Généalogie d'une diplomatie manichéenne.
Au sein du gouvernement Lula 3, il y a les titulaires officiels de portefeuilles ministériels. Il y a aussi les vieux compagnons de route du leader de la gauche qui ont souvent plus de marges de manœuvre que les ministres en titre. Il y a par exemple le conseil spécial aux relations internationales Celso Amorim, dont la capacité d’influence auprès du Président est infiniment plus grande que celle de l’obscur ministre des Affaires Etrangères Mauro Vieira. Amorim est le grand concepteur de cette étrange politique extérieure menée par le Brésil depuis janvier 2023. Le ministre en est le simple exécutant. Cette politique fait de plus en plus polémique au Brésil. Elle permet de continuer à cultiver l’image (de plus en plus irréelle) d’un Lula leader du Sud. Elle est pourtant de plus en plus contraire aux intérêts véritables du pays.
La stratégie internationale que prétendent conduire Amorim et son chef est fondée sur une représentation du monde, une vision, que les leaders actuels de la gauche brésilien-ne cultivent depuis leur jeunesse, c’est-à-dire depuis le temps de la guerre froide. Au fil du temps, les acteurs porteurs de cette représentation n’ont pas cessé d’utiliser des con-cepts, des raisonnements, un système d’interprétation, un ensemble de croyances ex-ceptionnellement résistants aux faits, à la complexité du réel, aux changements ob-servés dans la vie économique, sociale et politique. Pour les leaders de la gauche bré-silienne aujourd’hui au pouvoir, la lecture géopolitique qui fondait leur foi tiers-mondiste déjà ancienne n’a pas lieu d’être révisée, bien au contraire. La scène internationale est animée par deux catégories d’acteurs : les opprimés du Sud et les oppresseurs du Nord et le sort des premiers est la conséquence mécanique de la domination exercée par les seconds.
On tentera dans ce premier post d’explorer la généalogie de cette géopolitique binaire et manichéenne en s’intéressant aux personnalités qui pilotent aujourd’hui les relations du Brésil avec le reste du monde. Ces leaders ont inspiré la lecture géopolitique qui est celle du Parti des Travailleurs (PT) depuis plus de 40 ans, celle de Lula et des anciens militants qui l’entourent jusqu’à aujourd’hui.
L’empreinte de la guerre froide.
A sa création, en 1980, la nouvelle formation politique réunit des intellectuels d’extrême-gauche, des militants chrétiens des communautés de base (1) et des syndicalistes ou-vriers. Elle se distingue des partis traditionnels brésiliens sur plusieurs points. Fortement ancré au sein du monde des salariés, le PT défend des orientations politiques arrêtées. Il possède une identité idéologique bien définie (ce qui n’est pas souvent le cas dans la vie politique brésilienne). Le parti rassemble des acteurs divers dont beaucoup ont com-battu le régime autoritaire qu’a connu le Brésil depuis 1964. Certes, ces acteurs en-tendent en finir avec la dictature mais ils veulent aussi provoquer une transformation en profondeur de la société brésilienne en suscitant un puissant mouvement des classes populaires. Les fondateurs du parti souhaitent un retour rapide à la démocratie. Mais pour nombre d’entre eux ce retour ne s’arrête pas au rétablissement de la démocratie libérale. Ces militants radicaux restent fascinés par la révolution castriste, un modèle qui sert de référence. Le Brésil de demain auquel ils rêvent doit se rapprocher de cette so-ciété insulaire qui serait animée par une énergie révolutionnaire puissante, qui fonction-nerait comme une communauté fraternelle de travailleurs dont le destin est conduit par un leader forcément éclairé. Dans le mouvement qui doit mener à l’instauration du socia-lisme, les normes et les règles de la démocratie libérale ne sont que des obstacles dres-sés par la bourgeoisie pour retarder le basculement économique et social inéluctable qui mettra fin à son règne….
