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Au nom du social, le bidouillage budgétaire(2).




Le programme Bolsa Família (Bourse familiale) a été pendant dix-huit ans le principal instrument de transfert de revenus aux familles les plus modestes. Créé officiellement en 2003 lors de la première présidence de Luis Ignacio Lula da Silva, il résulte en fait de l’unification de programmes d’allocations aux familles vivant en situation d’extrême pau-vreté et lancés sous l’administration du Président FH Cardoso (1994-2002).


Bolsa Família (BF) était un dispositif de transferts composé de plusieurs allocations men-suelles distinctes. La première, la prestation de base, était en 2021 de 89 BRL (environ 16,6 USD [1]). Elle était versée sans condition aux familles dont le revenu mensuel per ca-pita était inférieur à cette somme, retenue comme le seuil d’extrême pauvreté jusqu’à cette année. A cette première allocation s’en ajoutait une seconde, variable et condition-nelle. Elle était versée aux femmes enceintes, aux mères allaitantes et aux enfants à charge de moins de quinze ans. Pour recevoir cette aide, les familles devaient avoir un revenu mensuel par tête inférieur à 178 BRL (33 USD, valeur retenue pour le seuil de pauvreté en 2021). Les enfants âgés de 6 à 15 ans devaient être scolarisés et être vac-cinés. Les mères enceintes devaient bénéficier d’un suivi médical. Les enfants de moins de six ans devaient être inscrits au Cadastro Único [2]. En 2021, cette seconde prestation variait de 41 à 205 BRL/mois, selon la taille et la composition des familles [3].


La Bolsa Família a été considérée par tous les observateurs et experts en politique so-ciale du Brésil et de l’étranger comme un programme de transfert relativement efficace et de faible coût. Sur l’année 2021, les allocations du programme étaient touchées par 14,6 millions de familles (soit près de 47 millions de personnes). Appliqué sur une année civile entière, il aurait coûté environ 35 milliards de BRL, soit 0,5% du PIB. De nombreuses études ont montré que les résultats du programme étaient positifs, même si les con-clusions de plusieurs travaux doivent être nuancées.


Le dispositif a d’abord contribué à réduire le nombre de Brésiliens vivant en situation de pauvreté extrême. Entre 2004 et 2017, grâce au programme, plus de 3,4 millions de personnes sont sorties de la pauvreté extrême et 3,2 millions sont sorties de la pauvreté. Néanmoins, après treize ans de mise en œuvre du dispositif, 64% des bénéficiaires con-tinuaient à affronter une situation d’extrême pauvreté en raison du montant insuffisant des allocations reçues. Le transfert moyen mensuel par famille était de 180 BRL en moyenne en 2017 (54,4 USD). Il atteignait 190 BRL en 2021 (35,4 USD). Dans les deux cas, ces deux montants étaient insuffisants pour couvrir tous les besoins de base d'une famille privée de revenus d'activité.


Dispositif de transfert conditionnel, le Bolsa Família a contribué à réduire la mortalité in-fantile (en raison du suivi médico-social imposé des familles). Dans le domaine de l’édu-cation, il a contribué à l’universalisation de l’éducation de base au Brésil, à l’amélioration des résultats scolaires ou encore à la diminution du travail infantile. Il a aussi favorisé une meilleure scolarisation des filles. Le programme aura encore permis de réduire les inéga-lités de revenus entre régions du pays. Les familles bénéficiaires ont évidemment con-sacré une large part des allocations reçues à améliorer la couverture de leurs besoins alimentaires, en particulier ceux des enfants. Le Bolsa Família a donc induit une amé-lioration sensible des indicateurs de sécurité alimentaire. Le versement des allocations a eu également un effet multiplicateur sur le PIB, les transferts étant intégralement affec-tés à la consommation (en moyenne sur 18 ans, 1 BRL versé entraîne une augmentation de 1,78 BRL du PIB). On peut encore ajouter à la liste des résultats positifs une contri-bution à la baisse de la fécondité. Enfin, d’autres études montrent encore que ce pro-gramme social aurait renforcé l’autonomisation des femmes, fait diminuer les violences domestiques et, plus généralement, la criminalité.


