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Du covid à une nouvelle crise alimentaire (1).

L’agribusiness, responsable de la faim ?



L’insécurité alimentaire a régressé au Brésil entre le début du siècle et 2015. Elle progres-sé à nouveau depuis le milieu de la décennie passée. Sa forme la plus grave, la sous-alimentation, frappe une part croissante de la population depuis la crise du covid. L’une des premières puissances agricoles de la planète comptait à la fin 2021 près de 20 mil-lions d’habitants souffrant de la faim et plus d’une centaine de millions affectés par des formes plus ou moins prononcées d’insécurité alimentaire. Cette dramatique actualité est l’occasion dans une série de posts d’analyser les causes d’un phénomène aujourd’hui essentiellement urbain. Avant de tenter une explication rationnelle, on s’attachera d’abord à évoquer des thèses véhiculées par la gauche brésilienne et spontanément reprises par des ONGs et la presse main-stream de plusieurs pays occidentaux développés.


Le retour de la faim au Brésil serait lié à l’essor de systèmes de production agricole mo-dernes. Il serait la conséquence directe de la priorité donnée à l’agribusiness, à l’agri-culture d’entreprise trop souvent confondue avec les structures latifundiaires des siècles passés. L’insécurité alimentaire aurait disparu depuis des lustres au Brésil si la puissance publique avait donné la priorité à une agriculture de petite échelle, aux exploitations fa-miliales, à une production traditionnelle idéalisée et capable de satisfaire tous les be-soins en respectant les équilibres naturels et l’environnement. Cette vision est claire-ment affichée sur des sites brésiliens. Elle est reprise en Europe par des associations humanitaires très politisées… Il s’agit "de défendre et promouvoir l’agroécologie paysanne qui garantit une vraie résilience du système alimentaire grâce à une production diver-sifiée et des circuits de commercialisation courts", selon le site d’une ONG française…[1]


La seconde thèse est parente de la première. Le Brésil a faim parce qu’il produit pour l’ex-portation. La faim serait la conséquence d’un modèle de production agricole dominé par la quête du profit, dénoncent les thuriféraires de la petite agriculture dite paysanne. C’est le marché, cette institution perfide, qui pousserait les exploitants à privilégier la produc-tion de soja au lieu de se consacrer à la culture du riz et du haricot noir (le feijão), les deux composantes essentielles de l’alimentation de base traditionnelle. C’est donc le marché et l’appât du profit qui sont à l’origine de la faim. Le Brésil rural ne produit pas pour couvrir les besoins de sa population. Il s’attache d’abord à répondre à l’appétit des Chinois ou des riches du Moyen-Orient. A la fin de l’année passée, à Brasilia, sur la façade du siège de l’association brésilienne des producteurs de soja (Aprosoja), un groupe de pseudo-révolutionnaires du Mouvement des Sans Terre avait tagué une phrase qui résu-me l’argumentation : « le soja ne remplit pas le ventre » …


En résumé, l’insécurité alimentaire croissante dont souffrent des millions de Brésiliens est l’occasion pour toute une gauche de raviver le combat idéologique contre le capitalisme et la dynamique de modernisation agraire qu’il a enclenchée depuis des décennies. En Europe, et dans le monde occidental en général, des chroniqueurs et journalistes "enga-gés", des leaders politiques de gauche qui n’ont aucune expérience sérieuse de l’agricul-ture brésilienne reprennent sans sourciller ces prêches militants. Il faut se pencher à la fois sur l’histoire de l’agriculture brésilienne au cours des dernières décennies et sur le contexte particulier dans lequel elle s’est modernisée pour comprendre que l’insécurité alimentaire serait aujourd’hui bien plus grave si le Brésil n’avait pas engagé il y a cin-quante ans une révolution agricole majeure.


Révolution technologique et mise en valeur du cerrado.


Jusqu’au milieu des années 1980, le Brésil est importateur net de produits agricoles et alimentaires. Sur les années de mauvaises récoltes, le pays devait même recourir à l’aide internationale pour faire face aux pénuries en denrées de base. L’agriculture à vocation commerciale qui produit pour le marché intérieur est alors concentrée dans le Sud et le Sud-est du pays. Elle est principalement animée par de petites exploitations familiales. Sur les autres régions, l’économie rurale repose sur l’élevage bovin extensif et peu pro-ductif, sur quelques cultures de rente (canne-à-sucre, café). Il existe sur tout le territoire une agriculture familiale d’autosubsistance peu productive et dont l’offre stagne.


