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L'Amérique du Sud entre en convulsion (1)

Un printemps austral agité.


En quelques semaines, à partir du mois d’août dernier, du Paraguay à l’Equateur en passant par le Chili, la Bolivie, la Colombie ou le Pérou, les populations du continent sont entrées en révolte, participant à des manifestations massives (et souvent violentes) contre la fraude électorale, l’arbitraire de dirigeants, la corruption, l’augmentation des prix des transports et des carburants, le sous-emploi ou la dégradation des conditions de vie. L’instabilité politique, l’exacerbation des tensions sociales et ethniques, une remise en cause radicale des gouvernements se sont propagés sur une large partie de l’Amérique du Sud, malmenant aussi bien des régimes de gauche que de droite. La dynamique ap-parente de contamination a évidemment favorisé la diffusion de théories conspiratoires. Selon la version la plus courante, Cuba et Caracas se seraient entendus pour déstabiliser les démocraties du continent. Les deux dictatures auraient agi de concert pour promou-voir des soulèvements dans tous les pays voisins, fragiliser des gouvernements libéraux ou conservateurs et soutenir ainsi leurs sympathisants sur l’ensemble de la région. Les régimes castriste et chaviste sont des boucs-émissaires faciles pour les gouvernements des pays où les soulèvements se succèdent. Aucune preuve n’a néanmoins pu être apportée d’un complot qui aurait été orchestré et mis en œuvre par les deux dictatures de la région. En revanche, depuis 2015, la catastrophe économique, sociale et politique que vit le Venezuela bouleverse effectivement en profondeur de nombreux Etats du con-tinent. Les vénézuéliens ont été les premiers à protester dans la rue contre la dictature chaviste. Ils ont aussi et de plus en plus cherché à fuir ce régime et le cortège de difficultés économiques qu’il a provoquées. La crise migratoire liée à l’effondrement du Venezuela est une des plus importante du 21e siècle à l’échelle du monde. Elle fragilise tous les Etats géographiquement proches de la République bolivarienne.


Au-delà de l'impact que peut avoir le drame vénézuelien sur plusieurs Etats de la région, peut-on identifier une trame commune qui rendrait compte de la vigueur des mouvements de révolte récents et permettrait de comprendre pourquoi ils bousculent aussi bien des régimes dits libéraux que des gouvernements socialisants ou prétendu-ment révolutionnaires comme le pouvoir chaviste au Venezuela ? C'est à cette question qu'est consacrée une série de trois articles qui commence avec un rappel des évène-ments récents.


Secousses de forte magnitude au Chili.


Avant d’analyser les caractéristiques communes aux pays de la région qui constituent l’arrière-plan économique et social des insurrections récentes, il convient d’évoquer les circonstances nationales particulières de chaque pays en commençant par l’exemple sans doute le plus surprenant : le Chili.


Depuis la fin octobre, le pays andin vit une convulsion sociale et une phase de violence comme il n’en avait pas connu depuis la fin de la dictature de Pinochet en 1990. Pourtant, au cours des dernières décennies, cet Etat de 19 millions d’habitants a connu une des plus fortes croissances de la région. Depuis le début de ce siècle, le revenu moyen par habitant est le plus élevé de toute l’Amérique du Sud. En 2018, il était supérieur de 42% à celui du Brésil et de 53% à celui de l’Argentine. Les mesures annoncées à partir de la fin septembre (augmentation des tarifs des transports urbains et de l’électricité) ont pour-tant provoqué une révolte des étudiants, des salariés et de toute une frange de la popu-lation de la capitale et des principales villes. Le chef de l’Etat a été contraint de décréter l’Etat d’urgence, de mobiliser l’armée et d’instaurer le couvre-feu à plusieurs reprises. L’annonce d’un relèvement du prix du métro à Santiago aura été l’étincelle d’un incendie qui couvait depuis des années dans un pays resté très inégal, où l’écart entre les plus riches et la masse des pauvres n’a cessé de se creuser au cours des années récentes. La pauvreté qui reculait entre 1990 et 2010 s’est accrue ensuite. Aujourd’hui, 190 000 chiliens (1% de la population) captent 26,5% de la richesse nationale, alors que 9,5 mil-lions d’habitants se partagent 2,1% de cette même richesse. Le salaire minimum chilien est de 301 000 pesos (l’équivalent de 380 euros) par mois mais la moitié des travailleurs (souvent contraints à survivre dans l’économie informelle) du pays disposent d’un revenu mensuel égal ou inférieur à 400 000 pesos (507 euros). Le transport public au Chili est un des plus cher au monde. Il peut représenter pour les familles à bas revenus jusqu’à 30% des dépenses budgétaires. Dans ces conditions, toute hausse envisagée par le gouver-nement se traduit par une amputation du pouvoir d’achat des plus modestes. La croissance des inégalités et l’effondrement du revenu réel d’une part importante de la population sont aussi liées au fonctionnement du système de retraite par capitalisation, instauré en 1981. Le pays vieillit (30% des chiliens ont plus de 50 ans et 12,2% plus de 65 ans). Des milliers de chiliens âgés n’ont pas pu accumuler une épargne suffisante, notam-ment lorsqu’ils ne disposaient pas d’emplois officiels déclarés. Quand ils ne sont pas con-damnés à devoir encore travailler à un âge avancé, ils survivent avec des pensions déri-soires.


