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L'improbable impeachement de Jair Bolsonaro.


Il moins connu hors du Brésil que le Président lui-même. Le Général d’armée réformé Hamilton Mourão, vice-président de la République Fédérative du Brésil, assumerait le poste de chef de l’Etat si le titulaire actuel venait à être destitué avant la fin de son man-dat (le 1er janvier 2023). Les médias et les leaders politiques brésiliens ont commencé à évoquer une procédure de destitution à l’encontre de Jair Bolsonaro pratiquement dès les premiers mois de sa Présidence, en début 2019. Dans les rédactions et les couloirs du Congrès, les journalistes et les opposants ont affirmé très tôt que ce chef de l’Etat hors norme ne terminerait pas son mandat.


Bolsonaro et son vice-président devant le Congrès le 1er janvier 2019, jour de l'investiture.



La situation qui prévaut depuis quelques mois semble donner raison à ces analystes et politiques. Au 15 juillet 2020, 50 requêtes en destitution avaient été présentées par de simples citoyens, des associations, des groupes d’avocats et l’ordre national des avocats lui-même, des formations politiques. Selon la constitution, chaque citoyen peut chercher à initier le processus dit d’impeachement en déposant une demande de destitution au-près de la Chambre des députés. Ces demandes de destitution sont examinées par le président de la Chambre. C'est lui qui décide de la suite à donner. S’il estime qu’une requête est pertinente, il doit la soumettre à l’examen d’une commission de députés qui doit évaluer la pétition sur la forme (conformité au droit et à la Constitution) et le fond (arguments présentés par le requérant). La commission émet alors un avis (favorable ou défavorable à l’engagement de la procédure). Cet avis fait l’objet d’un vote à la majorité qualifiée au sein de la Chambre. Pour que le processus d’impeachment démarre au Sénat, il faut qu’une majorité favorable des deux tiers des députés soit réunie (342 voix sur 513)[1].


Cette procédure peut être déclenchée lorsque le Président commet un crime de res-ponsabilité. C’est le cas lorsque celui-ci manque aux devoirs que lui impose l’exercice de son mandat, lorsqu’il ne respecte pas la Constitution et les autres pouvoirs, lorsqu’il ne respecte pas des normes de gestion des finances publiques. La demande de destitution peut concerner le comportement politique du chef de l’Etat. Elle peut aussi faire réfé-rence à sa vie privée lorsque des actes portent atteinte à la dignité de la fonction. Sur les 50 demandes d’impeachment concernant Jair Bolsonaro et déposées à la mi-juillet, 24 font référence à la participation du Président au cours des mois derniers à des mani-festations de ses partisans qui attaquaient directement les institutions parlementaire et judiciaire, exigeaient la fermeture du Congrès et de la Cour suprême (STF). Les autres requêtes sont principalement apparues après le début de l’épidémie de coronavirus. Vingt demandes considèrent que le chef de l’Etat a effectivement commis un crime de responsabilité en recommandant aux élus territoriaux et à la population de ne pas mettre en œuvre des mesures d’isolement social et en dénonçant les efforts de confinement. Selon les auteurs de ces requêtes, le Président manifesterait une grande négligence par rapport à une épidémie qui a déjà fait (au 15 juillet 2020) près de 75 000 morts. Les autres demandes font référence au comportement et à la politique conduite par le chef de l’Etat par rapport à la population indienne, aux minorités sexuelles et à la question raciale.


Avant d’évoquer les raisons qui conduisent à considérer que l’ouverture d’un procès pour impeachment soit très peu probable à court et à moyen terme, il convient de souligner qu’un tel procès est autant politique que juridique. A la Chambre des députés, le vote à la majorité qualifiée qui va autoriser le Sénat à engager un procès prend en compte la vali-dité juridique de la dénonciation, les arguments présentés. Chaque député vote aussi en prenant en considération la situation politique du Président, la sensibilité de son électorat local et les mouvements d’opinion favorables ou non à la destitution qu’il peut percevoir dans son Etat d’origine. Les mêmes considérations valent pour les votes des sénateurs.


Bolsonaro protégé au Congrès.



