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Destitution de Bolsonaro : c'est maintenant (1).



1. Un homme isolé.



Le Brésil est devenu en quelques mois l’épicentre de la pandémie de covid-19. A la mi-avril dernier, le pays avait recensé 10% des victimes fatales du virus dans le monde alors qu’il ne représente que 2,72% de la population du globe. Au 1er janvier dernier, l’épidémie avait déjà fait 195 411 morts en dix mois au Brésil. Sur les dix premières semaines de cette année, on a enregistré un peu plus de 170 000 nouveaux décès liés au covid-19 ou à un de ses nombreux variants.


Cette hécatombe qui se poursuit n’est pas une fatalité. Depuis le début de l’épidémie, le chef de l’Etat nie sa gravité, propage un discours négationniste et refuse toute mesure de confinement à l’échelle nationale. La politique sanitaire de l’exécutif fédéral sur les douze mois écoulés aura été erratique, souvent incohérente, jamais à la hauteur du défi médi-cal, social et humain. Les recommandations du monde scientifique ont été systéma-tiquement ignorées ou écartées. Le Président s’est régulièrement fait le propagandiste de soi-disant traitements curatifs inutiles ou dangereux. Les ministres de la santé qui ne partageaient pas cette idéologie négationniste ont été contraints de démissionner. La stratégie de vaccination a subi d’énormes retard en raison de la politique adoptée par l’exécutif et des achats de principes actifs très tardifs.


Au cours d’épidémies qui ont accablé le pays dans le passé, le Brésil avait montré qu’il disposait d’institutions sanitaires, de ressources humaines, de capacités scientifiques lui permettant de faire face. Il a même été un exemple pour le reste du monde en matière de lutte contre les pandémies. Avec Jair Bolsonaro et son gouvernement, il est devenu l’exemple qu’il ne faut surtout pas suivre. A la fin avril 2021, selon les projections dispo-nibles, le Brésil déplorera plus de 418 000 victimes fatales du coronavirus. Dans le scé-nario le plus favorable, ce nombre approchera 600 000 au 1er août prochain, autant que ce qui est prévu aux Etats-Unis à cette date.


Chez le voisin du nord, cette mortalité a sans doute contribué à la défaite de D. Trump. Si le Brésil était une démocratie consolidée, dotée d’institutions fortes capables de contre-balancer effectivement les dérives de l’exécutif, il est probable que le pays serait aujour-d’hui en train de suivre la procédure de destitution de Jair Bolsonaro. Il est probable qu’un gouvernement intérimaire mettrait en œuvre les mesures permettant de ralentir la pro-pagation du virus et de ses variants, de réduire le nombre de décès. A l’heure où ses lignes sont écrites, le Congrès brésilien tente d’installer une Commission d’Enquête Par-lementaire destinée à établir les responsabilités du chef de l’Etat dans cette tragédie. Le Président de la Chambre des députés croûle sous le nombre de demandes de procé-dures de destitutions (impeachments) mais tergiverse. S’il ne prend pas ses respon-sabilités, la tragédie sanitaire va se poursuivre. Le chef de l’Etat pourra alors préparer sa candidature en vue de sa réélection en 2022. Ayant eu la preuve de la faiblesse des insti-tutions républicaines, il n’hésitera pas après le scrutin à les attaquer en vue d’imposer un régime autoritaire.


Du grand délire de 2018 à l’isolement politique.


Bolsonaro est un fauve politique particulièrement féroce. S’il est isolé et acculé dans l’avenir, il deviendra plus dangereux. Ce fauve ne sert que ses intérêts personnels et ceux de sa famille. Il l’a montré depuis deux ans et trois mois. Dès que des alliés, des parte-naires qui ont contribué à son élection le gênent, il les élimine sans aucun état d’âme. Ce fut le cas pour Gustavo Bebianno. Cet avocat avait pris la tête du Parti Social Libéral en 2018 et organisé la formation de droite pour qu’elle se mette au service du candidat Bolsonaro. A la formation du gouvernement, en janvier 2019, Bebianno est nommé secré-taire général de la Présidence avec rang de ministre. Il est brutalement écarté moins de deux mois plus tard parce qu’il menaçait de révéler les pratiques de financement occulte de la campagne. Le général Santos Cruz fait aussi partie de la liste des "excommuniés du Bolsonarisme". En janvier 2019, il est choisi par le Président pour assumer un poste de ministre chargé de la coordination du gouvernement. Rapidement, ce militaire discipliné et rationnel va se heurter aux membres du cabinet parallèle des bolsonaristes qui ali-mentent la propagande du clan sur les réseaux sociaux. En juin 2019, il doit abandonner son poste. Plus récemment, même des alliés qui ont aidé depuis des mois l’ancien capi-taine à se maintenir au pouvoir ont été remerciés de la manière la plus brutale et incon-venante qui soit. C’est le cas du général Fernando Azevedo e Silva qui a perdu en mars 2021 son portefeuille de ministre de défense.