Il faut donc alors impérativement moderniser une branche peu compétitive, la rendre plus productive afin qu’elle soit capable de satisfaire les besoins croissants d’une popu-lation qui augmente et s’urbanise très rapidement. A partir des années 1970, s’inspirant de la fameuse révolution verte, l’Etat fédéral et les organisations professionnelles agricoles (syndicats, coopératives) vont encourager l’essor d’un modèle d’agriculture tropical basé sur trois piliers complémentaires.


Le premier sera le développement de technologies adaptées aux conditions tropicales : nouvelles variétés de plantes adaptées à des latitudes plus septentrionales, essor du semis direct (qui apporte d’énormes avantages en termes de conservation des sols [2]), usage d’intrants performants, mécanisation, introduction d’une seconde (voire d'une troisième) récolte au cours d’une seule campagne sans irrigation, réunion et intégration sur une même structure agricole d’activités agricoles (grandes cultures, élevage bovin, sylviculture) auparavant réalisées sur des exploitations spécialisées.


Le second pilier de cette révolution agricole sera la transformation de sols pauvres en terres fertiles, notamment au cœur du pays, sur la vaste zone de savanes arborées que l’on nomme le cerrado. Avec la modernisation de l’agriculture familiale au Sud, le secteur a besoin de moins de main-d’œuvre. Les jeunes de cette région et du Sud-est qui avaient déjà une bonne maîtrise des techniques d’agriculture intensive ont été encouragés à s’installer dans le Centre-Ouest, puis le Nord. C’est l’essor d’une agriculture productive sur cette zone (jusqu’alors consacrée essentiellement à l’élevage bovin extensif) qui va per-mettre au Brésil de devenir autosuffisant puis de contribuer à la sécurité alimentaire mon-diale. Des exploitants familiaux venus du Rio Grande do Sul, du Paraná ou de l’Etat de São Paulo s’installent à des milliers de kilomètres de leurs terres d’origine. Ils construisent des villes et ouvrent des routes. Au cours d’une première phase, ils se limitent à planter du soja (une culture qu’ils connaissent bien et qui donne rapidement de bons résultats) ou à élever des bovins pour la viande (l’activité traditionnelle sur les régions où ils ont émigré). Avec le temps, les terres ainsi exploitées vont se valoriser, ce qui encourage les exploitants à intensifier et à diversifier la production. Dès la fin des années 1980, le Centre-Ouest et les zones les plus septentrionales du cerrado deviennent d’importants pôles de production de maïs, de riz, de coton, de café, de canne-à-sucre, de lait, de porcs et de poulet. La sylviculture (eucalyptus) se développe également. En 2000, les terres de cerrado exploitées comptent déjà parmi les premiers bassins de production d’aliments, de fibres, de cellulose, de biocombustibles et de ressources fourragères de la planète.


Localisation du cerrado.


Sur ces nouveaux pôles agricoles, les migrants sont conduits à privilégier la recherche d’économies d’échelle car ils doivent tenir compte de conditions de production et d’un environnement très différent de celui qu’ils connaissaient dans leurs régions d’origine. C’est le troisième pilier de la révolution agricole brésilienne. Sur les nouveaux territoires que l’agriculture moderne conquiert à partir des années soixante-dix, seules des ex-ploitations de grande taille, conduites par des exploitants bien formés peuvent se dé-velopper, permettre de dégager des revenus et d’enclencher une dynamique de déve-loppement local. Deux raisons fondamentales imposent une recherche d’économie d’é-chelle dans le Centre-Ouest ou au Nord. Les coûts fixes de production sont plus élevés que sur d’autres bassins agricoles du Brésil ou du monde. Les sols du Centre-Ouest bré-silien sont en général des sols très acides et pauvres. Les dépenses par hectare à envi-sager pour corriger l’acidité, construire et renouveler la fertilité de ces sols sont donc considérables. Les conditions climatiques (chaleur, forte humidité) sont particulièrement favorables au développement de parasites ou à la prolifération d’insectes. Sans traite-ment régulier et adapté des récoltes, des attaques répétées peuvent détruire rapi-dement toute la production. Les dépenses par hectare en produits phytosanitaires sont donc relativement importantes. Rapidement, les premiers migrants vont s’apercevoir que la conduite d’activités agricoles et d’élevage sur ces zones tropicales exige des capacités de gestion avancées et le recours à une main-d’œuvre très qualifiée. Rares sont aujour-d’hui sur les grandes exploitations modernes du Mato Grosso ou du Goiás les ouvriers agricoles sans formation que l’on rencontre encore au moment des récoltes sur les plan-tations de canne-à-sucre du Nord-Est. Les personnels employés en agriculture sont en général très qualifiés en connaissance des sols, agronomie, conduit d'engins ou gestion de la production.