Réunion de fondation du PT en 1980 (au micro, déjà, Lula).
Le crédo qu’imposent ces leaders est inspiré par la doctrine marxiste-léniniste et anti-impérialiste. C’est ce credo qui sera retenu pour définir les relations que le parti construit avec les acteurs étrangers. Dans un pays très fermé à l’extérieur, jusqu’aux années 1980, la vision de la géopolitique dominante (et celle qui prévaut à gauche) est largement in-fluencée par le bagage idéologique et culturels d’intellectuels issus de la bourgeoisie ou des classes moyennes et qui ont combattu la dictature militaire. Ces personnalités mili-tantes ont été contraintes à l’exil pendant plus de quinze ans. Dans les pays d’accueil, elles ont été reçues et soutenues par des institutions universitaires, des organisations po-litiques dont elles étaient proches. Leurs premières expériences internationales auront été des expériences au sein de réseaux culturels et militants qui confortent la doxa idéo-logique des réfugiés politiques.
Lorsque l’exil a conduit ces intellectuels engagés vers l’Europe occidentale, ils se sont naturellement rapprochés des sanctuaires d’une pensée marxiste alors florissante. Adoptés par de grandes figures de la vie intellectuelle parisienne ou romaine, ils ont été encouragés à persister dans le catéchisme de leur jeunesse. Ce sont ces personnages que l’on retrouvera au début des années 1980 au sein des instances dirigeantes du Parti des Travailleurs. Ce sont elles qui vont concevoir la politique internationale de la forma-tion, et "éduquer" ensuite plusieurs générations de jeunes militants qui continuent à voir le monde avec les lunettes à la mode à l’époque de la guerre froide. Cette généalogie intellectuelle est essentielle pour comprendre la politique internationale du Brésil de 2024. On y reviendra plus loin.
La jeune organisation qu'est le PT affiche à partir des années 1980 un programme et des propositions inspirées par l’expérience du socialisme étatique (celle du modèle cubain davantage que celle de la planification centralisée soviétique) et revendique une posture anti-impérialiste, c’est-à-dire anti-américaine. Ajoutons que pendant ses vingt premières années d’existence, le parti et les organisations syndicales qui se sont ralliées à lui (CUT (2) et syndicats proches dans le monde universitaire et le secteur public) sont financiè-rement soutenus par le régime cubain, par les syndicats et partis socialistes de pays oc-cidentaux (DGB et SPD en Allemagne, CGT et CFDT en France, AFL-CIO aux Etats-Unis), par des mouvements de guérillas d’extrême-gauche actifs dans les pays voisins d’Amé-rique du Sud (les Farc de Colombie par exemple). Ces soutiens n’ont jamais été dévoilés par le Parti de Lula et par la CUT mais ont pu être vérifiés par de nombreux enquêteurs indépendants.
Ces liens très concrets ont aussi favorisé l’immobilisme idéologique du PT et sa fidélité à une vision du monde construite pendant la guerre froide et directement inspirée par la propagande et les réseaux d’influence de l’Union Soviétique. Au Brésil comme ailleurs en Amérique du Sud, les affinités politiques de formations de gauche n’ont pas été remises en cause ni même ébranlées par la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique. L’horreur du Goulag et la révélation de tous les crimes commis par la dictature de Staline et de ses successeurs n’ont pas ébréché la foi ni conduit à de profondes ré-visions idéologiques. La fin des régimes communistes en Europe ne provoquera donc pas au sein du PT une sorte de "Bad Godesberg". Il n’y aura ni inflexion vers un projet social-démocrate compatible avec l’économie de marché, ni affirmation d’un attache-ment sans faille à la démocratie libérale et à l’Etat de droit.