Manifestation massive à Santiago do Chile en novembre 2019.


Le Chili a connu depuis trente ans une expansion de sa classe moyenne mais ce groupe intermédiaire continue à vivre dans la précarité en raison de salaires insuffisants, d’un taux d’endettement élevé et de retraites souvent insignifiantes. Depuis des années, la classe politique chilienne promet pourtant un avenir meilleur à sa population. Elle multiplie les annonces de réformes du système d’éducation (l’accès à l’enseignement supérieur est hors de prix), de la fiscalité et de la santé publique (très déficiente). Les mesures engagées n’ont jamais permis d’améliorer le sort d’une classe moyenne vulné-rable pour qui l’avenir est resté synonyme de grande incertitude. Dès les années 2000, la jeunesse chilienne s’est révoltée contre l’incurie des grandes familles qui se partagent traditionnellement le pouvoir. Cette fois-ci, ni la demande de pardon du Président, ni l’abandon des mesures de relèvement des tarifs de transport et d’énergie n’auront suffi à calmer la colère des étudiants et des chiliens de tous âges. La hausse annoncée de 50% du minimum vieillesse, le référendum prévu pour changer une constitution héritée de l’époque Pinochet ne sont pas parvenu à ramener le calme dans le pays. A la fin novem-bre, après des semaines de protestations violemment réprimées, on enregistrait 23 morts, des milliers de blessés, des destructions d’édifices publics et d’éléments du patrimoine historique par centaines.

La campagne de trop d’Evo Morales.


Sebastian Pinera et l’ancien Président bolivien Morales ont peu de choses en com-mun. L’actuel chef de l’Etat chilien est un entrepreneur millionnaire membre d’un parti de centre-droit. Le second est d’origine indienne. Longtemps, il été agriculteur producteur de coca. Il est un des leaders de la gauche sud-américaine et proche du régime chaviste. Elu pour la première fois à la Présidence en 2006, Evo Morales a dirigé son pays pendant trois mandats consécutifs. En 2016, ses partisans ont convoqué un référendum pour faire adopter un amendement constitutionnel destiné à permettre une quatrième candidature du chef de l’Etat au scrutin prévu pour octobre 2019. Bien que la proposition ait été reje-tée par les électeurs, Morales a obtenu après le plébiscite une décision de justice l’auto-risant à se présenter. Il a même devancé ses concurrents dès le premier tour et a été déclaré vainqueur. L’opposition et les observateurs étrangers ont alors immédiatement accusé le pouvoir de fraude électorale. Les partis conservateurs et toute une partie de la population des villes et de l’est du pays (la région la plus riche) ont appelé à la mobi-lisation et ont commencé à se heurter aux syndicats ouvriers et aux mouvements indiens, la base sociale du parti du Président. Les populations indigènes et le monde du travail ont longtemps apporté un soutien sans faille au gouvernement Morales qui a su faire reculer la pauvreté et garantir le maintien d’une croissance significative au-delà même de la fin du boom des matières premières.


Manifestations à La Paz après le premier tour de l'élection d'octobre 2019.