En début de mandat, le Président a refusé d’ouvrir son gouvernement à des formations parlementaires de droite et du centre qui aurait pu lui permettre de constituer une majo-rité présentielle au sein du Congrès. Cet élargissement est pourtant une pratique nor-male et incontournable dans un régime de Présidentialisme de coalition au sein duquel la majorité issue du scrutin présidentiel ne correspond pas à la majorité qui se dégage après l’élection parlementaire. La construction de l’alliance de formations qui soutiendra au Congrès l’exécutif peut résulter de l’élaboration négociée d’un programme commun de gouvernement. Lorsque les partis concernés et le chef de l’exécutif ne parviennent pas à s’entendre sur un programme, la coalition de forces qui appuiera le gouvernement peut être construite en utilisant des logiques de marchandage politicien et d’échanges de faveurs. Le présidentialisme de coalition devient alors un présidentialisme de coopta-tion : l’exécutif "achète" l’appui de partis disposés à le soutenir et propose à leurs diri-geants et parlementaires des avantages très concrets en termes de nominations, de titres, de postes de prestige au sein du gouvernement, de l’Administration fédérale et des directions d’entreprises publiques. Il peut aussi s’engager sur des projets et sur la libé-ration de crédits budgétaires qui intéressent directement les élus sollicités en raison des retombées attendus dans leurs circonscription (c’est le pork barrel politics pratiqué dans bien des démocraties avancées).


Incapable de composer une majorité autour d’un programme négocié, Jair Bolsonaro a aussi refusé de pratiquer ce jeu désigné au Brésil sous le terme de physiologisme : l’échange d’un soutien politique contre des avantages licites ou illicites qui commande fréquemment les relations entre le gouvernement et les partis, l’exécutif et le législatif, le niveau fédéral et celui des Etats. Souvent levier de la corruption, du détournement de fonds publics, de la prévarication, le physiologisme est dépourvu de tout contenu et identité idéologique. Les personnalités et les partis qui s’y adonnent manifestent une ex-ceptionnelle compatibilité avec toutes les sensibilités politiques.


Ce physiologisme (généralement légal) est assumé le plus sereinement du monde par un grand nombre de partis politiques sans identités définies et disposant de sièges à la Chambre des députés et au Sénat. Ces partis (ou fractions à l’intérieur de partis) fournis-sent leur appui à n’importe quel exécutif dès lors qu’ils obtiennent en contrepartie des avantages politiques et financiers. Le MDB (Mouvement Démocratique Brésilien) est un des champions historiques du physiologisme : Il a figuré dans toutes les majorités gou-vernementales depuis trente ans. En général, les formations physiologistes sont créées autour de leaders politiques expérimentés, vieux routiers de la vie parlementaire, dispo-sant d’une clientèle solide et ancienne dans leurs régions d’origines. Ces barons ou caciques ont contribué dans leurs régions à faire élire plusieurs parlementaires de la Chambre et du Sénat qui sont ainsi devenus leurs vassaux. Ces vassaux suivent leurs suzerains. Les leaders et les partis qui pratiquent ce physiologisme forment au sein du Congrès ce que l’on désigne sous le terme de centrão, une sorte de marais organisé autour de caciques de la politique (qui ont apporté leur concours à la formation de nombreuses majorité) et de leurs vassaux. Aujourd’hui, à la Chambre des députés, les 6 partis qui forment ce centrão représentent ensemble 169 sièges, soit le tiers des élus. Réunis, ils disposent d’une forte capacité d’influence au sein de l’institution et dans les relations de celle-ci avec l’exécutif [2].



Bolsonaro s'est présenté avant et après son élection comme l'ennemi juré de cette pratique féodale et physiologique de la politique qui favorise les pratiques illégales, la corruption, le clientélisme, la soumission de l'Etat et de la vie publique à des intérêts privés. Pourtant, ces derniers mois, la crise du système politico-institutionnel s’aggravant, l’hypothèse d’une destitution devenant plus concrète, c’est vers ce centrão que le Prési-dent s’est tourné. Il est allé chercher les parlementaires et les leaders du Congrès les plus expérimentés. Le rapprochement n’est évidemment pas resté au stade de la pala-bre. Il a fallu offrir des postes ministériels, confier à des leaders de partis auparavant mé-prisés la responsabilité de coordonner une nouvelle majorité présidentielle, concéder des postes au sein des directions de ministères, d’organes fédéraux et d’entreprises pu-bliques. Pour séduire le centrão, il a fallu que le Président prenne ses distances avec les idéologues d’extrême-droite et les militaires qui formaient l’essentiel de sa garde rap-prochée. Il a fallu qu'il oublie son discours moralisateur...