Evolution du taux de pauvreté en % de la population totale sur près de trente ans*.

* Définition nationale du seuil de pauvreté. Source : FGV.



Loué par les partisans de l'ancien président Lula, la Bolsa Familia n’a pas été seulement un programme de lutte contre la pauvreté. Dès le début du premier mandat de Lula (2003-2006), ce programme de transferts sociaux a été utilisé comme un puissant instru-ment de renforcement du clientélisme politique. Les élus locaux (maires, députés), les parlementaires formant la majorité gouvernementale et les membres de l’exécutif fédéral ont instrumentalisé le dispositif à des fins électoralistes, notamment dans les ré-gions les plus pauvres du pays, là où le nombre de chefs de familles bénéficiaires forment une composante importante de la population et du corps électoral. Cette utili-sation clientéliste du programme a été particulièrement poussée sous les gouver-nements du Parti des Travailleurs de Lula da Silva (de 2004 à 2016). Elle a renforcé l’implantation électorale de cette formation dans le Nord-Est, la région la plus pauvre du pays.


L'amélioration des indicateurs sociaux observée depuis le début du XXIe siècle n'est évidemment pas attribuable au seul programme de transferts conditionnels. En réalité, le recul de la pauvreté observé entre 2003 et 2013 est d'abord dû à la croissance économique qu'a connu le pays, croissance suscitée par le cycle de prix élevés sur les marchés mondiaux de matières premières. Cette dynamique s'inverse d'ailleurs avec la fin de ce cycle. Le programme Bolsa Familia devient alors insuffisant. Il est resté un dis-positif d'assistance. Même si plusieurs allocations étaient conditionnelles, le programme n’a pas assez encouragé les bénéficiaires à rechercher des portes de sortie. Il n’a pas favorisé et permis la formation professionnelle des chefs de familles bénéficiaires. Il n’a pas préparé l’entrée des allocataires sur le marché du travail. Dans les périodes de croissance et de création d’emplois, il aura fourni un revenu temporaire à des personnes bénéficiant ensuite d’un revenu d’activité. En outre, à de rares exceptions près, les pou-voirs publics n’ont pas investi dans les infrastructures (accès à l’eau potable, tout à l’égoût, transport), l’éducation de base, la sécurité, conditions souvent essentielles pour qu’un dispositif d’assistance fasse durablement reculer la pauvreté.


Crise sanitaire et Auxílio Emergencial.


La crise sanitaire apparaît avec l’épidémie de covid-19 en début de 2020 et révèle d’autres limites ou incohérences du programme. Ces dernières concernent notamment le montant des allocations et une prise en compte très insuffisante de l’énorme effectif de travailleurs informels. Les valeurs nominales des prestations versées sont définies sur la base de seuils de pauvreté nationaux. Ces seuils n’ont pas été modifiés depuis 2018. Sur toute l’année 2019 et à la veille de la crise sanitaire, les prestations connaissaient donc une érosion en termes réels (après prise en compte de l’inflation). En janvier 2004, au moment des premiers versements, le seuil de pauvreté retenu par les autorités brési-liennes était de 100 BRL. La prise en compte sur 17 ans de l’inflation aurait abouti à définir comme seuil de pauvreté en 2021 un montant de 260 BRL/mois. Le seuil de pauvreté tel qu’il est défini dans le cadre du programme Bolsa Família et pour les programmes d'as-sistance lancés à partir de 2020 est bien inférieur à celui qui est retenu par les institutions internationales comme la Banque Mondiale (5,5 USD par jour et par personne en parité de pouvoir d’achat, ce qui correspondait au début de 2021 à 487 BRL par personne et par mois).


