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Lula 3, premier acte : le populisme continue(2)


C’est un propos que l’on prête à Einstein : “La folie, c’est de répéter les mêmes erreurs et de s’attendre à des résultats différents". La phrase pourrait s’appliquer à l’histoire des poli-tiques économiques pratiquées au Brésil. Des gouvernements inspirés par des théories brillantes lancent des programmes qui conduisent à un échec retentissant. Pourtant, les successeurs n’hésitent pas à les remettre au goût du jour, comme si l’écoulement du temps allait faire d’une aberration un pari judicieux. En ce début de troisième mandat, Lula semble prendre ce chemin. Il veut répéter ce qu’a fait Dilma Rousseff entre 2011 et 2015 avec sa "Nouvelle Matrice Economique". Cette politique se caractérisait entre autres par un renforcement de l’intervention de l’Etat dans l’économie, une augmentation signi-ficative des dépenses et des déficits publics, le blocage des prix, la réduction artificielle des taux d’intérêt. Si l’on exclut les penseurs de la gauche, il existe aujourd’hui un con-sensus pour souligner que cette politique économique a entraîné une des pires réces-sions de l’histoire du pays. La crise économique et financière de 2015-2016 a fait de la seconde décennie du XXIe siècle une nouvelle décennie perdue.


Considéré pourtant comme un politicien roué, habile et fin stratège, Lula aurait pu utiliser son capital politique pour annoncer dès l’élection d’octobre dernier un train de mesures d’ajustement macroéconomique indispensables pour replacer l’économie dans une dy-namique de croissance soutenable. Il a préféré gaspiller une partie de ce capital en faisant sauter les "glissières de sécurité" budgétaires [1] et en organisant une progression en 2023 des dépenses primaires fédérales de 10% par rapport au budget prévu initia-lement. Cette progression sera financée par une augmentation de la dette publique qui devrait passer de 74,1% à près de 80% du PIB entre 2022 et 2024. Il ne cesse de remettre en cause la politique monétaire menée par une Banque Centrale autonome qui maintient un taux directeur élevé parce qu’elle doit respecter des objectifs d’inflation. Usant de cli-chés, Lula n’hésite pas à évoquer une alliance de l’Institut d’émission avec les investis-seurs qui obtiendraient des rentes confortables grâce à la politique monétaire rigoureuse menée. Le Président a aussi régulièrement annoncé depuis son investiture la fin des pri-vatisations, le retour en grâce des grandes entreprises publiques, le rôle central qui leur serait confié dans la réindustrialisation du pays, la politique de prêts à taux bonifiés relan-cée par la Banque Nationale de Développement (BNDES). Les observateurs abasourdis ont cru se retrouver au début de la décennie passée lorsqu’à la fin du second gouver-nement Lula, l’Etat avançait à grands pas vers un contrôle poussé de toute l’économie.


Siège de la Banque Centrale du Brésil à Brasilia.


Les raisons d’une continuité.


Depuis, ces observateurs s’interrogent. Quels motifs conduisent le leader de gauche et son parti à parier sur une flexibilisation de la politique budgétaire et sur un remake de la politique de Dilma Rousseff ? Il convient de distinguer dans les réponses des raisons liées aux circonstances récentes, notamment à la crise sanitaire du Covid-19 ou aux conclu-sions que le Président a tiré de sa victoire électorale extrêmement serrée. Il y a ensuite des facteurs plus fondamentaux associés à la stratégie politique du Parti des Travailleurs (PT) et à la culture profonde de la formation.


Les experts, les économistes et les dirigeants de la gauche brésilienne ont interprété à leur manière la politique de soutien de l’économie et des revenus mise en œuvre par la plupart des nations occidentales dès le début de la crise sanitaire récente. Les gou-vernements concernés ont accru les dépenses, creusé les déficits et laissé filer les dettes publiques pour maintenir les revenus des ménages et éviter les faillites d’entre-prises. L’inflation est restée faible puisque le degré de sous-emploi était élevé. Pour éviter que ces déficits publics accrus ne fassent monter les taux d’intérêt à long terme et affaiblissent l’investissement du secteur privé, ils ont été financés par la création moné-taire et non par l’émission d’obligations nouvelles placées auprès d’investisseurs tradi-tionnels. Pour prévenir une dynamique inflationniste, cette politique a été arrêtée juste avant le retour au plein emploi. Tant que les banques centrales ont acheté des titres publics émis pour financer les déficits publics, il n’y a pas eu par ailleurs de problème d’endettement.


