annonçait la propagande officielle du gouvernement fédéral après l’investiture de Lula pour son troisième mandat. Les diplomates étrangers en poste à Brasilia ont cru un temps à cette promesse. Ils savaient que la politique étrangère allait être un des rares domaines d’action où Lula disposerait de marges de manœuvre conséquentes face à un Congrès dominé par les forces d’opposition. Ils n’imaginaient sans doute pas que c’est précisément dans ce secteur de l’action gouvernementale que le parti de Lula allait peser de toute son influence. Ils ont un temps ignoré le poids des rigidités idéologiques, de cette vision binaire du monde évoquée dans le premier post de cette série. Certes, le nouveau Président a dû aborder à partir de 2023 des enjeux et des tensions interna-tionales très différents de ceux qu’il avait connus 13 ans auparavant. Un monde sans doute davantage travaillé par des guerres. Le candidat de longue date a eu cependant tout le temps de se préparer à ce choc des réalités. Il aurait pu pendant plus d’une dé-cennie impulser une réflexion au sein de son camp pour que leaders et les intellectuels du Parti des Travailleurs révisent leurs boussoles internationales, actualisent leur vision géopolitique, abandonnent les vieux catéchismes. Pour qu’ils changent leurs lunettes, regardent le nouveau monde en face, y compris celui qui est à leur porte, sur le continent sud-américain.

Rien de tout cela n’a été vraiment fait. Les conséquences, c’est d’abord la mise en œuvre d’une diplomatie partisane et désormais totalement alignée sur l’axe sino-russe à l’échel-le globale. Poutine peut compter aujourd’hui sur des "petits télégraphistes" brésiliens tra-vestis en messagers de la paix. Lula et ses proches ont demandé à l’Ukraine violemment attaquée et envahie de cesser de se défendre et de céder des territoires pour calmer son agresseur russe. Le Président brésilien refuse à Israël le droit de se défendre et reprend à son compte les pires clichés antisémites. Totalement soumis aux objectifs chinois au sein du club des Brics, Lula renforce le partenariat avec la dictature de Xi Jing Ping et va même jusqu’à afficher un soutien sans équivoque à la Chine à propos de Taïwan. Il faudra examiner les difficultés que cette diplomatie soumise créera pour le Brésil durant le prochain mandat de D. Trump. Ces enjeux globaux seront abordés dans un troisième post de cette série.
Ce second post est consacré aux conséquences en Amérique du Sud de la diplomatie promue par Brasilia. Au début de son troisième mandat, Lula croyait encore qu’il pourrait rétablir le statut de puissance régionale écoutée et suivie qu’a pu avoir le Brésil dans le passé. Qu’il pourrait ressusciter une dynamique d’intégration régionale moribonde. Il a rapidement découvert que la réalité ne correspondait plus à ses rêves. Entre les orientations politiques des pays du sous-continent, les divergences et les conflits sont désormais bien plus prononcées qu’il y a vingt ans. Les projets et les structures d’inté-gration continentale qui fleurissaient au tournant du XXIe siècle ont été abandonnés ou affaiblis. Certes, les apparences, les conférences protocolaires ou les rencontres média-tisées demeurent. Dès mars 2023, Lula a réuni tous les chefs d’Etat sud-américains pour un sommet à Brasilia. Cinq mois plus tard, les représentants des pays du bassin amazo-nien se sont retrouvés à Bélem pour évoquer les enjeux sécuritaires et environ-nementaux de la zone. En décembre 2024, le Président brésilien a contribué à faire aboutir les négociations finales du fameux traité Union Européenne-Mercosur qui aura fait beaucoup parler en Europe et en Amérique du Sud. S’il est demain mis en œuvre, le dit traité ne suffira pas à colmater les brèches entre pays membres du marché commun du cône sud. Les nations du sous-continent sont de plus en plus hétérogènes sur le plan politique. Un enjeu commun pourrait les réunir : celui que représente la montée en puis-sance de la grande criminalité, de réseaux mafieux transnationaux de plus en plus influents et capables demain de soumettre les institutions existantes si une forte résis-tance ne leur est pas opposée. Hélas, pour le Brésil de Lula et pour la région, cet enjeu de souveraineté et de paix civile n’est pas une priorité.