Pour élargir sa base de soutien au Congrès, l’ancien capitaine a choisi des profession-nels du physiologisme qui disposent d’une grande capacité d’influence au sein des deux chambres. C’est le cas de Gilberto Kassab, un politicien-caméléon qui a su au cours des vingt dernières vendre ses services à tous les gouvernements quelles que soient leurs orientations. Il préside aujourd’hui le Parti Social-Démocrate, une formation opportuniste représentée à la Chambre par 35 députés. Kassab est très proche du député Arthur Lira, leader du Parti Progressiste, une formation également sans orientation politique bien arrêtée. Après avoir été élu municipal puis député de son Etat, A. Lira en est à son troisième mandat de député fédéral. En trente ans de carrière politique, il aura changé 5 fois de parti. Aujourd’hui, à la Chambre, il est considéré comme le leader d’un rassem-blement de 10 partis du marais qui détiennent ensemble 202 sièges. En quelques mois, sensible aux offres de Bolsonaro, Lira est parvenu à convaincre 129 parlementaires de ces dix formations de l’intérêt qu’il y avait à soutenir l’ancien capitaine. A ce premier recrutement est venu s’ajouter un groupe de 43 élus pourtant considérés comme pro-ches du Président de la Chambre Rodrigo Maia. Enfin, après avoir quitté brutalement la formation qui l’avait soutenu lors de son élection, le chef de l’Etat s’est rapproché du Parti Social Liberal. Sur les 53 députés de l’organisation, 34 auraient décidé de revenir vers leur ancien leader. Au total, la nouvelle coalition qui appuierait Bolsonaro dans l’hypothèse de l’ouverture d’une procédure d’impeachment regroupe 206 parlementaires…..Pour bloquer l’ouverture d’une telle opération, il suffit qu’une minorité de 172 députés s’y opposent.


Le rapprochement entre l’exécutif et le centrão a déjà conduit à la nomination de nou-veaux ministres. Gilberto Kassab a ainsi suggéré la création en avril dernier d’un ministère de la communication, dirigé par un de ses amis, Fabio Faria, également membre du PSD. Faria a repris en main la communication de l’exécutif. Il s’efforce de diminuer les tensions avec la presse et d’encourager le Président à réduire le nombre de ses déclarations polémiques qui ont provoqué une crise politique après une autre ces derniers mois. En juillet dernier, pour ne pas déplaire au centrão, Bolsonaro a choisi comme ministre de l’éducation (après moultes péripéties) le pasteur Presbytérien Milton Ribeiro, une person-nalité relativement modérée qui va remplacer A. Weintraub, précédent titulaire du poste. Weintraub est un militant bolsonariste d’extrême droite fanatique [3].


L’association avec le centrão doit permettre aussi au Chef de l’Etat de réaliser une autre opération. En février 2021, les députés devront élire le prochain Président de la Chambre. Pour renforcer ses chances de terminer normalement son mandat, Bolsonaro estime qu’il faut absolument éviter une réélection de Rodrigo Maia, le titulaire actuel du poste. Arthur Lira est le candidat que l’exécutif est décidé à appuyer et à faire gagner. Avec un groupe de 206 députés ralliés, le chef de l’Etat peut provoquer la défaite de Maia et faciliter l’élection de Lira. S’il parvient à ses fins, Jair Bolsonaro pourra compter sur un allié à la tête de l’institution, un fidèle qui saura garder dans ses tiroirs les demandes en desti-tution qui lui parviendraitent dans l’avenir.


Ce blindage du Président par le centrão n’est cependant pas un acquis stable. La fidélité de ces petits partis à l’exécutif qu’ils sont supposés soutenir est de plus versatiles. Les parlementaires qui connaissent bien les "usages et les coutumes" du Congrès, soulignent souvent que le centrão ne s’achète pas, il se loue. Le montant du loyer varie en fonction de la situation politique dans laquelle se trouve le locataire. Si Bolsonaro continue à s’affaiblir politiquement dans les prochains mois, le tarif peut augmenter, à moins que le bailleur ne le lâche.