Lula veut à tout prix respecter des

promesses électorales démagogiques...


Les experts de la gauche brésilienne ne sont arrêtés à cette première séquence. Ils ont lu cette période comme un formidable démenti de la politique économique orthodoxe qui a inspiré les gouvernements brésiliens entre la destitution de Dilma Rousseff (2016) et la fin du mandat Bolsonaro. Ils ont feint de ne pas voir que l’expansion des dépenses et des déficits n’avait effectivement pas débouché sur de graves difficultés ensuite car la pan-démie – évènement exceptionnel – avait eu une durée limitée dans le temps. La situation aurait été différente si les déficits avaient persisté, avec les besoins nouveaux de dépen-ses publiques. Les Banques Centrales ayant alors arrêté leurs achats, il aurait fallu placer les nouvelles émissions de titres publics auprès de "vrais" investisseurs, c’est-à-dire assu-mer des taux d’intérêt long terme plus élevés. Ces experts ont peut-être aussi cru qu’au-cun effet négatif décalé dans le temps n’apparaitrait une fois la crise sanitaire dissipée. La contrepartie de l’achat par les Banques Centrales des dettes publiques émises à partir de 2020 est l’explosion de la quantité de monnaie. On a commencé à voir les effets de cette expansion monétaire à partir de la fin 2021 : progression des indices boursiers, inflation forte, élévation des prix de certains actifs (immobiliser, or, etc..) relèvement des taux d’intérêt.


Le second motif est lié à la conjoncture politique brésilienne elle-même. La victoire de Lula au second tour de la présidentielle est étroite. Les scrutins législatifs qui se sont tenus en parallèle ont donné une claire victoire à la droite radicale et au fameux centrão, ce marais formé de petits partis opportunistes. Dans ce contexte, Lula et les dirigeants de la gauche ont considéré qu’il était essentiel de respecter à la lettre les promesses gé-néreuses du candidat. Le leader du PT a fait campagne en répétant qu’il allait lutter contre la pauvreté, restaurer un Etat pilote du développement et sortir ainsi le pays d’un régime de croissance anémique. Il fallait que ces promesses deviennent rapidement des annonces de programmes dès la victoire. Lula a estimé que s’il prenait alors le contre-pied des orientations annoncées pendant la campagne, il serait confronté aux mêmes difficultés politiques que celles qu’avait rencontré Dilma Rousseff, lorsque la Présidente avait dû se résoudre à pratiquer l’austérité après avoir démontrer une prodigalité budgé-taire sans précédent. Le leader de gauche a même estimé que ces difficultés seraient encore plus graves compte tenu de la consolidation sur les années récentes de l’extrême polarisation de la société brésilienne. Le calcul fait avant même l’investiture était donc un calcul politique : il fallait rassurer dans un premier temps les électeurs et réduire le climat de tension régnant au sein de la population. Ensuite, sur une seconde phase, le gouver-nement pourrait adopter une politique budgétaire plus rigoureuse.


Il faut encore prendre en compte le penchant populiste déjà ancien de Lula et une con-viction qui s’est imposée au sein de son parti et des forces politiques proches. Les res-ponsables de la gauche ont considéré ces dernières années que le populisme était devenu indispensable pour mettre en œuvre un programme d’inclusion sociale et d’ex-tension des droits des minorités (afro-descendants, indiens, minorités sexuelles) dans une démocratie encore émergente et un pays marqué par d’énormes inégalités. En d’autres termes, pour obtenir un soutien de l’opinion, il fallait introduire et exploiter un clivage artificiel entre une "élite" et un "peuple". Régulièrement, depuis la campagne, Lula a esquissé un portait de cette "élite" rassemblant les banquiers, les rentiers qui profitent de taux d’intérêts élevés, les spéculateurs, le monde de la finance et finalement tous les grands chefs d’entreprises. Cette "élite" aurait évidemment des complices au sein de l’ap-pareil de l’Etat, le premier d’entre eux étant la Banque Centrale qui pratique des taux élevés et se positionne ainsi du côté des rentiers et contre les pauvres….