Le Brésil n’est plus un leader régional.
Retour à la seconde moitié des années 2000. L’économie brésilienne connaît alors une forte croissance tirée principalement le secteur extérieur et la consommation interne. Sur les marchés mondiaux, la demande en matières premières est dopée par l’envol de l’économie chinoise. Le Brésil devient un des premiers fournisseurs en grains et protéines animales, en pétrole et minerai de fer de la puissance asiatique. Il connaît une sensible amélioration de ses termes de l’échange. Les revenus exceptionnels captés par ses fi-lières exportatrices contribuent à améliorer les recettes de l’Etat, l’emploi et la demande intérieure. Sur le plan continental, les banques et les entreprises brésiliennes commen-cent à investir dans les pays voisins. La banque de développement BNDES qui dépend de l’Etat fédéral finance largement des investissements en Amérique latine et fournit un précieux soutien financier aux exportateurs brésiliens. Créé en 1991, le Marché Commun du Cône Sud (Mercosur) connaît une nouvelle impulsion. Il devient une des premières unions douanières de la planète en termes de PIB et de puissance agricole. A partir de 2003, il réunit six pays de la région (Brésil, Argentine, Paraguay, Venezuela, Uruguay) et six autres Etats associés (Chili, Colombie, Equateur, Guyana, Pérou et Surinam). Le Brésil de Lula tient alors une place centrale au sein de ce club qui est devenu capable de négocier avec d’autres blocs économiques dans le monde.
Sous la direction de Lula, le Brésil va contribuer à la création de l’UNASUR (Union des Nations Sud-américaines) qui verra le jour en 2008. La nouvelle structure de coopération régionale réunira à la fin du second mandat de Lula 12 pays (Brésil, Argentine, Bolivie, Chili, Équateur, Guyana, Pérou, Suriname, Venezuela, Uruguay, Colombie et Paraguay). Regroupant près de 400 millions d’habitants, l’UNASUR est présentée par les forces de gauche sud-américaines (alors au pouvoir dans plusieurs des pays membres) comme l’alternative au projet de Zone de Libre Echange des Amériques (ZLEA) lancé par le Président G. Bush dans les années 1990. Elle répond à la volonté d’unification régionale qu’affichent alors les gouvernements de gauche du sous-continent. l’union devait faire contrepoids à l’Organisation des États américains (OEA) menée par les États-Unis, et réduire les tensions entre pays. Au sein de cette entité régionale, le Brésil semble destiné à exercer un rôle de force motrice, en raison de la taille de sa population, de la dimension de son territoire et du dynamisme de son économie.

Les amis de la Chine et de la Russie en Amérique latine : Arce (Bolivie), Maduro (Venezuela), Diaz Canel (Cuba) et Ortega (Nicaragua).
Quinze ans plus tard, les réalités sud-américaines sont très différentes. L’expansion de l’activité n’est plus portée par le dynamisme des filières d’exportation de matières pre-mières. Après la courte reprise qui a succédé à la crise du covid, les pays du cône sud ont retrouvé un rythme de croissance très modeste. Dans ce nouveau contexte, plusieurs pays sont en train de rejoindre le "modèle" cubain. Ils ont rompu avec la démocratie, mis en œuvre un système politique de plus en plus autoritaire. Après avoir abandonné l’Etat de droit, ces régimes dérivent vers la dictature. L’essentiel des ressources économiques est capté et distribué par un clan aux forces de répression qui se sont ralliées à lui. Le Venezuela chaviste, le Nicaragua appartiennent à cette catégorie et sont en train de devenir comme Cuba les alliés les plus fidèles de la Chine et de la Russie sur le sous-continent. Auprès de ces régimes, la capacité d’influence d’un Lula est aujourd’hui prati-quement nulle. Après l’élection présidentielle truquée de juillet dernier qui devrait per-mettre le maintien de Maduro au pouvoir à Caracas, le Président brésilien n’a pas voulu dénoncer les manœuvres chavistes. Il n’a pas non plus clairement reconnu le résultat du scrutin. Pendant plusieurs semaines, il a alterné les propositions grotesques (allant jus-qu’à suggérer de nouvelles élections), les silences coupables et les commentaires am-bigus. Il s’est ainsi éloigné davantage d’autres pays voisins du Venezuela qui ne nour-rissent plus aucune illusion sur la nature du pouvoir en place à Caracas (1) . Plusieurs de ces nations subissent d’ailleurs depuis des années les conséquences directes de la crise humanitaire vénézuelienne. Quelques 7,7 millions d’habitants ont fui le pays depuis le début de la dernière décennie (24% de la population qui vit aujourd’hui encore au Venezuela). La Colombie, le Pérou, le Chili, le Brésil et l’équateur ont été et sont encore les principaux pays de destination de cette vague migratoire sans précédent historique sur la région et qui a repris depuis juillet dernier….