Au Brésil comme ailleurs, la crise sanitaire qui commence en mars 2020 se traduit par des perturbations économiques majeures. L’activité est réduite dans de nombreux sec-teurs, elle est suspendue dans d’autres. Les mesures de confinement prises par les auto-rités locales empêchent ou limitent le fonctionnement de commerces et de services informels. Afin de pallier à la dégradation du marché du travail et à l’effondrement des revenus de nombreuses catégories de la population, le gouvernement a mis en place rapidement des mesures d’urgence destinées à soutenir les entreprises et les familles. La plus emblématique de ces dispositions aura sans doute été l’Auxílio Emergencial (AE), ou allocation d’urgence. Cette allocation a pris la forme d’un transfert mensuel aux tra-vailleurs, micro-entrepreneurs et indépendants informels, ainsi qu’aux personnes sans emploi à condition qu’elles soient passées sous le seuil de pauvreté [4]. Il visait à pallier les limites du programme Bolsa Familia.


La mise en œuvre législative et pratique du dispositif aura été remarquablement efficace. L’adoption à l’unanimité de la mesure par le Congrès s’est faite dans l’urgence (la Cham-bre des députés et le Sénat ont voté en faveur du programme dès la fin mars 2020 pour un premier versement en avril suivant). La mise en œuvre pratique a été très rapide. Près de 22 millions de bénéficiaires potentiels étaient déjà inscrits à l’Auxílio Emergencial 48 heures après la création de la plateforme en ligne du programme. Cette réussite a été rendue possible grâce à l’utilisation du mobile banking, à l'efficacité du réseau d'agences de la banque publique fédérale Caixa Econômica Federal (chargée d’assurer les verse-ments de l’aide et de créer des millions de comptes bancaires pour les bénéficiaires encore non bancarisés) et à l’utilisation du Cadastro Único.


A son lancement (avril 2020), le programme était prévu pour durer cinq mois (jusqu’en août 2020). Le gouvernement fédéral et le législateur imaginaient alors que la crise sa-nitaire ne durerait pas. L’allocation d’urgence mensuelle sera finalement versée pendant 19 mois [5], jusqu’à octobre 2021. Dans sa version initiale (sur les 5 premiers mois), le montant versé était de 600 BRL (environ 115 USD) par mois et par allocataire. A l’époque, 67 millions de brésiliens ont été bénéficiaires de cette prestation. La plupart des familles du Bolsa Familia ont alors été temporairement transférées au programme d’Auxílio Emer-gencial. Le dispositif a été prolongé une première fois jusqu'en décembre 2020. Après 2020, la crise sanitaire a perduré et la situation socio-économique justifiait la prolon-gation du programme initial. Pourtant, le dispositif a été interrompu entre janvier et mars 2021, puis repris ensuite. A chaque étape, le nombre d’allocataires et le montant de l’allo-cation mensuelle ont été réduits. En octobre 2021, dernier mois de fonctionnement du dispositif, l’allocation n’était plus que de 200 BRL (35,5 USD) par personne et n’était plus versée qu’à 25 millions de Brésiliens.


Plusieurs études ont montré que cette allocation d’urgence avait atteint ses objectifs. Elle a contribué à contenir et à inverser une dynamique l’explosion de la pauvreté et des iné-galités, au moins pendant la première année de pandémie. Elle a aussi atténué l’impact de la crise sanitaire sur l’économie brésilienne. Selon une étude menée par des experts de l’Université de São Paulo, le PIB aurait pu chuter entre 8,4% et 14,8% en 2020 sans la mise en œuvre du programme. Il n’a connu qu’une contraction de 4,1%, ce qui révèle ainsi l’importance d’une aide ayant représenté presque 4,5% du PIB en termes de coût bud-gétaire. Des travaux du FMI ont par ailleurs montré l’impact qu’a eu l’allocation d’urgence sur la situation financière des plus modestes. La crise économique a entraîné une forte baisse ou la disparition des revenus d’activité des catégories de population les plus vulnérables (via l’arrêt de leur activité ou la réduction du temps de travail). Le transfert temporaire et exceptionnel reçu en 2020 a plus que compensé cet impact. Selon les estimations des experts du FMI, sans allocation d’urgence, le niveau des inégalités me-suré par l’indice de Gini aurait augmenté de 0,53 (avant la crise) à 0,58 en mai 2020 or cet indice a finalement reculé à 0,51. Les taux de pauvreté et d’extrême pauvreté ont baissé au début de la crise sanitaire. Ils repartent à la hausse dès que le programme est réduit, puis suspendu (fin 2020 et trois premiers mois de 2021 ; voir le graphique ci-dessus).