La gauche brésilienne et ses

experts universitaires refusent

l'économie de marché.


L’obstination de Lula et de son parti à reprendre une politique économique appliquée il y a plus de quinze ans et à verser dans le populisme traduit aussi l’influence au sein du PT d’économistes dits hétérodoxes, très présents dans la sphère universitaire et dans les formations politiques de gauche [2]. Dans la majorité des cas, ces intellectuels de gau-che ont une approche de l’économie limitée aux débats et recherches académiques. Ils ont étudié puis enseigné dans un univers relativement fermé où l’on rejette les thèses dites orthodoxes dominant la pensée et les analyses des économistes occidentaux. Celles-ci ne seraient pas pertinentes lorsqu’il s’agit de comprendre la réalité brésilienne et de formuler des préconisations en matière de développement. Le fonctionnement de l’économie nationale, les logiques de conduite des acteurs, le rôle de l’Etat, la nature de la politique économique à mettre en œuvre : dans tous ces domaines, le Brésil présen-terait des traits d’une originalité radicale. Les auteurs classiques de la pensée écono-mique auraient élaboré leurs constructions théoriques à partir de réalités qui ne sont pas celles du Brésil mais en général celles de pays occidentaux avancés.


Les experts universitaires consultés par la gauche brésilienne possèdent une riche cul-ture marxisante dans les domaines de l’histoire du développement et de la pensée éco-nomique. Ils privilégient la macroéconomie et manifestent un talent exceptionnel pour présenter et défendre les multiplies théories hétérodoxes supposées rendre compte des réalités nationales et ouvrant des perspectives de croissance pour le pays. Dans leurs enseignements comme dans leurs recherches, ils n’accordent guère d’importance à l’économétrie, à la statistique, et à tous les moyens qui permettent de confronter une ap-proche théorique à l’évidence empirique. Les thèses privilégiées sont souvent présen-tées comme des corpus légitimes sans validation suffisante fondée sur l’utilisation d’outils économétriques (modèles). Elles sont opposées à l’orthodoxie qui dominerait dans les pays développés et qui serait inspirée par le libéralisme et le néo-libéralisme. Ces der-niers courants de pensée sont en général vilipendés comme représentant le mal absolu. Au sein de nombreuses universités publiques, l’enseignement de science économique est souvent destiné à former des opposants décidés à l’économie de marché telle qu’elle fonctionne dans la plupart des pays avancés.


Les nouveaux éléphants roses du PT.


La quasi-exclusivité donnée à la pensée hétérodoxe n’exclut pas, au contraire, d’utiliser les théories en vogue chez les économistes de gauche du "premier monde". Les affinités électives fonctionnent par-delà les frontières. Au cours des années récentes, des intel-lectuels du PT ont largement propagé au Brésil la "Théorie Monétaire Moderne" (TMM), très en vogue au sein de la gauche du Parti Démocrate aux Etats-Unis. La TMM [3] a fait l’objet de publications, de colloques, de séminaires réalisés par des fondations qui entou-rent le Parti des Travailleurs. Elle a même été discutée au sein du Cabinet de Transition mis en place après l’élection de Lula. Elle a été utilisée par les experts de ce Cabinet pour justifier la proposition d’amendement constitutionnel envoyée par Lula au Congrès avant son investiture puis votée fin décembre, cet amendement qui permet au nouveau chef de l’Etat d’accroître les dépenses budgétaires prévues en 2023 de 10% par rapport au projet de loi budgétaire initial. Cette TMM est très prisée par de nombreux experts qui entourent le nouveau président de la Banque National de Développement (BNDES), le leader du PT Aloizio Mercadante. Ceux-ci estiment que la théorie en question redonne toute sa légitimité à la politique budgétaire et monétaire conduite en son temps par Dilma Rousseff.