Si l’on excepte précisément la République bolivarienne, tous les autres pays du sous-continent dirigés par la gauche dans les années 2000 (la fameuse vague rose) sont ensuite passés un temps à des gouvernements de droite ou de centre-droit. Désormais, même dans les Etats où la gauche est revenue ou arrivée à la tête de l’exécutif (Brésil, Colombie, Chili, Bolivie, Pérou, Uruguay), elle doit composer avec un Congrès dominé par la droite. Elle est donc contrainte d’abandonner ses projets et promesses les plus radicaux. En Equateur, au Paraguay, en Argentine, des gouvernements de droite tentent d’abandonner le vieux modèle d’économie dirigée et protégée permettant à l’Etat de distribuer les ressources aux corporations et groupes de pressions les mieux organisés. Dans ce contexte nouveau, très différent de celui des années 2000, la capacité d’un lea-der comme Lula à impulser une nouvelle dynamique d’intégration régionale est très réduite, voire inexistante.
Plusieurs épisodes l’ont montré au cours des deux dernières années. Lula a évidemment essayé de relancer l’UNASUR moribonde qui depuis la dernière décennie a perdu peu à peu presque tous ses membres. Le résultat de cette initiative a été la réaction du chef de l’Etat chilien soulignant que désormais de tels entités fondées sur des proximités idéolo-giques n’avaient plus guère de sens. Lula a aussi misé sur le Mercosul et une relance des négociations en vue d’aboutir à un accord (attendu depuis 25 ans) avec l’Union euro-péenne. L’union douanière est aujourd’hui affaiblie par des forces centrifuges que Brasilia ne parvient plus à freiner. L’Uruguay fait depuis quelques années cavalier seul en tentant de négocier un accord de libre-échange avec la Chine. Une telle négociation devrait pourtant être conduite par des représentants du Mercosur au nom de tous les pays membres. La relations entre le Brésil et l’Argentine, pierre angulaire de l’Union douanière, s’est fortement dégradées avec l’ élection à la Présidence de l’Etat argentin du libéral-libertaire Xavier Milei. Dès son investiture, Milei a engagé une politique de réduc-tion drastique des dépenses publiques et de libéralisation de l’économie qui est à peu près l’exact opposé de ce que tente de faire Lula au Brésil. Il entend prendre ses distances vis-à-vis de la Chine et se rapprocher des Etats-Unis de son ami Trump.

Lula et Milei : la grande désunion.