Mai 2020 : le Président reçoit des parlementaires du centrão pour un petit-déjeuner.


Un socle de popularité encore solide.


Le second obstacle à la mise en œuvre d’une procédure d’impeachment à l’encontre du Président est le capital de popularité dont il bénéficie encore auprès d’une part signi-ficative et relativement stable de l’opinion. Tous les sondages, enquêtes et investigations réalisées au cours des derniers mois (avant et après l’expansion de l’épidémie de Covid-19 au Brésil) montrent que l’action du chef de l’Etat est considérée comme bonne ou très bonne par un secteur qui représente de 25 à 30% de la population.


L’ancien capitaine de l’armée de terre a pourtant manifesté depuis 20 mois un exception-nel talent pour dilapider un capital politique appréciable acquis dans les urnes. Il n’a pas cessé de susciter des conflits avec les autres institutions. Face à la pandémie du covid-19 il aura affiché une irresponsabilité totale, contribuant sans doute à la propagation du virus et à l’accroissement du nombre de victimes. La moitié des Brésiliens considère aujour-d’hui son gouvernement comme mauvais ou très mauvai. Dans les dernières enquêtes d’opinion réalisées en juillet 2020, le pourcentage des personnes interrogées favorables à une destitution tournait autour de 55%.


Reste que Bolsonaro a conservé un socle de popularité relativement constant sur les derniers mois. Comment expliquer un tel phénomène ? L’allocation d’urgence versée depuis mars aux populations les plus modestes a permis au Président de conquérir la sympathie d’une partie des bénéficiaires. Ce mouvement d’opinion favorable a compensé l’affaissement du soutien des classes moyennes. Le chef de l’Etat conserve par ailleurs l’appui de 15% des Brésiliens qui appartiennent à l’extrême-droite ou à une droite très conservatrice sur l’échiquier politique. Ce "cluster" fidèle milite en faveur de la rupture avec la démocratie, exige la fermeture de la Cour suprême et du Congrès. Il est favorable à l’instauration d’une censure sur la presse, considérée comme l’instrument d’un complot ourdi par un communisme rampant. Il approuve la conduite du Président depuis le début de la crise sanitaire. Ce secteur de l’opinion n’accorde guère de crédit à la science et pré-fère adhérer à toutes sortes de croyances ou de rumeurs circulant sur la toile, notam-ment celle selon laquelle le covid-19 serait un mythe ou une pathologie surestimée par des médias qui feraient feu de tout bois pour affaiblir le pouvoir bolsonariste.


Ces éléments ne sont pas suffisants pour que le Chef de l’Etat parvienne encore à béné-ficier de la sympathie de près d’un Brésilien sur trois. Il faut ici ajouter aux considérations précédentes deux éléments essentiels. Les personnalités politiques connues à l’échelle nationale et auxquelles de larges secteurs de l’opinion peuvent s’identifier ne sont pas nombreuses. A l’aune de ces critères, le seul rival de Bolsonaro serait Lula, très discret sur les derniers mois. Le Président affiche un style sans finesse. Il apparaît comme un rustre, souvent grossier. Il ne cache guère un conservatisme extrême sur le terrain des mœurs. Il ne cesse de dénoncer un "establishment" qui encouragerait le délitement des liens sociaux traditionnels, laisserait la délinquance et la criminalité se développer. Au sein des classes moyennes fragilisées et des couches les plus modestes, toute une po-pulation se raccroche aux valeurs de la famille, du respect de l’ordre et de la discipline. Elle fréquente souvent les temples des églises évangéliques ou des paroisses catho-liques. Effrayé par l’augmentation de la violence, la corruption omniprésente, l’effon-drement des structures familiales classiques, la libéralisation des mœurs, ce monde rejette un système politique qui semble incapable de répondre à ses inquiétudes. Avec ses plaisanteries tendancieuses, son goût de la provocation, son apparence d’ours mal léché, une rigidité mentale affichée, ses dénonciations répétées d’une "élite", Bolsonaro apparaît comme le porte-parole de ces oubliés.