Bolsonaro et trois de ses anciens ministres : le général Santos Cruz (premier plan), Sergio Moro (à gauche) et le général Azevedo e Silva (à droite).


La loyauté est une vertu rare en politique. Elle est inexistante chez Bolsonaro. Ce fauve politique n’obéit qu’à ses seuls appétits, au point de négliger souvent ses propres intérêts. Revenons un instant à la campagne de 2018. A l’époque, bénéficiant d’une popularité croissante, l’ancien capitaine est devenu le représentant d’un mouvement populiste anti-système et s’est vu entouré d’une multitude d’alliés rivalisant pour flatter son ego. Alors que ce député insignifiant a eu pendant 28 ans une carrière parlementaire particu-lièrement médiocre, voilà qu’il était enfin pris au sérieux, qu’il devenait l’acteur central d’une aventure politique majeure. N’importe quel individu eut été menacé par un excès d’orgueil en de telles circonstances. Ce fut évidemment le cas pour Bolsonaro.


Le candidat d’extrême-droite gagne l’élection et commence à gouverner en s’entourant de généraux. Singulier renversement : plusieurs décennies plus tôt, l’ancien capitaine parachutiste avait dû quitter l’armée de terre pour éviter d’être condamné par un tribunal militaire à la prison (1). Voilà qu’il devient le chef de plusieurs milliers d’officiers supérieurs ou subalternes bien plus gradés que lui et dont il décide de la carrière.…Il n’y a pas que des militaires au gouvernement. A la tête d’un superministère de l’économie, le Président a placé Paulo Guedes, un économiste libéral qui aura longtemps la bénédiction des investisseurs et des marchés financiers. Cela ne suffit pas. Bolsonaro a rallié à sa cause un héros national, l’ancien juge Sergio Moro, ce magistrat qui avait condamné Lula. Moro est alors perçu alors par une grande partie de la population comme un justicier, l’homme qui va engager la bataille décisive contre la corruption. L’ancien député Bolsonaro qui durant tous ses mandats de parlementaires a suscité les ricanements et les moqueries de nombre de ses collègues est désormais chef de l’Etat, ovationné par des milliers d’adeptes fanatisés qui lui ont attribué le surnom de "mythe"….


A l’époque, de rares observateurs distants et froids ont diagnostiqué une forme de délire collectif dans cette trajectoire qui permettra en quelques mois à un député falot d’ac-céder à la magistrature suprême. Ce délire a permis aux bolsonaristes de capter les attentes d’une majorité d’électeurs, fatigués par un système politique qui avait permis à la gauche de faire de la corruption une pratique généralisée. Cette majorité s’est résolue à voter au second tour du scrutin de 2018 pour un personnage sans étoffe, réactionnaire et agressif. Il a suffi qu’il annonce un grand nettoyage, un renversement du système, qu’il campe un personnage nouveau, éloigné de la politique et inspiré par la puissance divine. Les électeurs en question ont alors oublié que ce personnage providentiel était un vieux routier de la politique qu’il prétendait rénover. Ils ont oublié qu’ils avaient à faire à un personnage profondément réactionnaire. Avant la campagne, Bolsonaro avait déclaré publiquement qu’il préfèrerait perdre un fils dans un accident que de le savoir gay. Il avait enregistré une vidéo où il soutient que la dictature aurait dû assassiner au moins 30 000 personnes. Le délire n’a pas touché que le clan bolsonariste et les militants de la campa-gne. Il a contaminé une majorité d’électeurs qui a voulu porter au pouvoir un personnage sans charisme qui parlait de défendre les bons brésiliens contre les mauvais, qui jouait à fond la carte de la polarisation. Sans jamais oublier ses appétits, Bolsonaro a fini par croire à ce délire collectif. Avec le temps, l’exercice du pouvoir a contraint ce Président improbable à se confronter à la réalité. Finalement, en ce début de troisième année de mandat, l’ancien capitaine se retrouve très isolé, sans doute plus isolé que jamais.