En juillet 2024, Milei n’a pas assisté au sommet des chefs de l’Etat du Mercosul qui se tenait à Assunção, la capitale du Paraguay. Il a préféré à la place se rendre à Balneário Camboriú, dans le Santa Catarina (sud du Brésil), pour participer à la Conférence de l’Action Politique Conservatrice (CPAC), un forum de rencontres (2) entre leaders politi-ques et formateurs d’opinion conservateurs de tout le continent où il a pu rencontrer l’ancien chef de l’Etat brésilien Jaïr Bolsonaro. Quelques mois plus tard, le Président argentin s’est enfin rendu au sommet des chefs d’Etat du Mercosur qui se déroulait cette fois à Montevideo et allait permettre de finaliser avec les représentants de la Commission européenne un accord UE/Mercosur. Tout en se félicitant d’un accord entre les deux parties (après 25 ans de pourparlers), le Président argentin n’a pas cessé pendant le sommet de critiquer l’Union douanière en la présentant comme un carcan. A Buenos Aires, on entend désormais suivre les pas de l’Uruguay et négocier des accords bilatéraux de libre-échange avec des pays tiers. Milei ne veut plus respecter à la lettre les règles d’une politique commerciale commune (droits de douane élevés, quotas, barrières non tarifaires) qui garantissent à l’industrie et aux services brésiliens une préfé-rence sur le Mercosur mais empêchent les autres Etats membres du bloc de faire des concessions aux pays tiers qui s’ouvriraient davantage à leurs propres exportations. Milei a plusieurs fois répété à Montevideo que le Mercosul empêchait une puissance agricole comme l’Argentine de tirer parti de ses avantages comparatifs…. Au Brésil, les commu-nicants de Lula ont surtout souligné l’importance de l’accord avec l’Union européenne qui représenterait une victoire pour les diplomates de Brasilia. On n’a évidemment pas insisté sur les obstacles qui peuvent survenir en Europe avant que le traité entre effectivement en vigueur. Les officiels brésiliens savent de leur côté que le Mercosur est une entité de plus en plus fragile et qu’il sera très difficile de mettre en œuvre des engagements pris dans le traité concernant l’accès au marché commun latino-américain pour les produits industriels et services européens, ou concernant la protection de l’environnement….
La priorité sécuritaire du sous-continent est ignorée.
Ce contexte géopolitique régional et l’angélisme persistant de la gauche font du troi-sième gouvernement Lula un acteur quasiment immobile et impuissant face au risque le plus grave et plus urgent qui pèse sur la souveraineté du pays et la sécurité de sa popu-lation. Ce risque s’appelle l’essor d’une criminalité transnationale organisée. Cette passivité face à l’insécurité et au crime organisé n’est pas nouvelle. Elle avait déjà marqué les premiers gouvernements Lula dans les années 2000. Depuis, l’ampleur des pro-blèmes de sécurité au Brésil n’a fait que croître. Cette évolution funeste n’est évidem-ment pas liée à la seule progression de la petite délinquance. Elle résulte avant tout de l’essor d’une véritable contre-société contrôlée par de puissants réseaux de criminels organisés. Ces réseaux contrôlent le trafic national et international de stupéfiants, l’exploi-tation minière et forestière illégales, les commerces de contrebande les plus divers (ar-mes, animaux sauvages, objets d’art). Sur le bassin amazonien, leur implication dans la destruction de la biodiversité et la déforestation est de plus en plus grande. Sur les périphéries urbaines surpeuplées comme à l’intérieur du monde rural, des réseaux concurrents s’affrontent dans de véritables guerres pour imposer leur mainmise sur les territoires convoités. Une fois assuré le contrôle d’une zone, le vain-queur neutralise les institutions officielles en soudoyant les fonctionnaires, des repré-sentants de la loi, des forces de police aux magistrats.

Le bassin de l'Amazonie : une des régions les plus violentes du monde.
L’essor du crime organisé fragilise les activités économiques légales, limite leur essor ou les fait reculer. Les réseaux dominant un territoire pratiquent en effet un racket systéma-tique. L’extorsion de fonds vise à intimider, à soumettre ou à faire fuir les entrepreneurs et commerces ciblés. Last but not least, l’emprise exercée par le crime organisé sur de larges espaces ruraux et urbains interdit à l’Etat de promouvoir et d’exécuter une politi-que sérieuse et efficace de préservation de l’environnement. Lorsque des réseaux crimi-nels transnationaux contrôlent des parcs naturels ou des réserves indiennes en Amazonie, lorsqu’ils gèrent les favelas de nombreuses mégapoles, les ambitions écolo-giques du pouvoir légal deviennent des artifices de communication. Les projets annon-cés d’une COP à l’autre ou d’un G20 à un sommet régional ne trompent plus que les diplomates occidentaux débutants.
