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Déforestation en Amazonie : l'histoire (3).

3. L’Amazonie sous le régime militaire (1964-1985).


Entre la Première Guerre Mondiale et les années soixante, le Brésil connaît un dévelop-pement économique significatif caractérisé par un processus soutenu d’industrialisation s’appuyant sur la substitution des importations. Cette dynamique va provoquer l’appa-rition à l’intérieur du pays de centres économiques et politiques (Rio de Janeiro, São Paulo) autour desquels persistent et se déploient des périphéries. Pour corriger les désé-quilibres intérieurs et éviter la concentration des activités et des richesses sur les centres, le gouvernement fédéral opte à partir des années soixante pour une politique de rééquilibrage. Sur la décennie suivante, le mot d’ordre sera l’intégration. Concernant l’Amazonie, l’intégration devient une priorité nationale pour les gouvernements militaires. Il s’agit de dévier les flux migratoires venus du Nord-Est et du Sud et d’éviter qu’ils se dirigent vers les pôles industriels du Sud-Est devenus surpeuplés. Pour ces pôles, l’Amazonie représente une région capable à la fois de fournir des ressources naturelles et d’élargir le marché interne des produits manufacturés. En outre, peupler la zone amazo-nienne, c’est l’occuper et la soustraire à la convoitise supposée des pays voisins.


Les migrants venus du Sud et du Nord-Est ou de l’étranger sont attirés en premier lieu par la possibilité d’avoir accès à la terre. Cet intérêt pour le foncier est attisé par la politique du gouvernement fédéral qui cherche à installer en Amazonie des investisseurs (grands agriculteurs, entreprises) et des familles rurales. Tous ces acteurs doivent coloniser rapidement le territoire, le mettre en valeur et y développer des activités agricoles. Pour accroître l’attractivité de l’Amazonie, Brasilia accorde à partir de 1968 de

généreuses exemptions fiscales et des crédits bancaires aux taux incitatifs. Les programmes d’installation de familles d’agriculteurs se multiplient dans le cadre de la réforme agraire. Plusieurs projets tournés vers l’élevage bovin sont approuvés : la conquête de l’espace amazonien se fait "sous la patte du boeuf". Pour avoir accès à des aides financières gouvernementales, les migrants doivent disposer de titres d’occupants reconnus ou recourir à une appropriation illégale des terres publiques. Les actes d’appropriation frauduleux des terres devolutas brésiliennes vont alors proliférer.