Après le premier tour contesté du scrutin présidentiel, l’affrontement entre ces forces pro-Morales et les partis d’opposition était inévitable. Sur les semaines qui ont suivi le scrutin, de nombreuses routes ont été fermées par des émeutiers dans tout le pays. Les soulèvements insurrectionnels et des grèves massives ont touché les principales villes. Dans un climat de pré-guerre civile, la Bolivie va rapidement dénombrer 30 morts et des centaines de blessés. Bien implantées dans les régions les plus riches du pays, béné-ficiant de la sympathie des couches de la population descendantes d’émigrés euro-péens, appuyées par des églises évangéliques de plus en plus influentes, les forces de droite vont dénoncer la menace de l’instauration d’une dictature socialiste de type cha-viste. Confronté à la paralysie de l’économie du pays, aux violences et à des protestations massives, Morales va finalement renoncer. Le 10 novembre, le leader indien accepte le verdict de l’Organisation des Etats Américains (OEA) qui avait observé que les résultats du scrutin d’octobre ne pouvaient être validés en raison de graves irrégularités. L’ancien Président quitte le pays et trouve refuge au Mexique. Le gouvernement intérimaire qui assume alors le pouvoir à la Paz devrait convoquer de nouvelles élections. Il a voté im-médiatement un décret qui autorise la police à tirer sur les manifestants qui continue-raient à fomenter des émeutes dans les rues du pays. Il suscite ainsi l’inquiétude de la communauté internationale qui soupçonne le nouvel exécutif civil d’être la façade d’un régime dirigé par les forces armées. Dans un pays polarisé à l’extrême, la gauche et les mouvements indiens accusent ces dernières de coup d’Etat. De leur côté, les conser-vateurs catholiques et évangéliques proclament qu’avec le départ de Morales "la Bible est revenue au palais présidentiel"….


Déchirures colombiennes.


La fièvre insurrectionnelle n’était pas encore retombée en Bolivie qu’elle touchait la Colombie, pourtant considérée comme l’autre exemple de réussite économique du con-tinent. Le 30 mai 2018, ce pays de 51 millions d’habitants, quatrième économie de l’Amé-rique latine, était d’ailleurs devenu le 37e membre de l’OCDE. Cette adhésion récompen-sait le dynamisme d’un Etat qui est parvenu à doubler son PIB entre 2000 et 2017 en affichant une croissance moyenne de 3,9% (contre 2,6% pour l’ensemble du continent latino-américain). Au cours de ces 18 années, le revenu moyen par habitant a augmenté de 59%, passant de 4765 à 7589 dollars. En novembre 2016, la signature historique d’un accord de paix entre les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) et le gouvernement de Bogota avait marqué la fin de 53 ans de conflit armé. Ce pacte restau-rait la confiance et débouchait sur une reprise de l’investissement étranger. Dès l’adhé-sion du pays à l’OCDE, les experts de l’organisation avaient souligné les faiblesses d’une économie qui pâtissait d’une progression insuffisante de la productivité et restait trop dé-pendante des matières premières. Tous produits de base confondus (denrées agricoles, minerais, hydrocarbures), celles-ci représentaient 80% des exportations en 2018, soit un taux plus élevé qu’en début de décennie (76,1%). L’OCDE notait aussi que le secteur in-dustriel, déjà très ancien dans le pays, était de moins en moins compétitif. L’organisation reconnaissait cependant que la Colombie désormais pacifiée réunissait toutes les conditions pour diversifier son économie et réussir dans un délai de quelques années à développer son industrie pour poursuivre sa dynamique de croissance.