L’immobilisme du gouvernement Lula face à cet enjeu crucial n’est pas seulement la conséquence de dégradation des relations entre pays du cône sud. Il traduit aussi l’an-gélisme de la gauche brésilienne qui persiste à considérer (comme c’est le cas dans d’autres pays) que les enjeux sécuritaires sont surestimés (voire imaginés) et exploités par ses adversaires politiques de droite. A gauche, on souligne volontiers qu’au Brésil comme dans les Etats voisins, le crime organisé est alimenté par les profondes inégalités de revenus et de richesses existantes. De larges couches de la jeunesse sont privées d’avenir et constituent un énorme réservoir de main-d’œuvre bon marché pour les gangs. Il est aussi facile de corrompre des bataillons de petits fonctionnaires mal-rémunérés et sous-équipés. Un tel constat ne justifie pourtant pas un angélisme aveugle qui définit trop souvent le criminel comme une victime car le crime est le résultat d’une violence sociale, celle qui est imposée aux opprimés pauvres par leurs oppresseurs dominants. Refusant d’appréhender la complexité du phénomène criminel, cette gauche ne croit pas qu’il existe un véritable enjeu sécuritaire. Les vrais enjeux sont des enjeux d’inégalités sociales, d’intégration, de reconnaissance et de défense des minorités, de lutte contre les discriminations..
Le crime organisé sud-américain est désormais une contre société extrêmement pros-père, souvent infiltrée au sein même des institutions officielles, utilisant des acteurs poli-tiques. Il mobilise de véritables armées et des arsenaux conséquents. Il profite davantage des inégalités existantes et de la pauvreté qu’il n’offre une alternative aux masses miséreuses. Ses premières victimes sont souvent les Brésiliens les plus défavorisés. Dans ces conditions, la riposte de l’Etat ne peut plus se limiter à des initiatives utiles mais insuf-fisantes ou hors-sujet comme l’augmentation des transferts sociaux (bolsa familia), la reprise des grands programmes d’infrastructures et de logement, l’amélioration de l’ac-cès à l’école….Il s’agit pour l’Etat de concevoir une véritable stratégie de guerre et de mettre en œuvre une offensive adaptée, capable de faire reculer des forces puissantes et organisées à l’échelle du continent.
Le problème de la sécurité au Brésil a en effet un sud-américain. Ce pays continent compte environ 16800 km de frontières internationales, dont une grande partie avec les trois plus grands producteurs de coca au monde : la Colombie, le Pérou et la Bolivie (3). La coca est la matière première de la cocaïne, et les ports brésiliens de la côte atlantique offrent de nombreuses possibilités d'exportation de drogues(4). Le Brésil abrite également la plus grande partie de la plus grande forêt tropicale du monde, l'Amazonie. De la Colombie ou de l’altiplano bolivien et péruvien aux Etats brésiliens d’Amazonas, de l’Acre ou du Pará, les organisations criminelles utilisent son territoire de 6,7 millions de kilomètres carrés - presque la taille des États-Unis hors Alaska - pour transporter de la drogue à travers ses rivières. Ces groupes profitent de la porosité des frontières de l'Amazonie brésilienne (où les effectifs des forces de sécurité sont insuffisants et sans coordination internationale) et de la difficulté de pénétrer dans la jungle. Les mineurs illégaux exploitent également les riches gisements de minerais de la région, en s'insta-llant sur les terres des indigènes Yanomami au Brésil, dans l'arc minier de l'Orénoque au Venezuela et à la frontière entre l'Équateur et le Pérou. Loin de l’Amazonie, plus au Sud, des réseaux criminels brésiliens contrôlent les systèmes carcéraux de Bolivie et du Paraguay. Ils utilisent les territoires de ces pays pour animer également des activités commerciales illicites.
En réalité, au lieu d’annoncer une diplomatie globale prétentieuse, l’Etat brésilien devrait se donner comme axe prioritaire de son action internationale la construction et l’appli-cation d’une stratégie internationale concertée de lutte contre la contresociété qui ne cesse d’élargir son emprise. Il s’agit partout sur le cône sud de lutter contre ces réseaux qui organisent la sécession effective de larges pans des territoires nationaux et l’essor d’une puissante économie sous-terraine. Officiellement, depuis janvier 2023, le Brésil est engagé dans cette guerre. Les annonces succèdent aux annonces.