En 1966, le gouvernement fédéral fonde la Superintendance pour le Développement de l’Amazonie (SUDAM), entité et dont la mission sera de coordonner les plans régionaux de développement et de mettre en œuvre des incitations fiscales. L’année suivante est créée la zone franche de Manaus (Suframa, destinée à recevoir des investissements industriels). A partir de 1970, la SUDAM commence à financer l’installation d’agriculteurs sur le parcours de la route transamazonienne. L’initiative se traduit par le lancement de Plans Intégrés de Colonisation (PICs). Les premières installations de colons sont effectivement réalisées entre 1970 et 1974 sous la supervision de l’INCRA (Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire)[1]. La distribution des terres destinées à permettre ces installations est réalisée en affectant au PICs des terres qui appartiennent à l’Etat fédéral ou du foncier sur lequel le gouvernement central a acquis après expropriation des propriétaires privés ou des Etats fédérés. Un décret de 1971 transfère la responsabilité des terres publiques situées en bordure des routes fédérales construites, en construction ou en projet, de l’Etat fédéré vers l’Union. Cette mesure de sécurité nationale fait perdre aux Etats de la région une grande partie de leurs territoires alors qu’aucune politique commune, ou tout au moins coordonnée, n’est mise en place entre l’Etat fédéré et l’Union. Au long des nouvelles routes fédérales qui facilitent la pénétration de l’espace amazonien, Brasilia créée des couloirs de 200 km de largeurs (100 km de chaque côté de la voie) pour installer les colons. Sur l’axe Belém-Brasilia, on installe pour l’essentiel des éleveurs bovins qui doivent déforester pour établir ensuite des pâturages. Compte tenu du parcours de cette route de 1966 km, ce programme d’installation d’agriculteurs va contribuer à accélérer la destruction du domaine forestier sur l’est de l’Etat du Pará et sur le territoire du nord de l’Etat du Goiás qui formera à compter de 1988 l’Etat du Tocantins. Un second programme est lancé en 1972 sur le bassin du fleuve Tapajos, un affluent de l’Amazone qui traverse le Sud-Ouest de l’Etat du Pará. L’Etat fédéral délimite et attribue aux colons 750 parcelles de 100 hectares chacune localisée sur les parcours des routes Trans-amazonienne et Santarém-Cuiabá. D’autres PICs vont suivre mais le rythme des instal-lations sera plus lent que ce qui était initialement prévu. Les colons sélectionnés par l’INCRA sont alors presque tous originaires du Nord-Est (l’organisme fédéral privilégie les candidats originaires de zones rurales, les chefs de familles nombreuses et disposant de faibles revenus). Les migrants vont être confrontés à la lenteur de l’administration qui tarde à officialiser leurs droits d’occupation sur les terres allouées. Les pouvoirs publics ne respectent pas non plus les délais annoncés pour la construction d’infrastructures sanitaires, d’écoles et de voies d’accès. Les retards concernant aussi la mise en place et l’octroi de financements pour lancer les productions agricoles. Les premiers agriculteurs installés n’ont pas été correctement informés des énormes difficultés qu’allaient rencon-trer leurs familles dans un environnement souvent insalubre, inhospitalier. Ces difficultés conduisent les autorités gouvernementales à repenser le dispositif de colonisation de l’Amazonie dès le milieu des années soixante-dix.


A partir de 1974, le gouvernement fédéral donne la priorité à la constitution de pôles de développement et abandonne le schéma initial des couloirs de pénétration créés au long des axes routiers. L’objectif est d’accélérer le processus d’occupation de l’Amazonie, perçu comme un espace sous-peuplé et qu’il est urgent de coloniser. Le premier programme mis en œuvre dès 1974 est intitulé Polamazônia. Il est coordonné par une structure interministérielle (intérieur, agriculture, transports). Il s’agit de concentrer d’importantes ressources financières sur des zones géographiques sélectionnées où l’Etat va installer des infrastructures et de nouveaux centres urbains. Le groupe interministériel créée onze pôles privilégiant le développement agricole et six pôles centrés sur l’activité minière. Sur les onze premiers pôles, l’objectif annoncé est d’installer 1 million d’agriculteurs entre 1974 et 1980. En 1979, un premier bilan réalisé montre qu’entre les PICs et les pôles de développement agricole, le gouvernement fédéral a réussi à installer à peine 50 000 familles. Il montre aussi que sur 100 lots de terres octroyés à des colons dans le cadre des PICs et des pôles entre 1972 et 1974, 14 ont été abandonnés par les premiers occupants. Ces constats vont conduire l’INCRA à accélérer à partir de 1979 les opérations de distribution de terres et les procédures de remise de titres légitimant l’occupation par les agriculteurs bénéficiaires. Les résultats des PICs et des pôles resteront cependant très inférieurs aux objectifs annoncés. Au total, entre 1970 et 1985, ces opérations de colonisation pilotées par les pouvoirs publics auront permis d’installer durablement 256 000 familles d’agriculteurs[2].


Localisation des différents programmes de colonisation mis en œuvre sous le régime militaire.

Carte réalisée par le géographe Hervé Thery.