Très curieusement, les experts de l’OCDE avaient alors fait l’impasse sur le contexte politique très difficile et tendu que traversait alors le pays. La population colombienne est profondément divisée depuis 2016 entre détracteurs et sympathisants d’un traité de paix avec les guérillas, accusées de favoriser l’expansion du trafic de la coca (matière pre-mière de la cocaïne) et d’une vague d’homicides visant des activistes des droits de l’homme. Cette division s’est accentuée en juin 2018, lorsque les électeurs ont assuré la victoire à l’élection présidentielle de l’avocat Ivan Duque, un novice en politique et candi-dat de la droite conservatrice. Le nouveau chef de l’Etat a annoncé un projet de diver-sification de l’économie (le Pétrole représente à lui-seul 30% des recettes d’exportation). Il a indiqué qu’il chercherait à favoriser les investissements industriels et les services. Enfin, son programme comportait un important volet agricole : le nouvel élu entendait relancer l’agriculture, encourager l’abandon des cultures de narco-produits et favoriser l’essor de nouveaux produits exportables. Ivan Duque n’a pas caché qu’il souhaitait reve-nir sur l’accord signé entre le gouvernement colombien et les Farc en 2016. Depuis, le principal mouvement de guérilla s’est transformé en force politique officielle. Le Prési-dent élu en juin 2018 s’oppose à ce que d’anciens guérilleros accusés de crimes graves participent à la vie politique sans passer préalablement par la prison.


L’audit de l’OCDE ignorait aussi totalement l’impact sur la société et l’économie colombienne de l’afflux massif de migrants venus du Venezuela. La Colombie est la première destination des Vénézuéliens qui tentent d’échapper au régime. En fin 2018, ils étaient pourtant déjà plus de 1,5 million installés dans le pays voisin (sur un total de 4,5 millions), de loin la première destination des exilés. Ces migrants contribuent à accroître le taux de chômage et viennent gonfler les effectifs déjà très conséquents des travail-leurs du secteur informel. Aucun pays ne peut affronter seul un tel flux migratoire. La poursuite de ce mouvement peut provoquer désormais à court terme l’effondrement des structures locales de santé publique, d’éducation et une nouvelle dégradation du marché de l’emploi. Les autorités colombiennes sollicitent depuis 2015 un effort de coo-pération massif de la communauté internationale. Jusqu’à ce jour, les réponses sont timides.


Pour relancer une dynamique de croissance qui s’essouffle (le PIB n’a progressé que de 1,4% en 2017), Duque ambitionne de déréguler l’économie, de réduire la pression fiscale sur les entreprises, de favoriser les investissements étrangers (notamment dans le secteur pétrolier et les mines), de moderniser le système bancaire et de flexibiliser le marché du travail. Dès le début de 2019, quelques mois après son entrée en fonction, ce jeune président privé de majorité parlementaire voit sa popularité s’effriter en raison notamment de son hostilité aux accords de paix. Aux élections locales de juin dernier, il subit de sérieux revers. En novembre, la Colombie va s’échauffer au nom d’une situation économique et sociale détériorée. Derrière la croissance solide des dernières décennies, la Colombie a peiné à réduire les énormes disparités de revenus, même si le taux de pauvreté a baissé. Le pays compte 5 millions de personnes déplacées du fait de la guerre civile et le secteur informel concerne encore 47% de la population active.


Bogota dans la rue (fin novembre 2019).




Les manifestations qui vont se multiplier à partir de novembre ont d’abord été lancées par les syndicats qui avaient appelé à la grève contre la volonté du gouvernement de flexibiliser le marché du travail, d'ouvrir le fonds de pension public au secteur privé et de reculer l'âge de la retraite. Aux syndicats, se sont vite joints les partis d’opposition, les étudiants, les indiens, les organisations de défense de l’environnement ou les artistes, chaque catégorie intervenant avec ses propres revendications (manque d’investissement dans la santé et l’éducation, chômage, corruption, insécurité). Aux premiers éléments de déclenchement de ce mouvement social sont venus s’ajouter d’autres motifs comme les retards dans l’application de l’accord de paix signé avec les Farc (depuis transformé en parti politique), la persistance d’autres mouvements de guérillas, la recrudescence de la violence financée par le narcotrafic. Des marches, d’abord majoritairement pacifiques, de centaines de milliers de personnes se sont tenues à travers tout le pays. Elles ont été suivies de face-à-face violents entre manifestants et forces de l’ordre. Des milliers de policiers et de militaires ont été déployés à Bogota, la capitale où le couvre-feu a été instauré. Pour désamorcer la crise, le président Ivan Duque a proposé un grand dialogue national et une réduction des prélèvements obligatoires pour les plus modestes. Ces propositions ont été accueillies avec un grand scepticisme. Elles émanent d’un chef de l’Etat qui n’a cessé d’accuser les manifestants de promouvoir le chaos, voire le ter-rorisme, d’être manipulés de l’étranger.