Il convient de nuancer ces observations en soulignant que la pauvreté ne peut s’analyser uniquement à partir de considérations monétaires. La pandémie a aggravé les disparités sociales en ce qui concerne l’accès aux services fondamentaux et les conditions de vie. Ainsi, la fermeture des établissements scolaires a exacerbé les disparités scolaires en marginalisant 4,8 millions de jeunes qui ne peuvent pas étudier depuis leur domicile, faute d’accès régulier à internet. La crise sanitaire a accentué la dualité du système de santé brésilien. Celui-ci est formé d’un système public universel dont les ressources sont limitées pour une population comme celle du Brésil et d’un système privé de bonne qua-lité mais uniquement accessible aux familles qui peuvent souscrire des contrats de santé auprès d’assurances privées. Plusieurs études ont montré que le taux de mortalité de l'épidémie de Covid-19 était bien plus élevé dans les hôpitaux publics que dans les hôpi-taux privés. Enfin, la crise a également augmenté l’insécurité alimentaire. Selon l’IBGE, en 2017 et 2018, près de 41% de la population (84,9 millions de personnes) étaient sous-alimentés ou affrontaient alors une situation d’insécurité alimentaire. En 2021, selon le réseau Penssan [6], plus de 116,8 millions de personnes vivent sans un accès complet et permanent à la nourriture au Brésil (55% de la population totale).


Le dispositif d’Auxílio Emergencial a pris fin en octobre dernier. La crise sociale n’est pour-tant pas achevée, loin de là. Le taux de chômage reste très élevé. Si l’on ajoute aux chômeurs officiels les travailleurs qui forment, selon l’IBGE, la "force de travail potentielle"[7] et les travailleurs de l’économie informelle on obtenait en août 2021 un effectif de 68,23 millions de personnes, soit 60% de la population active. Ce groupe réunissait 64,8 millions de personnes à la veille de la crise sanitaire (56,9% des actifs). Les revenus de la majorité de la population ont baissé et la proportion de brésiliens pauvres et extrême-ment pauvres a augmenté. A la veille de l’année électorale de 2022, le gouvernement fédéral a donc lancé un nouveau dispositif de transferts sociaux baptisé Auxílio Brasil. Jair Bolsonaro a tiré les leçons de ce qui s’est passé pendant les premiers mois de versement de l’Auxilio Emergencial. Sur la période mars-décembre 2020, sa popularité s’est amé-liorée pour se dégrader ensuite, notamment en raison de la suspension de l’allocation d’urgence. Avec le remplacement de la Bolsa Família par un nouveau programme qui se veut plus ambitieux, le chef de l’Etat n’a qu’un objectif : améliorer sa côte de popularité et ses chances à l’approche du scrutin. En principe, l’Auxílio Brasil est un dispositif simplifié. Il reformule les différentes allocations du Bolsa Familia et propose une allocation moyenne par bénéficiaire de 400 BRM/mois au départ. Il concernera presque 17 millions de fa-milles pauvres et très pauvres (soit le quart de la population actuelle du pays). Conçu à la hâte, en fonction des échéances électorales et sans réflexion approfondie sur la politique de transferts sociaux, ce nouveau programme suscite déjà de très sérieuses interroga-tions.