L’expérience du Polonoroeste tranche avec ce bilan, au moins en ce qui concerne les flux migratoires et d’installations. Lancé en 1981. Le dispositif prévoit l’achèvement de la construction de la route fédérale qui relie Cuiabá (capitale du Mato Grosso) à Porto Velho (capitale du Rondônia), longue de 1460 km. La pose du revêtement de ce qui était une poste sera terminée en 1984. Polonoroeste inclut également un programme d’installation d’agriculteurs familiaux sur des lots de terres appartenant à l’Etat. Enfin, Brasilia devait renforcer sur la région les services publics de base (santé, éducation) tout en installant des infrastructures permettant la commercialisation des denrées agricoles. Le program-me intégrait enfin un projet de protection des terres des populations indiennes et de préservation des ressources forestières. Dans cet Etat comme sur d’autres pôles de l’Ama-zonie, les migrants doivent conserver la végétation native sur 50% de la surface occupée. Cela signifie qu’ils peuvent déforester sur l’autre moitié. La préservation de l’environne-ment ne sera pas un objectif respecté. En moins de dix ans, l’exécution de Polonoroeste va transformer radicalement toute la structure sociale et culturelle de l’Etat et provoquer la destruction d’une grande partie de ses ressources naturelles. Le dispositif initial prévoyait l’installation de colons sur une superficie de 410 000 km2, localisée entre le Nord-Ouest du Mato Grosso et l’Etat du Rondônia. Les terres effecti-vement occupées vont largement dépasser cette limite. La mise en œuvre du projet va entraîner un énorme flux de migrations vers le Rondônia de populations originaires principalement de l’Etat du Paraná, au sud du pays. A partir de 1984, avec l’achèvement de la route reliant Cuiabá à Porto Velho, le flux annuel moyen d’arrivants est de 160 000 personnes. Pour faire face, le gouvernement fédéral va abandonner son programme initial d’installations sur des terres publiques et va mettre en œuvre un dispositif d’installations accélérées par lequel les occupations de terres localisées hors du domaine public sont reconnues. En 1980, le Rondônia recensait 491 069 habitants. Il en comptera 1 226 306 en 1996, puis 1 562 409 en 2010. Pendant la mise en œuvre du projet Polonoreste, entre 1981 et 1988, les taux de déforestation annuel atteignent des niveaux très élevés. Les surfaces déboisées ne dépassaient pas 1 217 km2 en 1975. Elles atteignent 30 046 km2 en 1987. Au début des années 2000, l’étendue de la déforestation portait sur plus de 67 000 km2.


Avec les chocs pétroliers des années soixante-dix, la politique de développement de l’Amazonie va intégrer un nouvel objectif : il s’agit de favoriser l’exploitation des res-sources minières importantes sur la région afin d’accroître les exportations. Dans ce cadre, à compter de 1980, le pôle minier de Carajas (au sud de l’Etat du Pará, où sont localisées les plus grandes réserves de minerai de fer et de bauxite du monde) devient un projet-phare. Conduit par l’entreprise publique Vale do Rio Doce (privatisée en 1997), le programme d’exploitation minière prend le nom de Programme Grande-Carajás (PGC). Sur une surface totale de 2 millions d’hectares, Vale do Rio Doce va installer plusieurs fronts de taille. Le site est alimenté en énergie électrique par le grand barrage construit sur le fleuve Tocantins à Tucurui, distant de 361 km de Carajas[3]. Outre l’exploitation du minerai de fer, trois autres projets concernant l’extraction de la bauxite et la trans-formation en aluminium ont été intégrés au PGC[4].


La population installée autour du PGC et sur les deux villes créées passera de 82 532 habitants en 1982 à 184 060 habitants en fin de décennie. Aujourd’hui, l’ensemble des sites urbains existants ou créés sur la région de Carajas représente une population totale de 1,7 million d’habitants. L’ouverture de ces mines a permis au Brésil de devenir un des acteurs majeurs de l’économie mondiale du minerai et de fer et de la bauxite. La prolifération de centres urbains, l’implantation sur la région de nombreuses exploitations agricoles et l’arrivée de milliers de colons ont accentué la dynamique de déforestation sur les Etats du Pará et du Maranhão.