Certes, son crédit politique s’est nettement érodé avec le départ du gouvernement de l’ancien juge Sergio Moro (figure emblématique de la lutte contre la corruption) et depuis le début de l’épidémie. Son manque d’empathie avec les victimes du virus, son attitude irresponsable ont conduit des bolsonaristes à douter de ce Président qu’ils adulaient avant la crise sanitaire. Cette érosion reste cependant limitée en raison de la pauvreté de l’offre politique. Pour l’importante frange de l’électorat conservateur (y compris au sein des milieux populaires), il n’existe pas aujourd’hui d’alternative à Bolsonaro. Il n’existe pas de figure charismatique qui pourrait rivaliser avec l’ancien capitaine. Hier, Lula incarnait le personnage du leader messianique capable de mobiliser un électorat populaire. Cette aura s’est affaiblie. Au sein des couches défavorisées qui ont choisi Jair Bolsonaro en 2018, le rejet du Parti des Travailleurs reste puissant et les rares personnalités politiques qui émergent au centre de l’échiquier ne suscitent guère d’enthousiasme. Faute de mieux, ces électeurs sont contraints d’appuyer encore ce Président obtus qui occupe un vide.


Dans ces conditions, destituer Jair Bolsonaro serait substituer à la situation politique délicate actuelle une autre situation tout aussi difficile, voire pire. Le procès entraînerait la radicalisation d’un électeur sur trois, d’une frange de la population très mobilisée, capable de tous les débordements et de violences pour défendre celui qui serait présenté comme un martyr, la victime de "l’establishment" et du "système"….Destinataire de 50 requêtes en faveur de l’impeachment, le Président de la Chambre des députés prend en compte ce que serait très certainement l’après-impeachment…Bolsonaro est aussi protégé par les divisions qui persistent au sein de l’opposition. Paradoxalement, dans la conjoncture qui prévaut depuis la crise du Covid-19, l’épidémie et la propagation du virus protègent le chef de l’Etat. Les mesures de confinement, l’inquiétude suscitée par la situation sanitaire et les conséquences sociales de la crise sanitaire dessinent une situation totalement défavorable à une mobilisation de la majorité des Brésiliens qui rejettent le Président. Si une telle mobilisation existait dans l’espace public, elle pourrait convaincre les députés hésitants (et d’importants secteurs du centrão) qu’ils assureraient mieux leur avenir électoral en s’alignant sur ce mouvement qu’en maintenant leur soutien à un chef de l’Etat très fragilisé.


L’opposition des militaires.


Un dernier élément qui n’est pas le moindre rend très improbable l’ouverture d’une pro-cédure de destitution à court terme. Avec un impeachment et l’investiture du général Mourão comme chef de l’Etat, la présence de militaires au sein de l’exécutif serait main-tenue et certainement renforcée. Pourtant, le Vice-Président lui-même et les officiers généraux membres du gouvernement actuel ne paraissent guère enthousiasmés par cette perspective. Le général Mourão et ses pairs savent en effet qu’avec la suspension du Président élu pendant le procès (180 jours), ils auraient à affronter une situation très difficile et devraient assumer directement la responsabilité de la conduite de l’Etat. Imaginons en effet que la procédure en destitution soit initiée à la fin de l’hiver austral, à partir de septembre ou octobre. Un gouvernement presqu’intégralement formé de mili-taires ou d’anciens officiers généraux auraient à gérer à la fois :


- Une situation politique difficile marquée par la mobilisation des bolsonaristes qui n’hé-siteraient probablement pas à accuser les militaires de l’exécutif d’avoir accepté la suspension de leur chef de file, de l’avoir trahi et d’usurper la fonction présidentielle.


- Une situation économique et sociale qui sera très délétère au moins jusqu’en 2021. Sur l’année en cours, le PIB devrait chuter de 9%. L’industrie va connaître un effondrement de l’activité. L’élévation du chômage, la dégradation des revenus des travailleurs informels, la crise des finances publiques locales et l’aggravation du déficit fédéral vont composer une conjoncture très délicate.