Brasilia fait dans la communication. Ce fut le cas avec la signature par plusieurs pays voisins de la déclaration de Bélem, en août 2023 (lors du sommet de l’Amazonie réunissant 8 pays de la région). Après ce sommet, le Brésil a effectivement engagé la construction d’un centre international de police à Manaus, la plus grande ville amazo-nienne. Il a encore participé à des forums comme celui de l’initiative REMJA (réseau interaméricain de lutte contre les crimes touchant les enfants et leurs familles) parrainée par l’Organisation des Etats Américains (OEA). Il est aussi membre du réseau Galifat de lutte contre le blanchiment de l’argent qui regroupe 18 pays de l’ensemble du continent américain. Le Brésil a également signé récemment un accord en vue de la création d'Ameripol, un mécanisme visant à intégrer les forces de police de l'ensemble de l'hémi-sphère américain. On pourrait ajouter enfin la signature début 2024 d’un traité bilatéral avec le Paraguay afin de lutter contre la corruption et le crime organisé. Toutefois, ces initiatives régionales de politique étrangère visant à lutter contre la criminalité trans-nationale organisée sont dispersées et de portée insuffisante. En ce début de 2025, le Brésil n’a pas encore défini les moyens techniques et financiers qu’il compte affecter au programme de coopération que se sont engagés à mettre en œuvre les signataires de la déclaration de Bélem. Ces signataires ne sont d’ailleurs pas d’accord entre eux sur les objectifs à atteindre et les modalités de l’action à engager.
Certes, depuis le sommet d’août 2023, des réunions bilatérales ont réunis les autorités brésiliennes et des membres des gouvernements péruvien, argentin ou colombien. Ces initiatives sont cependant souvent de simples rencontres protocolaires débouchant sur de vagues déclarations d’intention qui ne sont guère suivies d’effet. De toutes façons, l’offensive annoncée contre le crime organisé en Amazonie ou sur d’autres régions du continent n’est pas une priorité absolue pour aucune des personnalités politiques de pre-mier plan à Brasilia. Encore une fois, les initiatives de communication ne manquent pas. En octobre 2023, le Ministère brésilien de la Justice dont le titulaire était alors un proche de Lula a annoncé le lancement d’un programme national de lutte contre les organi-sations criminelles (Enfoc). Le gouvernement promettait d'investir environ 180 millions USD dans de nouveaux équipements pour les forces de police de l'État central, tout en réalisant l’intégration entre les polices d’investigation et de répression des 27 Etats de la fédération brésilienne sur les trois années commençant en 2024. En février 2024, le Ministre responsable quittait le gouvernement pour rejoindre la Cour suprême (STF). Le poste de titulaire du porte-feuille de la Justice allait rester vacant jusqu’en avril dernier. L’intégration des 27 polices reste un vœu pieux.
D’autres exemples illustrent l’importance très relative que l’Administration Lula accorde à la lutte contre la grande criminalité. Aujourd’hui comme sous les gouvernements précédents, le réseau d’attachés que la police fédérale brésilienne possède dans plu-sieurs ambassades en Amérique du Sud reste un réseau inefficace dans la lutte contre les réseaux criminels internationaux. En réalité, sous Lula 3, on a nommé à ces postes d’attachés les gradés de la dite police que l’on trouvait trop proches de Bolsonaro ou pas assez alignés sur les orientations du nouveau gouvernement. Les partenariats existants entre les autorités brésiliennes et les polices d’investigation et de répression des pays voisins n’ont guère d’utilité. Lorsque le Brésil prend de rares initiatives concrètes comme l'offre d'une assistance à l'Équateur par sa police fédérale, il s'agit d'actions tactiques qui ne s'inscrivent pas dans une stratégie de sécurité globale. Depuis début 2023, les hommes de pouvoir de l'administration Lula n’ont pas réfléchi à une stratégie qui associerait et coordonnerait corps diplomatiques et appareils répressifs, établirait des priorités communes et un calendrier d’action. Les gouvernements des Etats voisins du Brésil ont leur part de responsabilité dans cet immobilisme. Brasilia ne cherche pas vraiment à lutter contre une inertie collective.