A l’époque de sa vie de parlementaire, il était facilement traité de bouffon, de pitre. Ces qualificatifs ne le gênaient guère. Aujourd’hui, des forces d’opposition mais aussi des re-présentants de la société civile le qualifient de génocidaire. Dans son discours d’inves-titure, il avait utilisé un vocabulaire frustre et partisan, annonçant ainsi la fin du politi-quement correct. Des Brésiliens misogynes, racistes et homophobes avaient pu alors se sentir représentés par ce nouveau Président qui prenait ses fonctions en causant comme on le fait au café du coin, entre petits blancs qui partagent leurs blagues de mauvais goût préférées. Avec le terme de génocidaire, le registre change. Dans la société civile, chez les élus de tous bords, au sein des institutions de la République, un tel qualificatif ostracise celui à qui il est attribué.


Cet isolement est le résultat d’une succession de ruptures qui ont commencé dès le début du mandat. Il y a eu ainsi la dissidence de l’avocate Janaina Paschoal (député de l’assemblée de l’Etat de São Paulo), puis celle de Joyce Hasellmann, journaliste et bolso-nariste très engagée, élue député fédérale en 2018. Des personnalités moins connues ont aussi lâché le Président, notamment au sein du Parti Social Libéral que Bolsonaro lui-même a quitté. L’ancien juge Sergio Moro aura attendu avril 2020 avant de démissionner de son poste de ministre de la Justice. A la fin mars 2021, ce fut le départ de plusieurs militaires de haut rang. Le chef de l’Etat voulait faire une démonstration de force en renvoyant son ministre de la Défense. Il a entraîné ainsi la démission des trois généraux commandant l’état-major interarmes. Désormais, les officiers supérieurs qui continuent à occuper des postes clés dans son gouvernement sont moins nombreux, ils appar-tiennent souvent à l’armée de réserve ou sont retraités. Moins entouré de personnalités militaires, le Président doit pourtant encore cohabiter avec son vice-Président, le général Hamilton Mourão, qui assumerait la magistrature suprême en cas de défection ou de destitution de Bolsonaro. Mourão est le seul ancien militaire que le chef de l’Etat ne peut pas renvoyer à une retraite paisible. Il a été désigné lui aussi par le suffrage universel. Patelin, discret, le général vice-Président ne manque jamais une occasion de se rappeler à la mémoire des journalistes, des formateurs d’opinion. Au cas où ses interlocuteurs oublieraient qu’il existe et qu’il ne serait pas le premier Vice-Président à assumer le poste de chef de l’exécutif depuis le retour du pays à la démocratie [2].


L’isolement est aussi le résultat de révocations que l’ancien capitaine a été contraint de décider sous la pression des parlementaires et, notamment, de ses alliés de circons-tances qui forment le Centrão. Lorsque le général Pazuello a dû abandonner le porte-feuille de la santé en mars 2021 après 10 mois d’une gestion calamiteuse de la pandémie, Bolsonaro a accepté ce départ et imposé son choix pour la désignation du successeur. Le renvoi du Ministre des Affaires Etrangères Ernesto Araujo à la fin du même mois est une décision que le Président a prise sous forte contrainte. Le ministre avait réussi à se mettre à dos une bonne partie du Congrès et son maintien pouvait faire perdre à Bolsonaro le précieux soutien du Centrão. Exit donc Araujo. La pilule a été amère pour le Président qui déteste perdre la main et agir sous la contrainte. Il a réagi comme un enfant gâté qui n’accepte pas les revers et réagit avec colère et violence. Sans avoir anticipé les conséquences de son geste, sentant que son leadership s’affaiblissait, il a voulu montrer qu’il restait maître du jeu en renvoyant le ministre de la Défense.



Ernesto Araujo en visite chez Donald Trump en 2019.