Crises institutionnelles et politiques.


A ces trois exemples, on pourrait encore ajouter ceux de l’Equateur, du Pérou et du Paraguay. Dans le premier pays, en octobre dernier, pour respecter un accord conclu avec le Fonds Monétaire International, le Président Lénin Moreno a retiré une subvention sur le carburant instaurée dans les années 1970. Les prix du diesel et de l’essence à la pompe ont immédiatement grimpé en flèche. A l’appel des camionneurs, d’autres couches de la population ont participé à des protestations massives qui ont paralysé plusieurs régions du pays. Les manifestations violentes ont fait 10 morts et des centaines de blessés. Le gouvernement a dû instaurer à plusieurs reprises le couvre-feu. Le prési-dent Moreno a même été contraint de transférer le siège de la Présidence de la capitale Quito vers Guayaquil, le port du littoral. Alors que les émeutes se poursuivaient après le retour de la subvention sur les combustibles, Moreno accusait son prédécesseur, Rafael Correa et le président vénézuélien Nicolás Maduro d’être derrière la crise sociale.


Ailleurs, les facteurs déclenchants de l’agitation sont directement liés à au délitement des systèmes politico-institutionnels nationaux. Au Pérou, la crise a commencé le 30 septembre, le pouvoir et les forces d’opposition s’accusant alors mutuellement d’entor-ses aux règles du jeu démocratiques et déstabilisant un pays déjà secoué par des af-faires graves de corruption. Martin Vizcarra, le chef de l’Etat, a été le premier à frapper. Estimant ne pas être en mesure de gouverner avec un pouvoir législatif contrôlé par l’op-position le chef de l’État a dissous le Congrès afin de provoquer de nouvelles élections. Considérant la manœuvre illégale, les élus ont répliqué en votant la suspension du Président pour un an et son remplacement par la vice-Présidente qui démissionnait aussitôt de toutes ses fonctions. Cette période de conflit ouvert entre l’exécutif et le législatif fait suite aux scandales de corruption qui ont déchiré le pays depuis plusieurs années. Martin Vizcarra (alors vice-Président) a accédé au pouvoir en mars 2018, à la suite de la démission du Président Pedro Paulo Kuczynski, contraint d’abandonner son poste en raison de ses liens supposés avec une affaire de pot de vin impliquant l’entre-prise de construction brésilienne Odebrecht[1]. Vizcarra jouissait jusqu’en septembre d’une grande popularité en raison de sa fermeté contre la corruption. Ses adversaires étaient quant à eux en perte de vitesse, ce qui a encouragé le Président à agir. Fort du soutien des forces armées, il a fait de la lutte contre ce fléau son cheval de bataille et soutient un pouvoir judiciaire très actif. La décision prise de dissoudre le Congrès a entraîné plusieurs manifestations dans tout le pays. Des citoyens ont notamment bloqué l’accès à une mine de cuivre et interrompu la production.


Au Paraguay, c’est un accord signé avec le Brésil sur la centrale hydroélectrique d’Itaipu, considéré comme préjudiciable pour le petit pays qui a mis le feu aux poudres dès juillet dernier[2]. Le projet de traité a provoqué la mobilisation des syndicats et des forces d’opposition qui accusaient le gouvernement de trahison. De son côté, l’exécutif soutient que l’accord visait à obtenir une part plus importante de l’énergie produite pour le pays, à limiter les dépenses inutiles et les pertes, à assurer une meilleure distribution qui ferait même baisser le coût social de l’énergie. La première quinzaine d’août a été scandée par des rassemblements et des marches au centre de la capitale, le blocage de routes et l’appel à une destitution du Président qui n’aura pas finalement lieu. L’accord avec le Brésil a été annulé le 14 août. Le ministre paraguayen des affaires étrangères a porté le chapeau de cette crise et a dû démissionner.