Cette grave défaillance du gouvernement est d’autant plus inquiétante que le dit crime organisé n’attend pas et que les enjeux sécuritaires sont au cœur des préoccupations des citoyens. Le pays est un des plus violents au monde. Selon le groupe de réflexion Forum brésilien de la sécurité publique, le taux d'homicides au Brésil en 2022 était de 23,3 homicides pour 100 000 habitants. Cette année-là, le Brésil a enregistré 47 000 meurtres. La dernière enquête de l'institut de sondage Atlas Intel a révélé que 59 % des personnes interrogées au niveau national pensent que la violence et le trafic de drogue sont les pires problèmes du Brésil. Lors d'un événement organisé en janvier 2024 à Brasilia, Lula a reconnu l'ampleur du problème de la criminalité organisée, ce qui est rare, mais il a admis devant l'auditoire qu'il ne savait pas comment le combattre. "Le crime organisé est devenu une entreprise multinationale, plus grande encore que General Motors, Volkswagen ou Petrobras", a déclaré le président avant d’en revenir aux vieilles thérapies sociales désormais dérisoires chères à la gauche : le soutien financier apporté par l’Etat aux collégiens issus de familles pauvres et susceptibles d’être recrutés par les gangs, la dépénalisation de la consommation de crack dans les quartiers pauvres…..
Pendant ce temps, les organisations criminelles s’implantent plus profondément et plus solidement au sein de la société brésilienne et dans les pays voisins. Elles ne limitent plus leurs champs d’action au trafic de stupéfiants, au blanchiment des capitaux, au commerce clandestin d’armes ou à l’exploitation minière illicite. La diversification s’étend, de la gestion d’hôpitaux publics (grâce à des sociétés-écrans qui remportent des appels d’offre) à l’agribusiness (après la déforestation et l’installation d’élevages en Amazonie). Les réseaux de crime organisé infiltrent certains partis politiques, parviennent à contrôler les administrations de collectivités locales, gèrent des chaînes de la grande distribution. Si le Brésil continue à délaisser les enjeux de sécurité et de lutte contre la grande criminalité, si le gouvernement Lula ne parvient pas à se mobiliser pour mener cette guerre, la société atteindra dans quelques années ou sur la prochaine décennie un point de non-retour. Le pouvoir continuera sans doute à avoir une apparence : celle des institutions officielles. Il aura une réalité : celle de factions en guerres permanentes. Ce pouvoir n’aura plus besoin de diplomates. Les relations internationales sont déjà le quotidien de ces réseaux qui montent en puissance protégés par l’angélisme et l’impuissance de l’Administration Lula.
A suivre : Lula et Trump...
(1)Voir la série de post consacrée à ces questions et intitulée Lula et le piège vénézuélien, mise en ligne en août 2024. Lien : https://www.istoebresil/org/post/Lula-et-le-piege-venezuelien-1
(2) Créée en 1974 aux Etats-Unis, la Conférence est une structure très influente à l’échelle du continent. Les rencontres qu’elle organise réunissent des leaders politiques conservateurs et les militants de leurs partis, des formateurs d’opinion sympathisants et le public intéressé.
(3) À titre de comparaison, la frontière entre les États-Unis et le Mexique s'étend sur environ 3 100 kilomètres.
(4) L’essentiel des stupéfiants embarqués sur les ports est destiné aux marchés européens.
S'il est vrai que le bilan de Lula n'est pas exempt de critiques, force est de constater que les travers qu'on lui reproche s'inscrivent dans une continuité historique qui dépasse largement sa personne. Les zones d'ombre de sa gouvernance font écho à celles de ses prédécesseurs, témoignant davantage des maux structurels du Brésil que d'une défaillance individuelle.
Le pays reste hanté par ses démons, dont le plus inquiétant demeure cette sourde angoisse d'un retour à l'autoritarisme. L'éviction de Bolsonaro et de ses affidés - ces apprentis sorciers du putschisme qui ont tenté de rejouer la partition sinistre des années de plomb - apparaît à cet égard comme une victoire salutaire de la démocratie brésilienne. Leur mise à l'écart de la…