Le départ d’Ernesto Araujo aura été plus douloureux que les autres pour Bolsonaro. Ce ministre tenait un rôle particulier au sein de l’exécutif. Aussi loufoque, extrémiste et réactionnaire que le Président, Araujo possédait cependant un vernis intellectuel que la plupart des autres membres du gouvernement conscients de leurs limites ne parvien-nent pas à afficher. Au sein du camp bolsonariste, l’ex-ministre a exercé une fonction bien plus importante que celle du gourou Olavo de Carvalho [3], exilé aux Etats-Unis et accompagnant la trajectoire bolsonariste de loin, par le biais de prêches et de harangues diffusés sur les réseaux sociaux. Araujo aura été l’idéologue du Bolsonarisme agissant au sein de l’exécutif fédéral, bénéficiant de la légitimité que lui conférait son parcours de diplomate de carrière au sein du ministère des affaires étrangères [4]. En janvier 2019, lors de la cérémonie de prise de fonction, Ernesto Araujo avait d’ailleurs prononcé un discours truffé de références littéraires et historiques, comme s’il voulait étaler toute son érudition. Ce discours voulait marquer une rupture. Il se terminait par des références explicites à la conspiration marxiste qui menacerait le Brésil. A partir de ces propos délirants, le nouveau chef de la diplomatie annonçait une ère de rupture, la mobilisation de son administration désormais engagée dans la lutte contre le mal absolu du "mon-dialisme communiste".


Pendant 27 mois, ce ministre manichéen aura formulé des analyses géopolitiques rele-vant de l’élucubration paranoïaque. Il aura notamment fragilisé les relations bilatérales avec la Chine [5]. Néanmoins, chez Araujo, le discours idéologique anticommuniste était proféré sans vulgarité, toujours accompagné de considérations pseudo-intellectuelles. En ce sens, Ernesto Araujo était un des artisans majeurs du mythe selon lequel le Prési-dent portait un véritable projet politique, une ambition dépassant la soif de pouvoir d’un clan ou les appétits de son chef. Avec le discours d’Araujo, Bolsonaro pouvait croire qu’il serait reconnu par la postérité comme le Président qui avait su redonner à la patrie son identité chrétienne profonde, l’homme qui avait éradiqué les forces du mal et mené "au nom de Dieu le combat pour le triomphe du bien". Le départ de cet "intellectuel-diplomate" n’est donc pas une perte parmi tant d’autres. Bolsonaro ne peut plus s’ima-giner avoir un dessein. Les masques sont tombés. L’ancien capitaine sait mieux que personne ce qu’il vaut. Il ne peut plus séduire et s’illusionner en se cachant derrière des idéologues à la petite semaine. Il n’y a plus de "mythe"….


(à suivre : Bilan médiocre, soutien d’une minorité stable.)


 

[1] En 1987, le capitaine Bolsonaro était accusé d’avoir participé à un groupe de soldats qui prévoyait de faire des attentats avec des bombes afin d’exercer une pression sur les états-majors et d’obtenir une revalorisation de salaires. A l’unanimité, un Conseil de Justi-fication militaire déclarait Bolsonaro coupable en avril 1988 et décidait que le justiciable ne pouvait pas accéder au rang d’officier. Quelques mois plus tard, le condamné était absous par un Tribunal Supérieur Militaire. Entre temps, Bolsonaro avait quitté l’armée et entamé une très longue carrière politique. [2] En 1985, à la suite du décès du Président élu Tancredo Neves, José Sarney, vice-Président a dû assumer le poste de chef de l’Etat. Ce fut aussi le cas d’Itamar Franco à partir de 1992 à 1995, suite à la démission du Président Collor. Enfin, de 2016 à 2018, après la destitution de la Présidente Dilma Rousseff, Michel Temer est devenu chef de l’Etat. [3] Olavo de Carvalho est un philosophe autodidacte, écrivain et essayiste brésilien. Réfé-rence intellectuelle de l'extrême droite , il est connu pour ses positions conservatrices et conspirationnistes. Il dénonce la "pensée unique de gauche" et le "marxisme culturel" dans les médias et les universités brésiliennes. Il est particulièrement influent auprès du président Jair Bolsonaro, de ses fils et de certains de ses ministres dont il a appuyé la nomination. [4] Bien que n’ayant jamais assumé de poste diplomatique de premier plan, Il appartient au prestigieux corps des cadres de la diplomatie brésilienne, ces anciens élèves de l’institut Rio Branco. [5] Voir les posts "Le Brésil et la Chine : l’avenir d’une relation", publiés sur ce site en novembre 2020.

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