Les autres Etats du continent semblent par comparaison plutôt calmes. Faut-il le rappeler ? Le Brésil s’est engagé dans une crise politique majeure plus tôt que ses voi-sins. En 2013, pendant plusieurs semaines, des manifestations massives ont dénoncé à São Paulo, à Rio et dans toutes les grandes villes du pays la corruption, la dégradation des conditions de vie de la classe moyenne, le comportement et l’irresponsabilité de la classe politique et les errements de la gauche alors au pouvoir depuis dix ans. Les élections présidentielles qui ont eu lieu en octobre 2014 (avec la victoire contestée de la candidate du Parti des Travailleurs Dilma Rousseff) ont révélé une profonde division chez les électeurs. En août 2016, la crise du système politique franchit une nouvelle étape avec la destitution de la Présidente. Les investigations conduites par la Justice depuis 2014 mettent à jour un gigantesque dispositif de financement parallèle des partis au pouvoir, de pots de vin et de détournement de fonds publics. Les procédures engagées aboutiront à la condamnation à de lourdes peines de dizaines de leaders politiques (dont l’ancien Président Lula) et de responsables d’entreprises. En octobre 2018, le Brésil a élu au poste de chef de l’Etat l’ancien capitaine de l’armée et député fédéral Jair Bolsonaro. Appuyé par un parti de droite, il a battu le candidat de gauche, ce qui a entraîné la première défaite du Parti des travailleurs depuis 1998. La crise politique brésilienne ne s’est pas atténuée pour autant, bien au contraire (voir notre série d’articles intitulée "Le pari risque des opposants à Bolsonaro"). A Brasilia, les autorités redoutent désormais à tout moment une contagion de la fièvre chilienne ou colombienne…


En Argentine, le gouvernement de droite du Président Mauricio Macri n’a pas eu à affronter des manifestations et des émeutes violentes. La population a exprimé sa volonté de changement par les urnes. En octobre, une majorité d’électeurs a choisi de ne pas confier un second mandat à Macri et de désigner comme prochain Président Alberto Fernandez, un péroniste de centre-gauche qui a formé un ticket avec l’ex-Présidente Cristina Kirchner. Les argentins n’ont probablement plus aujourd’hui l’énergie suffisante pour envisager des démonstrations massives. Le pays est éreinté par une nouvelle crise économique. La pauvreté a progressé depuis quelques années à un rythme specta-culaire. En 2016, première année du gouvernement Macri, elle concernait trois argentins sur dix. Trois ans plus tard, le taux de pauvreté approche les 40%. Les protestations de rue sont remplacées à Buenos Aires par de grandes tables montées sur les avenues de la capitale et destinées à offrir des repas aux miséreux.

 

L’impact continental du drame vénézuelien.


La protestation d’une grande partie de la population vénézuelienne est sans doute la plus ancienne sur le continent. Les habitants de la République Bolivarienne ont manifesté en masse contre un régime dictatorial et responsable de l’effondrement économique du pays dès le milieu de la décennie. Ils ont aussi souvent choisi un mode de protestation plus radi-cal encore : l’exil. Cette fuite n’est plus aujourd’hui un problème exclusivement intérieur. Elle est devenu une question de dimension continentale. L’Amérique du Sud est en train de connaître la plus importante crise migratoire de son histoire. Cette situation fait partie des causes profondes qui permettent de rendre compte de la grande instabilité politique et des révoltes sociales qui touchent la région. Elle est radicalement nouvelle et présente une dimension inédite. Aucune des guerres d’indépendances menées au 19e siècle n’a provoqué un mouvement d’une telle ampleur. Aucun des nombreux cataclysmes naturels subis par les pays de la région sur le XXe siècle et depuis n’a suscité un exode comparable. Ni les mou-vements de guérillas qu’ont pu connaître et ont connu plusieurs sociétés du continent n’ont engendré de déplacements de population transnationaux de taille identique. Les pays d’exil sont parvenus en cette fin 2019 à saturation de leurs capacités financières et institution-nelles d’accueil. Les équilibres économiques, budgétaires nationaux sont mis à mal. Les politiques nationales de sécurité et d’emploi dont dramatiquement fragilisées. Les institu-tions internationales d’appui aux réfugiés soulignent déjà que l’ensemble du continent latino-américain ne sera plus jamais identique à ce qu’il était avant le drame vénézuélien qui n’est pas terminé. Tant qu’aucune solution politique nationale ne sera trouvée pour mettre fin au régime chaviste, les vénézuéliens qui affrontent des situations d’extrême pénurie continueront à choisir le départ (les flux de sortie variaient en 2019 entre 4000 et 5000 personnes par jour). Au début de cette crise migratoire qui ne fait guère la une des médias occidentaux, les partants étaient surtout des personnes qualifiées sur le plan profes-sionnel et qui pouvaient trouver rapidement à s’intégrer dans les pays d’accueil. En l’espace de quatre ans (2015-2018), l’Argentine a ainsi reçu 1000 ingénieurs de la compagnie natio-nale Petroleos da Venezuela qui ont rapidement été recruté par des entreprises locales. Désormais, les flots de réfugiés comptent de plus en plus de vénézuéliens peu formés, très pauvres et dont les possibilités d’adaptation et d’intégration sont bien plus limitées. Si ce mouvement se poursuit, on comptera près de 6,4 millions de personnes vivant hors de leur pays en fin 2020 (plus d’un habitant sur cinq). Cela signifie que le mouvement migratoire aura atteint une dimension plus importante que celui induit par la guerre de Syrie depuis 2010. Avec deux différences importantes cependant : les Vénézuéliens n’abandonnent pas un pays en guerre ; ils fuient une terre qui détient les plus importantes réserves de pétrole du globe.