Une affiche dans la rue à São Paulo en septembre 2021 : avec l'inflation élevée, la faim est de retour (Bolsocaro : jeu de mot avec caro - cher en Portugais - et le nom du chef de l'Etat)


L’Auxílio Brasil.


L’Auxílio Brasil a été créé le 9 août 2021 par une mesure provisoire. Les caractéristiques de ce nouveau système d’allocations ont été précisées par un décret le 8 novembre 2021. Ce texte indique que l’Auxílio Brasil devrait être composé de neuf prestations. La base du programme est constituée par trois allocations mensuelles qui seront versées aux familles dont le revenu per capita est inférieur à 200 BRL (le nouveau seuil de pauvreté retenu). Il y a d’abord une prestation aux familles ayant au moins un enfant de moins de 3 ans (130 BRL par enfant). A cela s’ajoute une prestation aux familles ayant au moins un enfant à charge de 3 à 21 ans (65 BRL par enfant). La troisième allo-cation est destinée à compléter le revenu mensuel par habitant des ménages jusqu’à ce qu’il atteigne 100 BRL (nouveau seuil d’extrême pauvreté, contre 89 BRL auparavant) [8]. L’accès à ces trois prestations reste conditionné à la fréquentation scolaire et à la vaccination des enfants, ainsi qu’au suivi médical des femmes enceintes. Six autres allocations viennent s’ajouter à ces prestations de base. Elles sont destinées à favoriser l’intégration sociale et écono-mique des allocataires, c’est-à-dire leur capacité au-delà de la période d’assistance, à vivre durablement grâce à des revenus d’activité [9].


Le 17 novembre dernier, le gouvernement fédéral a commencé à effectuer les premiers paiements au titre de l’Auxilio Brasil. Cette allocation a été versée à 14,6 millions de fa-milles. La moyenne du transfert réalisé a été de 217 BRL. En réalité, cette première étape ne constitue qu’un prolongement du Bolsa Familia. Les bénéficiaires inscrits sur l’ancien programme ont été automatiquement intégrés au nouveau. Le montant moyen de la somme des prestations correspond à l’ancienne moyenne (189 BRL) ajustée de l’inflation enregistrée depuis 2018. Le gouvernement fédéral a donc réalisé en novembre une opé-ration de communication. Il cherche à préserver la popularité de Jair Bolsonaro auprès des couches les plus pauvres, même s'il n'a pas encore les marges de manoeuvre budgétaires nécessaires. Pour porter le nombre de familles allocataires à 17 millions et transférer effectivement en moyenne 400 BRL/mois aux bénéficiaires (un tiers de l’actuel salaire minimum), le gouvernement doit obtenir l’aval du Congrès. Dans le cadre du débat parlementaires sur le budget de 2022, les députés ont voté à la mi-novembre une Proposition d’Amendement Constitutionnel (la PEC 23) qui, si elle est adoptée, libérera des marges de manœuvres budgétaires pour garantir le lancement effectif de l’Auxilio Brasil. Le sénat fédéral a ensuite adopté une version de la PEC 23 que la Chambre doit désormais voter en seconde lecture.


Des limites et des critiques.


Un consensus existe au Brésil sur la nécessité de réformer et d’augmenter la portée du programme Bolsa Familia. A l’exception d’élus et de leaders de gauche, nombreux sont les responsables politiques qui reconnaissent les limites d’un dispositif d’assistance qui n’encourage pas assez les bénéficiaires à préparer leur (ré)insertion sur le marché du tra-vail. Les trois nouvelles prestations prévues dans l’Auxilio Brasil font l’unanimité chez les parlementaires du Congrès. Ce consensus est du notamment au fait que ces allocations couvrent les jeunes jusqu’à 21 ans (contre 17 ans auparavant). Conçu dans un contexte pré-électoral par un exécutif qui veut disposer d’un instrument de propagande destiné à relancer la popularité du candidat-président auprès des couches les plus mo-destes, ce nouveau dispositif de revenus conditionnels présente néanmoins de sérieuses faiblesses.