Au moment de l’implosion du socialisme soviétique et du début de la transition vers le capitalisme dans tous les pays qui étaient jusqu’alors sous tutelle de Moscou, le Parti des Travailleurs brésilien reste donc accroché à ses dogmes originaux. Les personnalités lucides et clairvoyantes font dissidence ou abandonnent le militantisme. Les fidèles res-tent, plus rigides que jamais. Ils ne peuvent plus compter sur le précieux soutien que feu l’empire soviétique fournissait à toutes les formes de "résistance à l’impérialisme", des satellites cubain et nicaraguayen en passant par les diverses guérillas et partis de gauche officiels…La Chine est encore peu influente dans la région. Cuba renforce donc ses liens avec tous ces alliés que le régime castriste fait encore rêver. Le régime castriste a des amis solides au Brésil où le Parti des Travailleurs continue à former cadres et militants en utilisant la contribution d'universitaires pour qui le marxisme est un horizon indépassable. Les références théoriques dont se réclame l’organisation restent fonda-mentalement inspirées par la vieille sociologie marxiste et la "dénonciation de l’impé-rialisme". A ce référentiel jamais vraiment revisité viendra s’ajouter sur les années récentes la prise en compte de revendications identitaires, l’intégration de nouveaux "concepts" produits par le wokisme. Le mélange du vieux marxisme-léninisme avec les élucu-brations de la "pensée décoloniale" a renforcé au sein du PT et de l’extrême-gauche brésilienne la vigueur de la dénonciation de l’oppression qu’exercerait le vieux monde occidental sur les pays du "sud global"….
Lula et Fidel Castro à Cuba en 2004 (à gauche Frei Beto, prêtre catholique lié au PT).
Le creuset initial.
Les personnalités qui ont créé le Parti des Travailleurs ont vécu leur jeunesse dans le Brésil des années cinquante et soixante. Elles appartiennent pour l’essentiel à deux sec-teurs de la société. Il y a d’une part des intellectuels issus des classes aisées qui ont pu faire des études universitaires (3). Il y a d’autre part des militants syndicaux issus pour la plupart des mouvements d’action catholique actifs au sein des quartiers populaires (communautés de base) et des organisations syndicales de salariés. Dans ces deux uni-vers sociaux, dès les années cinquante, les débats politiques et idéologiques foisonnent. A l’université et autour de la vie universitaire, étudiants, enseignants, leaders politiques et formateurs d’opinion débattent sans fin de questions majeures qui touchent à l’état du pays, son retard de développement, les énormes inégalités sociales, le conserva-tisme rigide des moeurs favorisé par un catholicisme largement dominant…Ces questions préoccupent aussi les militants du christianisme social qui ont de plus en plus de mal à s’identifier à une église catholique figée dans la tradition, justifiant souvent le statuquo social et économique. Ces militants défendent un christianisme engagé aux côtés des pauvres. Des théologiens en marge de l’institution ecclésiale les encouragent à accepter la lecture marxiste de la société.
Le Brésil des premières décennies suivant la Seconde Guerre mondiale alterne crises économiques et périodes de relative prospérité. L’émergence d’un capitalisme national générant croissance, distribution de revenus et intégration sociale paraît impossible ou improbable. Pourquoi le pays reste-t-il relativement pauvre ? Ils sont déjà nombreux au Brésil les économistes universitaires qui proposent un système d’explication de ce blo-cage historique : la domination des économies périphériques (dont celles d’Amérique du Sud) par les pays riches occidentaux. Entre ces deux pôles, l’échange imposé par les "puissances capitalistes centrales" est inégal. Il appauvrit systématiquement les périphé-ries contraintes à n’être que des fournisseurs de matières premières. Au sein de ces pé-riphéries, des élites contrôlant les ressources naturelles (la terre et les richesses mi-nières) sont les seules à tirer parti de ce pillage organisé par le monde occidental riche. Le Brésil est un de ces nations périphériques. Certes, il possède déjà une base indus-trielle mais celle-ci est dominée par quelques grandes multinationales américaines ou européennes qui ne cherchent qu’à profiter de la main d’œuvre locale surexploitée. Le pays doit donc rompre avec le monde extérieur pour décoller. Il doit soustraire son éco-nomie à l’emprise des marchés et capitaux étrangers pour sortir du sous-dévelop-pement.