Une nouvelle hétérodoxie monétaire vient

opportunément nourrir la culture

d'une gauche étatiste..


Selon la TMM, l’État ramène l’économie au plein emploi en mettant en place le déficit public qui est nécessaire, quel que soit sa taille. Plus précisément, un Etat qui dispose de sa propre monnaie et s'endette dans cette monnaie, peut dépenser sans limite puisqu'il peut être financé par la Banque Centrale, cette dernière émettant de la monnaie. L’Insti-tut d’émission monétise les dettes publiques correspondant aux déficits accumulés pour éviter la hausse des taux d’intérêt à long terme qui réduirait l’investissement des entre-prises et la dépense des ménages.


La théorie monétaire orthodoxe soutient qu’une telle politique génère une dynamique d’inflation, des hausses de prix. Au contraire, la TMM affirme que l'inflation n'est pas cau-sée par un excès de monnaie, mais par un excès de demande globale. Les dépenses pu-bliques, qui font partie de la demande globale et sont financées par la création mo-nétaire, ne provoquent pas d'inflation tant qu'elles viennent soutenir des secteurs opé-rant en dessous des capacités de production disponibles (main d’œuvre, équipements, infrastructures ou technologies). L'expansion des dépenses publiques doit être main-tenue jusqu'à ce que l’économie atteigne le plein emploi.


Politique monétaire et inflation au Brésil (2014-2022).

Source : IFI-Senado Federal.


Aujourd’hui, au Brésil comme dans de nombreux pays, les banques centrales utilisent le taux d'intérêt comme un outil d'ajustement dans les cycles économiques. Ce taux baisse lorsque l'économie ralentit et que les pressions inflationnistes diminuent. Cette baisse du taux directeur favorise le crédit, stimule les investissements et la consommation. Il est relevé lorsque l'activité augmente, atteint le potentiel de production disponible et suscite des tensions inflationnistes. La TMM considère que c’est la fiscalité qui doit être utilisée pour faire face à l’inflation. Le gouvernement peut contrôler la demande. Il la stimule en émettant de la monnaie lorsque toutes les capacités de production disponibles ne sont pas pleinement utilisées. Il augmente les impôts et taxes lorsque l’économie montre des signes de réchauffement. La fiscalité ne sert donc pas à financer l’activité de l’Etat (le gouvernement crée de la monnaie à partir de ses propres dépenses). Elle n’a qu’une fonction régulatrice pour freiner une demande excessive et modifier les comportements des acteurs économiques. Selon les partisans de la TMM, une telle fonction permettrait de maintenir les taux d’intérêts à un niveau continuellement bas, la dette publique serait toujours sous contrôle, l’économie connaîtrait une croissance continue et il n’y aurait pas de dérive inflationniste durable.


La théorie monétaire moderne estime que c'est la politique budgétaire qui devient le principal outil de politique macroéconomique et non plus la politique monétaire, comme c'est le cas depuis quarante ans dans de nombreux pays. L’Etat doit renoncer au statut d’indépendance ou d’autonomie de la banque centrale. La législation doit supprimer les restrictions budgétaires pour les dépenses publiques. Celles-ci peuvent être financées sans limite soit par l'impression directe de monnaie, soit par la dette publique, car les obligations d'État ne valent que par la monnaie que l'État souverain émet. L'État peut donc émettre une dette et imprimer de la monnaie pour rembourser cette dette. La dette publique n'est d'ailleurs pas un problème, puisqu'elle représente la "richesse financière du secteur privé", qui l'investit. Par conséquent, non seulement les dépenses du secteur public n'absorbent pas l'épargne, mais, au contraire, elles génèrent des revenus pour le secteur privé [4].


Un Etat-Providence contrôlant l’économie.


Cette nouvelle hétérodoxie monétaire vient nourrir une culture qui, à gauche, est fonda-mentalement opposée au marché et au libéralisme économique. Le parti de Lula et son chef ont depuis des lustres un projet de transformation sociale reposant sur deux piliers : mettre en place un Etat-Providence universel et conférer à cet Etat un rôle de pilote ca-pable de contrôler intégralement l’économie. La politique national-développementiste engagée à partir de 2007 était un premier pas en ce sens. Aujourd’hui, la TMM vient four-nir des arguments chocs aux intellectuels et experts de gauche qui veulent pour-suivre le programme interrompu en 2014-2015.