 

Au-delà des particularités de chaque pays de la région, peut-on identifier des éléments communs qui auraient favorisé l’éclosion de protestations et de révoltes sur plusieurs Etats voisins ? Pour de nombreux politologues et journalistes, il n’est pas pos-sible de recourir à une explication unique qui s’appliquerait à des situations nationales singulières. C’est l’histoire originale et la trajectoire politique de chaque Etat qui permet-tent de rendre compte des soulèvements et des révoltes qui ne sont pas connectées à un contexte économique. De leur côté, les économistes soutiennent qu’il existe une relation entre la volatilité des cycles économiques de tous les pays d’Amérique du Sud (cycles déterminés par des facteurs externes) et l’instabilité politique et institutionnelle qui a souvent pris une dimension spectaculaire au cours du second semestre de 2019. Du Pérou au Brésil, en passant par le Chili ou le Paraguay, il y aurait donc une trame de fond commune. A partir du début des années 2000, les économies du continent sont entrées dans une phase d’accélération de la croissance associée à une hausse spectaculaire des cours internationaux des matières premières et à une amélioration sensible des termes de l’échange. Ce "super-cycle des commodités" a coïncidé avec un recul de la pauvreté, une réduction des inégalités de revenus et l’essor d’une nouvelle classe moyenne. Sur l’ensemble de l’Amérique du Sud, pendant près de dix ans, les couches sociales les plus défavorisées ont pu croire que l’expansion économique allait enfin générer une plus grande mobilité sociale et permettre aux nouvelles générations d’améliorer durablement leur bien-être. Il y a probablement un lien solide entre les espérances nées au cours de la décennie passée et les révoltes qui se multiplient depuis quelques mois. Deux prochains articles seront consacrés à identifier ce lien.


 

[1] Un autre président péruvien, Alan García, s’est suicidé en avril dernier lorsque la police est venue l’arrêter pour son implication dans la même affaire.

[2] Le Brésil et le Paraguay ont construit ensemble (entre 1975 et 1982) sur le fleuve Paraná le barrage d’Itaipu depuis sa mise en fonctionnement. Les deux Etats sont copropriétaires de l’infrastructure située à la frontière. L’accord négocié avant août 2019 portait sur la répartition pour la période 2019-2022 de l’énergie issue de la centrale hydroélectrique, deuxième site au monde en termes de production, situé à la frontière du Brésil et du Paraguay qui en sont copropriétaires. Avec une puissance de 14.000 mégawatts, le barrage fournit en électricité les riches Etats du sud du Brésil, comme ceux de Sao Paulo, Rio de Janeiro, Paraná et Rio Grande do Sul. Pour sa part, le Paraguay ne consomme que 7% de l’énergie produite et vend le reste à Eletrobras, la compagnie brésilienne d’électricité. C’est le prix de cette énergie vendue au Brésil qui était au centre de la crise politique ouverte en août. Selon des experts, la mise en œuvre de cet accord aurait entraîné un préjudice supérieur à 200 millions de dollars par an pour le Paraguay.

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