A ce credo, les forces de gauche ajoutent un élément essentiel. Il ne suffit pas de pro-mouvoir un développement autocentré, de fermer le marché national, d’en finir avec l’échange inégal. D’autres impératifs complémentaires s’imposent : éliminer la puissance économique et politique des élites, faire de l’Etat contrôlé par les forces de gauche l’instrument central du décollage économique et de la redistribution des ri-chesses. Le nationalisme doit s’accompagner d’une révolution sociale. Un pays comme le Brésil ne sortira pas de la misère si le peuple ne rejoint pas le combat qu’ont mené les camarades cubains, que mènent d’autres forces sur le sous-continent. Un combat que soutiennent les forces du camp socialiste dominé par la patrie soviétique…Cette lecture n’est pas seulement celle des mouvements marxisants qui se multiplient au Brésil en ce début des années soixante. Elle inspire aussi de plus en plus le combat des militants catho-liques de gauche engagés dans un combat contre les inégalités sociales, contre la pau-vreté…
Une trajectoire exemplaire.
Il faut s’arrêter à la trajectoire de quelques-uns des intellectuels militants qui ont grandi dans cet univers culturels et idéologique et qui créeront le PT après la fin du régime militaire pour comprendre ce que sera l’influence de cette génération sur la gauche d’aujourd’hui et sa vision de la géopolitique. Retenons ici un seul exemple, celui d’une personnalité peu connue du grand public en dehors des cercles militants brésiliens et internationaux qu’il a très longtemps fréquenté et animé. Pendant plus de trente ans, à partir de la création du Parti des Travailleurs et durant les quatre gouvernements dominés par la formation de Lula (de 2003 à 2016), nul n’a eu plus d’influence sur les relations entretenues par la gauche brésilienne avec le monde extérieur que l’intel-lectuel et universitaire Marco Aurélio Garcia. Au cours de la longue période évoquée ici, l’homme sera tour à tour le penseur des relations internationales du PT, l’architecte des réseaux que la formation crée avec ses partenaires étrangers puis le conseiller spécial aux affaires étrangères de Lula et de D. Rousseff au cours de leurs mandats présidentiels respectifs.
Ce gaucho (4) est né à Porto Alegre en 1941. Il est le fils d’une famille de la bourgeoisie intellectuelle locale. A la fin des années cinquante, il commence des études univers-sitaires de philosophie et d’histoire. Il est aussi déjà un militant actif au sein du mou-vement étudiant. Il devient alors membre du Parti Communiste Brésilien (PCB) puis re-joint la direction de l’Union Nationale des Etudiants (UNE, une organisation déjà très marquée à l’extrême-gauche) dont il sera vice-président. En 1964, après l’instauration de la dictature, M.A. Garcia rejoint un groupe trokyste dissident du PCB. Il commence à enseigner la pensée marxiste à l’université puis séjourne en France une première fois à partir de 1967. A Paris, il poursuit sa formation en suivant les enseignements du philo-sophe marxiste L. Althusser. Revenu brièvement au Brésil, il fuit vers l’Argentine puis s’ins-talle au Chili en 1970. Dans le pays où S. Allende vient d’accéder au pouvoir, Garcia se rapproche du MIR, une formation de la gauche radicale qui apporte un soutien critique au nouveau gouvernement. Après le coup d’Etat de Pinochet (septembre 1973), le Brésilien reste un temps au Chili mais fini par se réfugier en France en 1974. A Paris, l’intellectuel militant est intégré au corps professoral de l’université de Nanterre. Il se rapproche de tous les milieux de la gauche culturelle et va profiter de son exil pour développer des relations avec les forces politiques locales dont il est proche.