Aucune proposition macroéconomique ne donne plus de pouvoir à l'État que celle qui lui permet de dépenser à sa guise pour réaliser le rêve du plein emploi et engager des politiques publiques dans de nombreux domaines. L’application de ces principes entraînerait une réduction drastique des taux d’intérêt et éteindrait toute charge véritable sur la dette publique qui pourrait progresser sans limite. Libéré du carcan des restrictions financières, le gouvernement fédéral pourrait restaurer les infrastructures du pays, investir dans la santé et l'éducation, assurer la sécurité intérieure et extérieure, mettre en place un revenu minimum universel, résoudre le problème des retraites ou développer la recherche. A la limite, avec l’application de la TMM, il pourrait faire en sorte que l’éco-nomie atteigne rapidement le plein emploi et mettre fin à la pauvreté.


Le rêve du Parti de Lula : l'économie devenue

un terrain de jeu où l'Etat préside

à toutes les destinées.


Cette nouvelle façon de nous faire croire aux éléphants roses ne peut guère fonctionner dans une économie de marché moderne et complexe où les pouvoirs de régulation de l’Etat sont limités. Les pouvoirs publics n’ont pas la capacité de coordonner l’activité de tous les secteurs au point de pouvoir la suivre, la contrôler et la doser en accroissant les dépenses publiques qui concernent ces secteurs ou en relevant les impôts et taxes. Une fois les ressources monétaires injectées dans le circuit économique, ce qui se passe dé-pend d’une foule de décisions prises par les consommateurs et les producteurs ainsi que des réseaux complexes qui existent entre les autres. L’apparition de l’inflation dépend beaucoup du comportement de tous ces acteurs privés (confiance, anticipations). Il est quasiment impossible de coordonner toutes les actions individuelles qui animent les marchés par un système de planification. En somme, pour que l’Etat parvienne à assurer la mission que la TMM lui assigne, il faudrait imaginer une énorme bureaucratie qui aurait la capacité d’anticiper les intentions des consommateurs, des investisseurs et des pro-ducteurs. En outre, pour parvenir dans ce "meilleur des mondes" et remplacer la ratio-nalité du marché, les agents de l’Etat devraient agir de façon parfaitement neutre, en étant totalement insensibles aux pressions des politiques.


L’univers de l’économie de marché complexe où les prix se forment librement, où les projets d’investissement sont d’abord portés par des acteurs privés, où le capital n’est pas gratuit, est rémunéré, n’est pas celui auquel rêvent la plupart des économistes de la gauche et les dirigeants des formations qui sont aujourd’hui aux commandes à Brasilia. La Théorie Monétaire Moderne les séduit parce qu’elle annonce autrechose que l'économie "néo-libérale". Elle augure un monde où le taux d’intérêt juste devrait être de zéro. Pour la gauche brésilienne profondément marquée par le catholicisme, personne ne doit pouvoir faire fructifier ses ressources financières, son épargne. Avec un gouver-nement qui suivrait les préconisations de la TMM, l’Etat pourrait contrôler pratiquement l’essentiel de l’économie. L’économie deviendrait un terrain de jeu où l’État, omniprésent, préside aux destinées.