Jusqu’à la fin du régime militaire, la politique amazonienne de l’Etat brésilien ne suscite guère de polémiques au plan intérieur comme au niveau international. Au cours des années 1980, les débats sur la situation de l’environnement et les questions écologiques commencent cependant à émerger dans plusieurs pays. Dans ce contexte, l’assassinat en 1988 du leader syndical et écologique Chico Mendes va avoir une répercussion inter-nationale. La politique de développement de l’Amazonie mise en œuvre par le gou-vernement de Brasilia devient un objet de critiques aussi bien au plan intérieur qu’à l’extérieur du Brésil[5].

 

[1] Le statut de la terre adopté par le gouvernement militaire en 1964 a cherché à combler une lacune que la loi agraire de 1850 avait laissé ouverte pendant plus d’un siècle. Ce statut (toujours en vigueur) donne à tout brésilien la possibilité de s’approprier des terres publiques encore sans destination à condition d’y avoir résidé pendant dix ans, de ne pas avoir vu cette occupation contestée et d’avoir mis en valeur ces terres par son travail et celui de sa famille. Si ces conditions sont remplies, l’occupant voit sa situation régu-larisée. Il est défini comme posseiro, occupant sans titre de propriété mais cependant en situation légale. Le statut de la terre a exigé la création d’un organisme chargé de la réforme agraire et des opérations de colonisation : l’Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire (INCRA), chargé de cartographier et d’identifier les terres publiques occupées afin de régulariser les conditions d’utilisation et d’occupation de ces terres et d’émettre des titres d’occupants légalisés (ou posse en portugais).

[2] Pour cette raison, dès le début des années 1990, les politiques de colonisation agraire sont repensées et redéfinies. A la place d’opérations conduites par les pouvoirs publics, l’Etat va préférer ouvrir l’Amazonie à des projets et initiatives privées. Sur la première phase des programmes de colonisation pilotés par l’Etat, la déforestation réalisée est de type linéaire. Elle devient ensuite (de 1975 à 1979) une déforestation radiale réalisée autour des pôles de développement. Enfin, à compter de 1980 et jusqu’à aujourd’hui, le modèle dominant est celui d’une déforestation en tâche d’huile.

[3] Long de 7 km, le barrage de Tucuruí dispose d’une capacité qui lui permet de couvrir les besoins en énergie électrique du site de Carajas mais aussi ceux de la ville de Belém, située à 550 km. Le lac formé a couvert 243 000 hectares de forêt. Sur cette superficie, il a fallu exproprier 10 000 exploitants agricoles et déplacer deux tribus indiennes. Le Programme Grande Carajás a conduit à la construction de deux nouvelles villes disposant d’aéroports, d’une route et d’une ligne de chemin de fer qui relie Carajás à São Luis do Maranhão, la capitale de l’Etat du même nom.

[4] Ces trois projets sont ceux du Rio Trombetas (entreprise minière de capital brésilien et étranger, qui fournit en bauxite le projet Alumar (alumínios do Maranhão) et Albrás/Alunorte), le projet Albrás/Alunorte (engagé en 1985 à l’initiative de l’entreprise Complexe Industriel de Barcarena, qui produit de l’aluminium près de Belém) et le projet du consortium Alumar (également de production d’aluminium) dans l’Etat du Maranhão. Tous ces programmes industriels sont alimentés en énergie électrique par le barrage de Tucuruí.

[5] Les ambitions de défense de l’Amazonie brésilienne qui étaient à l’origine des projets développés sous le régime militaire persisteront après le retour à la démocratie en 1985. La même année, le gouvernement Sarney arrête le projet Calha Norte (Rail-Nord) qui sera mis en œuvre en 1987. Ce projet prévoit l’occupation par l’armée d’une bande du territoire national située au Nord et au Nord-Ouest de l’Amazonie. Le rail a une largeur moyenne de 160 km et une longueur de 6500 km, sur la frontière commune que le Brésil possède avec la Guyane française, le Surinam, le Guyana, le Venezuela et la Colombie.



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