L’Auxilio Brasil est d’abord loin d’éliminer toutes les insuffisances du Bolsa Familia. Notons d’abord que pour couvrir 2,4 millions de bénéficiaires supplémentaires et atteindre ainsi les 17 millions envisagés, il ne suffit pas de disposer de marges de manœuvre budgé-taires. Il faut encore résoudre le problème de la file d’attente que forment ces bénéfi-ciaires potentiels, c’est-à-dire procéder aux opérations d’identification, d’enregistrement de ces familles qui répondent aux critères du nouveau programme mais n'y sont pas automatiquement incluses. Notons encore que le nouveau dispositif est loin de simplifier et d’unifier les prestations sociales destinées aux plus pauvres. Il propose en effet neuf prestations, soit trois de plus que le programme Bolsa Familia.


Les autres critiques sont plus fondamentales. La première concerne l’évolution dans le temps du revenu réel ainsi transféré aux familles les plus modestes. Les seuils de pau-vreté ont été relevés (de 89 à 100 BRL pour l’extrême pauvreté et de 178 à 200 pour la pauvreté). Néanmoins, ils restent très inférieurs aux seuils internationaux. Par ailleurs, aucun mécanisme ne prévoit l’actualisation des prestations sociales en fonction de l’in-flation. Dans le contexte de forte instabilité des prix qui prévaut depuis 2020 (la hausse des prix à la consommation serait de plus de 10% en 2021), les prestations versées auront une valeur réelle (en termes de pouvoir d’achat) de plus en plus faible. Ajoutons encore que l’Auxilio Brasil ne concerne pas spécifiquement les travailleurs informels alors que ces derniers étaient la cible privilégiée de l’Auxílio Emergencial. A la fin du premier se-mestre 2021, Ils étaient près de 37,1 millions, contre 31 millions d’actifs du secteur privé in-séré dans l’économie formelle.


La seconde critique touche à la durabilité du nouveau programme de revenu condition-nel. Dans l’immédiat, le dispositif ne pourra être mis en œuvre dans toutes ses dimen-sions et sur une période intégrant l’année 2022 qu’une fois le projet d’amendement cons-titutionnel (PEC 23) définitivement adopté par le Congrès. Tant que ce texte n’est pas voté, les familles démunies et ciblées vivent dans un contexte d’incertitude et d’insécurité sociale. Dans l’hypothèse de l’adoption de ce texte, il faudra encore d’autres réformes concernant la gestion du budget et la fiscalité pour que l’Auxilio Brasil dispose de res-sources durables au-delà de 2022.


Admettons que ce programme soit finalement mis en œuvre et pérennisé. Supposons que 17 millions de familles parviennent à recevoir en moyenne 400 BRL/mois. En 2022, cela représentera un coût budgétaire annuel de 81,6 milliards de BRL, soit l’équivalent de 1,1% du PIB de 2021. Le coût ainsi assumé est extrêmement modeste si l’on considère qu’il s’agit de protéger de l’extrême pauvreté (et probablement de la misère et de la faim) un Brésilien sur quatre. Reste que dans les circonstances qui prévalent aujourd’hui et compte tenu du bidouillage budgétaire [10] promu par l’Administration Bolsonaro, le lan-cement de l’Auxilio Brasil a provoqué et va aggraver une perte de crédibilité de l’Etat. Ce bidouillage budgétaire induit et va induire un relèvement des taux d’intérêt. Il va donc peser sur les conditions d’emprunt à long terme (via une hausse des primes de risque), ce qui bride et bridera ainsi davantage un potentiel de croissance déjà limité. Il favorise encore une dépréciation accentuée de la monnaie brésilienne par rapport aux grandes devises. Cette dynamique de dépréciation est très importante depuis le début du second semestre 2021. Elle constitue un des moteurs de la dérive inflationniste que connaît le pays sur les derniers mois. En d’autres termes, les arrangements budgétaires trouvés pour permettre le lancement du nouveau programme social ont aussi un coût indirect très lourd.