Il faut ajouter ici deux autres éléments qui ont grevé et grèvent encore les coûts fixes des exploitants du Centre-Ouest brésilien. La région se caractérise par une grande instabilité climatique. Etendre les surfaces sur plusieurs centaines ou milliers d’hectares est un im-pératif stratégique qui permet de limiter l’impact de cette instabilité. Autre élément : con-trairement à ce qui s’est passé aux Etats-Unis au début du XXe siècle, la migration vers le Centre-ouest des agriculteurs du Sud-Sud-Est n’a pas été précédée ou accompagnée par l’installation d’infrastructures de transport (routes, voies ferrées), de collecte et de stockage. Les pionniers brésiliens ont dû assumer eux-mêmes les dépenses liées à la mise en exploitation de nouvelles terres. Ils ont souvent financé l’ouverture de routes, la construction de capacités de stockage. Cet effort n’a pas suffi. Les nouveaux pôles agri-coles du cerrado souffrent encore d’énormes insuffisances sur le plan logistique, en ma-tière de transport et de communication, essentiellement en raison des carences de l’Etat.


Dans ces conditions, c’est en cherchant à accroître la dimension de leurs exploitations que les chefs d’entreprises agricoles du cerrado sont parvenus à réduire leurs coûts de production moyen, à fournir sur les marchés des produits compétitifs tout en dégageant des résultats. Le succès de l’activité agricole dans cette région du monde tropical est in-dissociablement lié à l’installation et à l’essor d’exploitations de très grandes dimensions (plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’hectares) conduites par des entrepreneurs hautement qualifiés, disposant d’une main d’œuvre également très compétente.


Propriété de la société d'investissement agricole SLC dans le Mato Grosso (42 123 hectares).


Agribusiness et sécurité alimentaire.


L’agriculture opérant sur des structures plus modestes a aussi contribué à l’essor de la production sur d’autres régions du Brésil. Elle reste une composante essentielle de l’éco-nomie régionale sur des pôles du pays où les conditions pédoclimatiques, l’environ-nement logistique, les conditions d’accès aux marchés sont bien meilleures que ce que l’on trouve dans le cerrado. C’est le cas par exemple dans les Etats du Sud (Paraná, Rio Grande do Sul, Santa Catarina) ou à São Paulo. Soulignons cependant un élément essen-tiel. Sur ces zones géographiques, les exploitants familiaux qui vivent de l’agriculture, animent les économies locales et contribuent à couvrir les besoins alimentaires des citadins ne sont pas des acteurs extérieurs à l’agribusiness souvent décrié. Ils gèrent des exploitations rentables parce que celles-ci sont intégrées à de véritables complexes agro-industriels souvent gérés par de grandes coopératives.


Très puissant dans le Paraná ou le Rio Grande do Sul, le mouvement coopératif réunit la majorité des exploitations agricoles familiales. La coopérative centralise les achats d’in-trants, fournit une assistance technique, assure parfois les travaux de semis et de mois-son, réalise la collecte, transforme et commercialise la production. Elle permet à l’exploi-tant de réduire ses coûts de production, d’investir et de commercialiser dans les meil-leures conditions. Soulignons-le : c’est l’agriculture familiale assise sur une organisation coopérative et/ou intégrée à des complexes agro-industriels modernes qui permet aux petites exploitations d’exister et de contribuer à l’approvisionnement alimentaire du pays. La révolution agricole promue par les pionniers du Centre-Ouest repose sur l’essor de grandes ou de très grandes structures de production. La révolution agricole qu’ont pour-suivi les exploitants des régions méridionales n’aurait pas fait long feu sans l’effort d’inno-vation technologique, d’organisation commerciale et d’investissement industriel conduit par un mouvement coopératif dynamique.