Pendant les six années qu’il passe en France, l’universitaire en exil multiplie les contacts avec des "forces progressistes", qu’il s’agisse des partis communistes de l’empire so-viétique, d’organisations de réfugiés politiques à l’étranger ou de représentations de mouvements nationalistes de ce que l’on appelle alors le tiers-monde. Dans les années soixante-dix, c’est à Paris que se multiplient les associations, groupes militants qui ac-cueillent des réfugiés de tous les pays d’Amérique du Sud alors gouvernés par des dic-tateurs. C’est à Paris que fleurissent les espaces universitaires et cercles militants enga-gés "contre l’impérialisme" et le combat en faveur du tiers-monde (voir encadré). Comme d’autres exilés, l’intellectuel originaire de Porto Alegre va tisser à Paris des ré-seaux de contacts dans ces milieux partageant sa vision du monde, contacts qui seront très utile plus tard. M.A.Garcia apprend à connaître les institutions françaises et les organisations politiques nationales. Il se déplace dans les pays voisins. Il noue des liens avec les Iraniens qui entourent l’Imam Khomeiny refugié dans les Yvelines. C’est encore à Paris ou dans les nations proches de la France qu’il a pu prendre langue avec des représentants d’organisations palestiniennes, avec ceux de partis africains au pouvoir ou dans l’opposition. Cette période d’exil aura été pour ce personnage comme pour d’autres réfugiés brésiliens une exceptionnelle phase d’incubation, d’expérience internationale, de construction de réseaux.
En 1979, à la faveur de l’ouverture que pratiquent les militaires au pouvoir, le militant marxiste revient au Brésil et devient enseignant d’histoire à l’Université de Campinas, une institution déjà très marquée à gauche. En 1980, il participe avec ses amis trotkystes à la création du nouveau Parti des Travailleurs. L’homme a déjà une ample expérience inter-nationale. A son retour au Brésil, le carnet d’adresse de Garcia est très étoffé. Il possède une expérience hors pair des réseaux militants socialisants, communisants ou dits de résistance à l’échelle globale. A partir de 1980, Garcia devient donc un des grands inspirateurs et promoteurs des relations de partenariats et d’amitié que le PT développe et entretient avec des réseaux politiques étrangers. Dès 1990, il sera coordi-nateur aux relations internationales de la formation de Lula.
Rencontre du Forum de São Paulo à Caracas en 2012. Au centre Hugo Chavez. A gauche, JL Melenchon.
La même année, le PT Brésilien, Lula et leurs amis de nombreux partis de la gauche latino-américaine annoncent la création du "Forum de São Paulo". A son apogée, dans les années 2000, cette organisation continentale réunira 115 formations politiques de gauche et d'extrême-gauche, mouvements de guérillas et intellectuels de tous les pays latino-américains. Elle accueillera aussi les dirigeants des Etats où la gauche détient le pouvoir au cours de la première décennie du 21e siècle. Le forum sera une des tribunes pré-férées d’Hugo Chavez dont M.A. Garcia n’a jamais cessé de faire les louanges. C’est lors des assemblées du Forum que Lula retrouvera ses camarades Fidel Castro, Daniel Ortega, Evo Morales (Bolivie) ou Nestor Kirchner. Plus tard, le Forum recevra Maduro et accueillera aussi des leaders de l'extrême-gauche européenne comme J-L Melenchon. C’est au sein du Forum que les dirigeants de la gauche sud-américaine vont développer des liens avec les responsables du Parti communiste chinois (PCC), avec les représentants du Parti de Wladimir Poutine ou ceux de la gauche du Parti démocrate américain. C’est encore le Forum qui fournira l’occasion de contacts renouvelés avec toutes les "forces progressistes" de ce qui va être appelé bientôt le "sud global".
Le mentor d’une troïka.