Cet Etat finirait par dissuader la plupart des entrepreneurs privés d’investir et de maintenir leurs activités. La planche à billets fonctionnant librement, le secteur public pourrait ac-quérir tous les biens et services qu’il désire, multiplier la création d’emplois d’agents et de fonctionnaires. Le secteur privé devrait donc s’adapter aux conditions imposées par cet Etat prodigue. Par exemple sur le marché du travail. Les auteurs de la théorie souhaitent que l’Etat garantisse le plein emploi et qu’il embauche tous les actifs disponibles en phase de récession. A l’inverse, pendant les périodes de boom, ces travailleurs pourraient être recrutés par les entreprises privées. Ces dernières devraient aussi opérer sur des marchés dopés par la dépense publique en phase de ralentissement mais ramenés à leur dynamique naturelle en période de plein emploi. En outre, en cas de surchauffe, les entreprises seraient frappées par des taxes et impôts plus élevés. Elles seraient donc privées de ressources au bénéfice de l’Etat. Dans un tel contexte d’instabilité et d’incer-titude, les entreprises privées verraient leur poids dans l’économie diminuer. L’Etat atteindrait un contrôle intégral sur l’économie. On n’est pas loin ici du monde rêvé par de nombreux experts et militants du PT.


Une social-démocratie à la scandinave.

Supposons un instant que le Brésil de Lula ne résiste pas aux promesses de cette théorie et qu’il s’en inspire. Les contraintes budgétaires n’existent plus. Une politique monétaire expansionniste est engagée. Ayant perdu son autonomie, la Banque Centrale se plie aux injonctions du pouvoir politique. Elle accepte de mettre à la disposition du gouver-nement des ressources illimitées. Ces orientations n’entraînent pas immédiatement une dérive inflationniste excessive à cause des capacités de production inutilisées. La mise en œuvre de la politique d’expansion des dépenses publiques induirait une hausse des salaires réels et de l’emploi. Pour ne pas voir sa popularité souffrir, le gouvernement n’appliquerait vraisemblablement pas la recommandation de la TMM : l’élévation des impôts et taxes. Pour éviter une accélération et une diffusion de l’inflation, les pouvoirs publics auraient recours au contrôle sur les prix, une politique qui génère tôt ou tard des pénuries qu’il est possible de limiter un temps sur le marché des biens en développant les importations.


Le pari impossible : universaliser l'Etat-Providence

sans lancer les réformes favorables à la croissance.


Sur cette phase, le pays connaîtrait alors un regain de croissance. Toute la question est de savoir combien de temps durerait l’embellie. L’illusion du gouvernement de Lula est sans doute de croire qu’elle serait longue, suffisamment longue pour pemettre au pouvoir de gagner le soutien du "peuple" sur lequel il mise, d’un "peuple" élargi à toutes les catégories de la population qui doivent se battre pour survivre. A tous ceux-là, on promet l’accès à l’Etat-Providence. Reconnaissantes, toutes les composantes de ce nouveau "peuple" viendront se rassembler autour du leader et s’opposeront à "l’élite des gens de la finance", des grands entrepreneurs, des rentiers et autres privilégiés. Lula ne peut plus aujourd’hui se contenter de mettre en avant la défense des travailleurs salariés traditionnels, ceux qu’il a représenté comme leader syndical de la métallurgie il y a près de cinquante ans. Au sein de la population active, la part de ceux qui sont entrepreneurs individuels ou travailleurs indépendants en situation précaire progresse régulièrement. Ces actifs précarisés présentent des profils très divers : chauffeurs VTC, livreurs d’appli-cations mobiles, commerçants ambulants, prestaires de services informels, petits agri-culteurs, orpailleurs, salariés non déclarés. La liste pourrait être allongée [5]. Ces groupes ont en commun de vivre dans une très grande précarité en raison de la faiblesse et du caractère aléatoire des revenus dégagés, parce que la protection sociale est trop faible ou inexistante. Dans bien des cas, leur vie de travail est un combat pour la survie. Pour que tous ces groupes se sentent composantes de ce "peuple" que Lula veut opposer à "l'élite", il faut répondre rapidement à leurs aspirations. Lula veut être le Vargas du XXIe siècle. Pour cela, l'Etat-Providence doit devenir universel et vite....