Parc industriel de la coopérative Cocamar, près de Maringá (Paraná). La coopérative regroupe 15 500 exploitants familiaux.


Quels sont les résultats de cette modernisation agricole basée sur la recherche d’écono-mies d’échelle, le recours aux technologies de pointe, l’essor de complexes agro-in-dustriels et la création de filières structurées ? Il y en a plusieurs, tous essentiels du point de vue de la sécurité alimentaire. Le premier est un accroissement spectaculaire de la production. Entre 1974 et 2020, la population brésilienne a augmenté de 101%, passant de 104,7 à 210,15 millions d’habitants. Dans le même intervalle de temps, la production de grains (riz, haricot noir, maïs, soja, blé, autres céréales, etc.) a été multipliée par 7. L’effectif de volailles de chair et de poules pondeuses a progressé de 440%. Le cheptel bovin s’est accru de 136%. Cet essor de la production a été obtenu sans qu’une dynamique d’ex-pansion des terres utilisées proportionnelle ait eu lieu (la surface exploitée en grains a été multipliée par 1,9 ; les aires de pâturage sont aujourd’hui supérieures d’à peine 3,5% à ce qu’elles étaient au milieu des années 1970). Tous les travaux universitaires menés depuis plusieurs décennies montrent que l’ensemble du secteur agricole a connu une progression spectaculaire de la productivité. L'ensemble des productions agricoles oc-cupent aujourd'hui une surface totale de 351,3 millions d'hectares (41% du territoire natio-nal). Sans gain de productivité, au cours trois dernières décennies, il aurait fallu que les activités agricoles occupent 366 millions d’hectares supplémentaires pour atteindre aujourd'hui les mêmes résultats en termes de production.


Evolution de la production de grains sur 35 ans.

Source : Conab. Comprend les cultures d'été (soja, maïs, haricot noir, arachide, sorgho, riz) et les cultures d'hiver (maïs, blé, orge, avoine, seigle,triticale, colza).


Cet essor de la production et de la productivité n’a pas seulement permis au Brésil de passer d’une situation d’importateur net de denrées agricoles et alimentaires à celle de puissance exportatrice (dégageant un excédent qui compense largement le déficit gé-néré par d’autres secteurs). Il a aussi contribué à améliorer le pouvoir d’achat alimentaire de la population brésilienne. En 1974/75, une famille brésilienne moyenne consacre 30,6% de son budget mensuel à la consommation alimentaire. Ce coefficient budgétaire n’était plus que de 23,57% en 1995/96. Il était de 17,5% en 2018 [3]. Cette évolution n’est pas seulement liée à la dynamique de modernisation de l’agriculture. L’accroissement du revenu moyen par tête (trop modéré), l’urbanisation, les changements de comportement alimentaire comptent aussi parmi les facteurs qui ont permis aux familles brésiliennes de diversifier leur consommation, de consacrer une part plus importante de leurs ressources au transport, au logement, à la santé ou à l’éducation. Mais l’agriculture moderne a eu une part significative dans cette évolution en accroissant l’offre de denrées et matières premières à des prix accessibles au plus grand nombre. L’augmentation de la productivité agricole entre la fin des années soixante-dix et la veille de la crise sanitaire mondiale a permis une baisse du prix réel des aliments de base. En considérant les prix relatifs de 20 produits essentiels, cette réduction a été en moyenne de 3,5% par an entre 1975 et 2018. La dynamique de développement de l’agriculture moderne a donc contribué à améliorer le pouvoir d’achat des urbains, notamment des salariés.