En 2003, quand Lula et son parti prennent la tête de l’Etat fédéral, la gauche doit faire preuve de pragmatisme sur le terrain économique. Néanmoins, la politique extérieure officielle va suivre les orientations et les directives du PT. Les relations entre le Brésil et le monde vont être conçues, organisées et pilotées par une troïka formée de deux diplo-mates de carrière placés sous la tutelle de M.A. Garcia. Officiellement, le Ministre en charge des relations extérieures pendant les deux premiers mandats de Lula a été l’ambassadeur Celso Amorim. En réalité, la politique extérieure du Brésil est définie au Palais présidentiel par le chef de l’Etat et son conseiller spécial. Le ministre s’occupe de questions commerciale et assure toutes les missions protocolaires de représentation. Lula a d’ailleurs confié le poste à un homme qui ne peut pas gêner ses grandes ambi-tions diplomatiques. Celso Amorim n’est pas vraiment un militant de la gauche radicale. A la fin du régime militaire, déjà intégré au corps diplomatique, il a adhéré au MDB, la seule formation d’opposition au régime militaire alors tolérée. Après le retour à la démocratie en 1985, l’ambassadeur reste membre du parti (devenu alors PMDB) qui défend alors des positions centristes très modérées. Cette filiation ne gêne en rien la carrière d’un homme qui occupe les postes les plus prestigieux (5) . Amorim attendra d’ailleurs 2009 pour se décider à devenir enfin membre du parti de Lula. Sans doute considère-t-il alors que la gauche tient désormais pour très longtemps les rênes du pouvoir…Entre temps, pendant huit ans, il s’est occupé essentiellement de négociations commerciales. Il sera notam-ment remarqué sur la scène internationale lors des pourparlers du cycle de Doha de l’OMC.
M.A. Garcia, C. Amorim et Lula dans les années 2000.
La gestion administrative du personnel diplomatique échappent aussi largement au mi-nistre en titre. Cette tâche est confiée au second personnage du ministère également di-plomate de carrière, Samuel Pinheiro Guimarães. En 2003, Lula a nommé cet ambas-sadeur au poste de secrétaire général d’Itamaraty (Ministére des Affaires Etrangères). L’homme est aussi économiste. Il n’a jamais occupé un poste à l’étranger et pour cette raison connaît à fond une administration centrale qu’il n’a jamais quittée. Pinheiro Guimarães est l’exemple type de l’idéologue nationaliste, profondément anti-américain et allergique à toute forme de libéralisme, radicalement opposé à l’économie de mar-ché, partisan d’un développement entièrement dirigé par l’Etat, défenseur d’un protec-tionnisme absolu. Après avoir élaboré cette vision du développement dans plusieurs ouvrages, cet intellectuel dénoncera dans les années 2000 toutes les tentatives d’inté-gration du Brésil à l’économie en voie de globalisation. A partir de 2003, le diplomate va profiter de son long mandat à la tête de l’administration du ministère (il occupera ce poste jusqu’en 2009) pour tenter de catéchiser l’ensemble du corps des fonctionnaires en imposant comme norme une vision nationaliste, protectionniste et anti-impérialiste de la diplomatie. Il est alors difficile de trouver une personnalité plus proche de M.A. Garcia. Dès le début des années 2000 et au sein des gouvernements Lula. Pinheiro Guimarães sera un autre grand défenseur de la révolution bolivarienne conduite par Chavez au Venezuela avec les réussites que l’on sait…. Dans le second gouvernement Lula, il devient Ministre en charge des questions stratégiques…