- Sur le front sanitaire, si l’on retient les prévisions actuelles, la période septembre-octo-bre devrait connaître un reflux de l’épidémie. Selon les projections disponibles, le nombre de décès provoqués par le covid-19 pourrait dépasser 166 000 au début d’octobre. Les polémiques suscitées dès aujourd’hui par la conduite actuelle de la politique de santé fédérale (à laquelle les militaires sont directement associés puisque le ministre de la santé par interim est un général) prendront une tournure plus problématique encore et le président par intérim et son entourage d'officiers généraux devront endosser la respon-sabilité d’un bilan qui s’annonce catastrophique.


La plupart des militaires qui ont été intégrés au gouvernement Bolsonaro et se retrou-veraient en première ligne avec l’engagement d’un procès en destitution ne sont pas des personnalités dotées d’une longue expérience politique. Le constat vaut notamment pour celui qui exerceraient les fonctions de chef de l’Etat. Depuis quelques mois, ces militaires du gouvernement sont confrontés à une pression de leurs collègues de l’active. Les Etats-majors ne veulent pas que les forces armées connaissent une dégradation de leur image auprès de la population en raison de l’association de quelques militaires au gouvernement Bolsonaro. Ils seraient vraisemblablement conduits à prendre encore davantage de distances si à la tête de l’Etat un civil venait à être remplacé par un général d’armée réformé qui a réalisé l’essentiel d’une longue carrière comme officier de l’armée d’active.


En résumé, l’ouverture d’une procédure de destitution à l’encontre de Jair Bolsonaro semble aujourd’hui (juillet 2020), assez improbable. La situation peut cependant changer au cours des prochains mois et à partir de 2021.

 

[1] La suite des opérations se déroule au Sénat. Les parlementaires de la Chambre haute votent d’abord à la majorité simple (41 voix sur 81) le lancement ou non du procès en destitution. Si le lancement est décidé, le Président est temporairement suspendu de ses fonctions pour une durée maximale de 180 jours, temps pendant lequel le procès a lieu au Sénat sous la direction du Président de la Cour Suprême fédérale (le STF). Sur la période, le Vice-Président de la République assume par intérim le poste de Président. En fin de procès, si une majorité de deux-tiers des sénateurs (54 sur 81) vote en faveur de la destitution, l’impeachment est définitif. Le vice-président assume alors les fonctions présidentielles jusqu'à la prochaine élection. A l’inverse, en l’absence de majorité quali-fiée, le Président reprend ses fonctions jusqu’à la fin de son mandat. [2] Au Sénat, les 6 partis qualifiés ici de physiologistes disposent de 22 sièges. A la Cham-bre des députés, les acteurs de premier plan sont les leaders des formations politiques et les autres députés forment une troupe relativement soumise aux orientations et direc-tives des leaders. Au Sénat, chaque élu a plus d’autonomie. Les sénateurs qui n’occupent pas de fonctions particulières (leader de parti, membre du bureau, rapporteur de commission, etc…) peuvent s’affirmer et adopter une ligne de conduite indépendante. Cette situation rend difficile la constitution d’un groupe de parlementaires qui serait mo-bilisable comme le sont les députés du centrão. Le sénateur d’un parti ne va pas soutenir le gouvernement parce qu’un parlementaire de son parti a été nommé à un poste au sein de l’exécutif. En avril dernier, le député fédéral Fábio Faria (du Parti Social-Démocrate, PSD) a été nommé Ministre de la Communication. Cela n’a pas empêché le leader du PSD au Sénat de déclarer qu’il continuerait à adopter une position critique à l’égard du gouvernement. Le soutien d’une majorité au Sénat n’est d'ailleurs pas une priorité pour Bolsonaro. Le Président privilégie la constitution d’une base d’appui à la Chambre des députés. D’abord parce que c’est à la Chambre qu’est approuvée ou non une demande en destitution. Ensuite parce que le Chef de l’Etat veut affaiblir son grand rival Rodrigo Maia, le Président actuel de l’institution, et empêcher sa réélection en février 2021. [3]Lors de son bref passage à la tête du Ministère de l’éducation (entre avril 2019 et juin 2020) il s’est surtout fait remarquer par son ambition d’utiliser ce poste pour imposer des idées ultra-conservatrices sans laisser à ses successeurs l’ébauche d’un projet qui réponde aux vrais défis du secteur.

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