Le Brésil est un pays aujourd’hui urbanisé à plus de 87%. Désormais, l’insécurité alimen-taire est avant tout un drame qui touche les grandes périphéries urbaines ou vivent – et tentent de survivre – les couches les plus pauvres de la population. La faim se con-centre principalement dans les favelas. Elle est la conséquence d’une forte contraction du pouvoir d’achat de familles victimes de la dégradation du marché de l’emploi, de la désorganisation de l’activité économique, de la réduction ou de la perte de revenus, de la forte hausse des prix des produits alimentaires de base au niveau du commerce de détail. La substitution de l’agriculture moderne technologiquement performante par une production familiale fondée sur de petites structures et des circuits courts aggraverait la situation actuelle au lieu de contribuer à un début de solution. Il serait tout simplement impossible d’approvisionner les métropoles urbaines ou même les villes moyennes moyennant des prix accessibles à partir d’une agriculture traditionnelle privilégiant les marchés domestiques, tournant le dos à une logique d’économie d’échelle. La produc-tion réalisée à petite échelle, tournée vers des marchés locaux, refusant l’industrialisation pourrait certes satisfaire la demande sophistiquée d’une élite à haut pouvoir d’achat. C’est d’ailleurs déjà le cas. La majorité des Brésiliens urbanisés qui vivent avec des revenus très modestes affronteraient une crise alimentaire bien plus drama-tique que celle qu’ils connaissent aujourd’hui si les grandes filières de l’agrobusiness de production et de transformation devaient être remplacées par une production locale fondée sur une petite agriculture familiale privilégiant les circuits courts.


Le culte d'un mythe.


Les formateurs d’opinion et mouvements militants qui cherchent à renforcer leurs atta-ques contre l’agriculture moderne et productive à l’occasion de la crise alimentaire ac-tuelle cultivent en réalité un mythe selon lequel l’agriculture familiale serait responsable de 70% des aliments produits au Brésil. Avant le recensement agricole de 2017-18 réalisé par l’IBGE (l'INSEE brésilien), ce lieu commun a été régulièrement répété, martelé par des formateurs d’opinion, accepté même par des experts et des chercheurs. Au point de devenir une évidence acceptée, rarement remise en cause...


La définition de l’agriculture familiale telle qu’elle est utilisée par l’Institut statistique bré-silien est une définition très générique [4] qui ne permet pas d’opérer une distinction pourtant essentielle entre les exploitations très intégrées aux grandes filières de transfor-mation et commercialisation et celles qui assurent l’autosubsistance des familles d'exploitants pauvres ou servent des marchés de proximité. Les résultats du recense-ment agricole de 2017-18 (le dernier en date) montrent que 76,8% des 5,073 millions d’établissements ruraux peuvent être classés comme des propriétés familiales. Les en-quêteurs ont cherché à mesurer la part de cette agriculture familiale dans les recettes brutes dégagées par l’ensemble de la branche. Selon le recensement, en 2017, l’agriculture familiale représentait 23% des recettes brutes totales de la branche (contre 33,2% lors du recensement précédent de 2006) alors que l’agriculture non familiale re-présentait 77% de ces recettes brutes.


Quelle est la participation de l’agriculture familiale (selon la définition retenue) dans la production des aliments ? Avant de répondre à la question, il est essentiel de définir ce que l’on range sous la dénomination d’aliments. Il est difficile d’additionner des tonnes de soja avec des tonnes de viandes ou des tonnes de sucre. A quel stade de la filière de production établit-on des calculs ? Considère-t-on la production de blé, celle de farine ou celle des boulangeries ? Pour éviter les difficultés posées par la prise en compte de produits hétérogènes et l’addition de quantités physiques, l’Embrapa [5] s’est appuyée sur le dernier recensement agricole pour considérer la production primaire. L’institution a retenu un panier de 65 productions végétales (grains, canne-à-sucre, fruits et légumes). Le tableau ci-dessous fournit quelques uns des résultats établis par l'Embrapa. Lorsqu’on exclut de ce panier le soja, le maïs, le blé, la canne-à-sucre (des cultures en général développées sur des structures moyennes ou de grandes dimensions), la participation de l’agriculture familiale sur l’ensemble des volumes produits était de 30%. Les experts de l’Embrapa précisent cependant que la part de la production familiale est plus élevée pour la majorité des productions maraichères et certains fruits.


Part de l'agriculture familiale dans la production agricole.


Source : Embrapa, d'après les résultats du, recensement agricole 2017-18.

(En % des volumes livrés par les exploitations).