Les grands dossiers diplomatiques restent l’affaire du conseiller spécial aux affaires étrangères de Lula. M.A. Garcia va exercer cette fonction pratiquement sans discon-tinuité pendant treize ans, de 2003 à la fin du gouvernement Roussef en 2016. Il sera l’architecte des projets d’intégration du sous-continent que souhaitait voir aboutir Lula pour contrecarrer les propositions d’union commerciale des Etats-Unis. Il sera le pilote des relations étroites que Lula établit dès sa première présidence avec le régime cha-viste du Venezuela. Il entretiendra toujours les liens d’amitié avec le pouvoir cubain et la famille Castro. La politique de rapprochement avec l’Afrique qu’engage alors le Brésil est avant tout l’affaire de Garcia qui est aussi à la manœuvre lorsqu’il s’agit de renforcer les liens avec le monde arabe, avec les Etats du Proche-Orient et notamment l’Iran. Sur la seconde moitié des années 2000, alors que plusieurs pays émergents préparent le lancement du club des BRICS, M.A. Garcia est à la manœuvre pour négocier l’adhésion de la Chine avec ses partenaires chinois, russes et indiens. L’intellectuel gaucho sera encore l’artisan d’un rapprochement entre le Brésil et l’Iran des mollahs. En 2009, le président Mahmoud Ahmadinejad est reçu en visite au Brésil. L’année suivante, Lula va parrainer un accord tripartite (avec l’appui de la Turquie) par lequel Téhéran s’engage à reporter ses prétentions au nucléaire militaire. Le leader brésilien prétend alors que l’accord évitera au régime des mollahs des sanctions économiques. En réalité, l’Iran ne tiendra pas ses engagements. Tant que le PT sera au pouvoir, les relations entre les deux pays resteront pourtant très fraternelles…
Sur tous ces terrains, la diplomatie progressiste mis en oeuvre pendant plus d'une décennie par Lula et son mentor sera abandonnée pendant les sept années qui séparent la destitution de D. Rousseff et le retour de Lula à la présidence. En janvier 2023, dès son investiture, Lula annonce que Celso Amorim (désormais bien aligné sur la diplomatie du PT) occupera le poste qui a longtemps été celui de M.A. Garcia….On annonce alors à Brasilia que le "Brésil est de retour". Il est vrai que la Présidence Bolsonaro n'avait pas été très brillante sur le terrain diplomatique comme sur beaucoup d'autres. Depuis janvier 2023, le Brésil a tracé une route qui l'éloigne de plus en plus du camp occidental. Est-ce son intérêt ? Est-ce la bonne voie alors que les années à venir vont être marquées sur le continent américain par le retour de D. Trump à la tête des Etats-Unis ? Est-ce un choix qui correspond aux aspirations des Brésiliens ?
Prochain post : une diplomatie contre les intérêts du pays.
(1) Les communautés ecclésiales de base étaient des cellules militants catholiques issus des classes les plus pauvres. Lancées dans les années 1950 en Amérique latine, inspirées notamment de la théologie marxisante de la "libération", elles ont connu un certain succès jusqu’aux années 1970, avant d’être remises au pas et interdites par la hiérarchie catholique sous la papauté de Jean-Paul II (1978-2005).
(2) Central Ūnica dos Trabalhadores, une des grandes centrales syndicales du pays, très proche du PT depuis sa création.
(3) Jusqu’en 1985-1990, les études universitaires ne sont accessibles qu’à une faible minorité de jeunes issus de l’enseignement secondaire. Cette minorité est essentiellement composée d’enfants des classes aisées.
(4) Natif de l’Etat du Rio Grande do Sul.
(5) C. Amorim a été le représentant permanent du Brésil auprès de l'ONU, du GATT et de la Confé-rence du désarmement à Genève (1991-1993) puis chef de la délégation brésilienne auprès de l’ONU à New-York (1995-1999). En 1999, il est revenu à Genève pour occuper le poste de représentant permanent auprès de l’OMC. Il sera ambassadeur au Royaume-Uni de 2001 à 2002. Après avoir été ministre des Affaires Etrangères dans les deux premiers gouvernements de Lula, il assumera le portefeuille de la défense au sein du gouvernement D. Rousseff entre 2011 et 2015.
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