Qu’importent les contraintes et les conséquences économiques et sociale ! Bolsonaro est pressé. Il veut récupérer le soutien des plus pauvres à l’approche de l’échéance élec-torale de 2022. Avec les méthodes employées, il risque de perdre cet appui.



 

[1] Sur la base du taux de change moyen de la période janvier-novembre 2021. [2] Registre unifié des programmes sociaux. Il permet d’identifier leurs bénéficiaires et leurs caractéristiques sociales. Il est utilisé également pour articuler les politiques publi-ques dans la lutte contre la pauvreté dans toutes ses dimensions (sécurité alimentaire, éducation, santé, etc.). [3] A ces deux premières allocations pouvaient s’ajouter une prestation variable et condi-tionnelle pour les adolescents à charge (entre 16 et 17 ans, variant en 2021 (de 48 à 96 BRL) et une allocation variable et conditionnelle destinée à compléter le revenu men-suel des familles jusqu’à ce qu’il atteigne le seuil de 89 BRL par personne. La première était conditionnelle. Les familles éligibles étaient celles qui ont un revenu mensuel par habitant inférieur à 178 BRL (seuil de pauvreté au Brésil jusqu’en 2021). En outre, les adolescents devaient poursuivre leur scolarité. Par définition, cette prestation était condi-tionnée au revenu mensuel des familles, qui devait être inférieur à 89 BRL par personne. In fine, cette dernière prestation rendait la première inutile étant donné qu’elle assurait à tous les ménages au moins 89 BRL/mois. [4] Avant la crise, les travailleurs informels représentaient plus de 40% de l’emploi total et les Brésiliens vivant sous le seuil de pauvreté (moins de 5,5 USD par jour en parité de pouvoir d’achat de 2011) représentaient 19,6% de la population totale. [5] Le dispositif a connu une interruption de janvier à mars 2021 car les autorités brésilien-nes avaient initialement prévu de supprimer la plupart des mesures de soutien à partir de janvier 2021. [6] Réseau d’ONG brésiliennes spécialisées sur la question de l'insécurité alimentaire. [7] Groupe réunissant les chômeurs effectivement en recherche d’emploi, les chômeurs qui ont abandonné toute recherche et les sans-emploi qui vivent d’activités temporaires diverses. [8] Chaque famille éligible peut cumuler les trois prestations de base. Les deux pre-mières prestations peuvent être reçues jusqu’à un maximum de cinq fois la prestation (pour cinq enfants) par famille. [9] Une première allocation est versée lorsque la famille compte des adolescents âgés de 12 à 17 ans qui se distinguent dans les compétitions sportives (110 BRL par enfant). La seconde est une aide aux étudiants qui se distinguent aux concours scolaires et scien-tifiques (110 BRL par enfant). La troisième est versée aux mères qui ont un enfant de moins de deux ans et qui ne trouvent pas de place en crèche (de 200 à 300 BRL). Un quatrième transfert est versé sur une période maximum de 36 mois aux agriculteurs inscrits dans le Cadastro Único. (200 BRL par famille). La cinquième allocation concerne des travailleurs qui ont un emploi formel (200 BRL par famille). Enfin, une dernière prestation est destinée à compléter le montant total reçu au titre de l’Auxilio Brasil par la famille afin qu’elle perçoive un montant mensuel équivalent à celui dont elle bénéficiait au titre du Bolsa Familia. Ces six prestations sont régies par la règle dite d’émancipation. Cela signifie que si une famille voit son revenu par personne dépasser la limite d’inclusion dans l’Auxilio Brasil (le seuil de pauvreté défini à 200 BRL/mois) elle continuera néan-moins à bénéficier du programme pour deux années supplémentaires. [10] Voir le premier post de cette série.

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