Le même recensement montre qu’en 2017 les exploitations familiales détenaient 31% du cheptel bovin, 51,4% du cheptel porcin, 45,5% des volailles et 70,2% des caprins. A l’épo-que, l’agriculture familiale assurait 64,2% de la production nationale de lait. Soulignons encore une fois que le concept d’agriculture familiale utilisé ici ne permet pas de distin-guer les exploitations modernes, très productives, intégrées à l’agribusiness (par les coo-pératives ou du fait des relations commerciales établies avec des opérateurs privés) des structures agricoles traditionnelles, souvent très modestes, qui assurent pour l’essentiel la subsistance de familles pauvres et économiquement très vulnérables. Les exploita-tions qui assurent l’essentiel de la production laitière commercialisée dans un Etat comme le Goiás (un des premiers pôles laitiers du pays) sont des entreprises qui mobi-lisent les derniers acquis de la génétique, utilisent des équipements de production de pointe, gèrent leurs cheptels en mobilisant des services d’assistance technique et vété-rinaire performants. Les propriétés agricoles de l’ouest du Paraná spécialisées en soja, maïs et production avicole qui sont associées au sein de puissantes coopératives comme Agrovale, Coopavel ou Cocamar ne se développent pas en marge de l’agribusiness. Elles en sont une des composantes majeures. Ajoutons que dans le Sud, c'est cette forme d'agriculture familiale intégrées aux filières modernes de transformation-commercia-lisation qui domine. C'est la raison pour laquelle dans cette région, le part de l'agriculture familiale dans la production d'aliments est plus élevée qu'au niveau national.


On peut donc sans hésiter affirmer que l’agriculture qui nourrit le Brésil est à la fois une agriculture d’entreprise animant de grandes structures et une agriculture familiale inté-grée aux grandes filières agro-industrielles nationales. Ces deux formes d'agriculture constituent des maillons-clés des grandes filières nationales qui fournissent à la fois le marché intérieur et les marchés d’exportation.


Ces deux composantes de l’agribusiness (au Brésil, on parle d'agronegocio) ont contribué à faire reculer l’insécurité alimentaire depuis 50 ans. Elles ne pourraient pas être rempla-cées par des formes d’agriculture à petite échelle qui devraient assumer des coûts de production élevés et n’approvisionneraient que ces circuits courts viables parce qu’ils réponderaient à la demande de consommateurs aisés. Les milliers de familles qui souf-frent aujourd’hui de carences alimentaires se situent en bas de la pyramide des revenus. Elles n’ont ni le temps ni l’espace pour s’engager dans l’agroécologie. C’est au super-marché installé dans la favela qu’elles mesurent chaque jour le degré d’insécurité ali-mentaire auquel elles sont exposées.


A suivre : Le porc chinois servi avant les pauvres brésiliens ?


 

[1] Voir le site : https://ccfd-terresolidaire.org/projets/ameriques/bresil/alerte-alimen-taire-6925, du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement en France. [2] Le semis direct est basé sur l’absence de retournement (labour) et de fragmentation des horizons superficiels du sol. Ceci permet une accumulation en surface de résidus de récolte constituant une couverture qui modifie l’interface sol/atmosphère, le protégeant ainsi de l’érosion hydrique et/ou éolienne. Ces résidus forment aussi un microclimat qui amortit les effets des aléas climatiques. [3] Au Brésil, en 2016, un ménage moyen consacrait 16% de son budget à la consom-mation alimentaire. La même année, ce coefficient budgétaire était de 17% au Portugal, de 14% en Espagne, de 13% en France et de 14% en Italie. En Chine, il était de 22%, de 30% en Inde, de 19% en Afrique du Sud. Dans des pays plus proches du Brésil comme l’Argen-tine, la Bolivie ou le Pérou, le coefficient dépassait 25%. [4] Cette définition est précisée dans un décret de mai 2017. Ce texte prend en compte la dimension de la structure exploitée, l’utilisation privilégiée d’une main-d’œuvre familiale. Le travail agricole doit générer au moins la moitié des revenus de la famille installée. La gestion de la structure et de la production doit être exclusivement familiale. [5] Empresa Brasileira de Pesquisa Agropecuária (Entreprise Brésilienne de Recherche pour l’agriculture et l’élevage), la compagnie publique fédérale qui assure d’importantes missions de recherche au service du secteur agricole.

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