La gauche promet à tous les travailleurs un revenu de substitution lorsqu’ils doivent ces-ser leur activité suite à un accident ou en cas de crise sanitaire. Le système de santé uni-versel mis en place il y a 32 ans doit devenir un service fiable et de qualité. Les travail-leurs indépendants doivent pouvoir se lancer dans l’aventure de l’entreprenariat en ayant l’assurance que s’ils échouent ils ne tomberont pas dans la misère. Les conquêtes obte-nues hier par les salariés de l’économie formelle comme le droit du travail, le 13e mois, la retraite, l’assurance-chômage, l’assurance maladie, l’accès facilité au crédit ne sont plus suffisantes pour soulager les frustrations et répondre aux attentes de la majorité des actifs qui ne sont pas intégrés à cette économie. Le pays compte aujourd'hui 38,3 mil-lions de salariés bénéficiant d'un contrat de travail et...38,8 millions de travailleurs infor-mels du secteur privé (indépendants, salariés sans contrat, entrepreneur non déclaré, main d'oeu-vre familiale).


Un seul peuple ? Protégés et non protégés sur le marché du travail (fin 2022).

Source : IBGE. * Actifs indépendants non déclarés + salariés sans contrat de travail+ main d'oeuvre familiale + Petits entreprenents non déclarés.


Le Brésil n’est pas parvenu depuis des décennies à financer cet Etat-Providence. Pour concrétiser un tel projet il faudrait d’abord éliminer les confortables rentes qu’offre le gouvernement fédéral à de nombreuses catégories de privilégiés (haut-fonctionnaires, bénéficiaires de pensions élevées, entreprises subventionnées, élus, etc..). Il faudrait aussi créer les conditions d’une croissance plus forte, favoriser l’investissement privé, moderni-ser la fiscalité, engager une réforme administrative qui réduise les privilèges de la haute-fonction publique et de la classe politique, développer les infrastructures, réduire le coût du capital…la liste est longue. Le projet social-démocrate de la gauche n’est pas réa-lisable sans une économie de marché très compétitive et performante. Il n’est pas pos-sible de faire fonctionner une social-démocratie "à la scandinave" dans un pays où la productivité stagne depuis des années, où le revenu moyen par habitant est équivalent au quart de celui du Danemark ou à 23% de celui de la Norvège.


Lula et son parti inversent les priorités. Aujourd'hui comme il y a vingt ans, la gauche n'envisage pas de lancer les réformes structurelles qui ouvriraient des marges de ma-noeuvre budgétaire, réduiraient les inégalités, libèreraient une économie bridée par la bureaucratie, La gauche populiste annonce des solutions miracles. Si ces dernières de-viennent des politiques destinées à durer, le coût social du troisième mandat sera con-sidérable.



A suivre : Lula 3, premier acte : le populisme continue (3).




 

[1] A la demande du futur Président, le Congrès a voté un amendement à la Constitution fin décembre 2022. Cet amendement autorise un dépassement du plafond de dépenses (limité à l’inflation) utilisé depuis 2017. Il prévoit le remplacement de cet outil d’ancrage budgétaire par un autre instrument à adopter en 2023. [2] Comme d’autres formations d’orientation socialiste ou communiste, le Parti des Tra-vailleurs est né sous l’inspiration de personnalités universitaires très marquées à gauche. L’organisation regroupait à l’origine des intellectuels marxistes, des militants syndicaux de l’industrie et de la fonction publique, des membres du clergé et des religieux repré-sentants du courant dit de la théologie de la libération. Le Parti est influent au sein du monde universitaire où ses enseignants chercheurs confondent souvent enseignement et endoctrinement militant. [3] Le terme « moderne » s’oppose au terme « classique ». Dans la théorie classique (ou monétariste pour les puristes), la création monétaire induit toujours une hausse des prix (de l’inflation), parce que la valeur conférée à la monnaie est d’autant plus faible que la quantité de monnaie en circulation est forte. [4] Pour les partisans de la Théorie Monétaire Moderne la monétisation des dettes publiques permet d’éviter l’éviction de la dépense privée. Les dépenses publiques et les déficits budgétaires n'entraînent pas une baisse de l'investissement privé et ne néces-sitent pas une augmentation de la pression fiscale à l'avenir. [5] Aujourd’hui une majorité d’actifs est formée de travailleurs individuels qui vivent "à leur compte" parce que l’offre d’emplois salariés stables n’est pas suffisante dans l’économie formelle ou pour être autonome, gérer leur temps et ne pas dépendre d’une hiérarchie.

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