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L’armée au pouvoir ? (4).


Scénarios pour les militaires.

(Première partie).

Les forces armées suivront-elles jusqu’au bout l’ancien capitaine dans son projet d’ins-tauration d’un régime autoritaire ? Si l’on en croit de nombreux commentaires brésiliens et étrangers, l’aggravation de la crise institutionnelle des derniers mois va conduire à un coup d’Etat, un putsch, un renversement brutal des institutions par le Président avec le soutien des armées. Les références explicites ou implicites aux expériences dramatiques et spectaculaires du passé fleurissent et continuent à prospérer. Les fantômes de 1964 ont ressurgi. A l’époque, les forces armées et les tanks avaient occupé les rues et les sites stratégiques. Les militaires avaient imposé la fermeture des institutions répu-blicaines, arrêté des hommes politiques. Ils s’étaient octroyé les pleins pouvoirs, avaient pris le contrôle des médias et suspendu l’Etat de droit.


Il est difficile d’imaginer aujourd’hui une disparition brutale de la démocratie brésilienne par un coup d’Etat classique. Le projet de Bolsonaro consiste à transformer graduel-lement le régime politique et d’aller vers une démocratie illibérale. S’il parvient à ses fins, la démocratie va donc mourir à petit feu[1]. L’expérience des premiers dix-huit mois de gouvernement (notamment à partir de la crise du covid-19) a montré qu’il existait au sein du gouvernement un noyau dur de délinquants extrémistes, habités par un imaginaire putschiste évident. Ce noyau dur et le chef de l’Etat lui-même utilisent régulièrement depuis janvier 2019 plusieurs des mécanismes grâce auxquels d’autres régimes sont passés de la démocratie pluraliste à une démocratie illibérale. Le premier consiste à affaiblir les médias et les forces politiques d’opposition[2]. Le second est un populisme de gouvernement qui passe par la tentative de simplifier de manière abusive les insti-tutions démocratiques, d’affaiblir tous les contre-pouvoirs et les formes diverses de mé-diation qui existent entre le pouvoir et le peuple. A l’affaiblissement des contre-pouvoirs, les dirigeants autoritaires ajoutent systématiquement un autre moyen de contrôler étroi-tement la vie politique : la réduction de l’incertitude de la compétition électorale. Sur tous ces plans, les bolsonaristes ont tenté sur les 500 premiers jours du mandat Bolso-naro de réaliser quelques avancées, sans succès évidents pour l’instant.


Elu pour un mandat de quatre ans, le chef de l’Etat brésilien doit, selon la constitution, exercer des pouvoirs et des compétences strictement limités et encadrés par des freins et des contrepouvoirs institutionnels. Il est soumis à l’Etat de droit. Il doit gouverner selon des normes juridiques établies, en utilisant des mécanismes définis. Dès son investiture, Jair Bolsonaro s’est présenté comme l’incarnation du peuple au pouvoir. Il s’est claire-ment inscrit dans une logique d’autoritarisme illibéral. Elu par un scrutin majoritaire, il considère qu’il détient le monopole de la volonté populaire. La seule réalité politico-institutionnelle qui compte, c’est le lien plébiscitaire qu’il aurait noué avec le peuple brésilien et qui fonderait un pouvoir autocratique. Dans le régime souhaité par l’ancien militaire, le chef de l’exécutif peut s’immiscer à volonté dans l’exercice du pouvoir lé-gislatif. Il peut édicter de règlements ou d’ordonnances ayant force de loi. Il peut évidem-ment s’arroger les pleins pouvoirs en cas de crise grave. Son action et ses initiatives ne sont pas tempérées et contrôlées par la Cour suprême. Il n’y a plus de risque d’im-peachment (destitution). Les autres pouvoirs sont perçus comme des obstacles, comme des forces qui empêchent le chef de l’Etat de mettre en œuvre la volonté du peuple, qui conspirent pour usurper le pouvoir que ce chef a reçu des urnes.


Manifestation de Bolsonaristes en mai 2020 à Brasilia. Les protestataires demandent une intervention militaire pour soutenir Bolsonaro au pouvoir.




Dans le régime rêvé par Bolsonaro et ses partisans, les institutions démocratiques (élec-tions, représentation nationale, libertés fondamentales, indépendance des pouvoirs, res-pect et application des lois) continuent d’exister mais les conditions assurant leur fonc-tionnement effectif ne sont plus assurées. Les élections ont bien lieu mais de solides opérations d’influence orchestrées sur les réseaux sociaux permettent de détruite l’ima-ge et le crédit des opposants. Le Congrès fonctionne mais la majorité parlementaire est aux ordres de l’exécutif. Combattue et affaiblie, la Justice devient un pouvoir dominé. Au fil du temps, les structures démocratiques sont soumises à un processus de dévita-lisation, d’érosion. La presse, les médias et les réseaux sociaux sont l’objet un harcè-lement juridique, financier puis policier. Les forces d’opposition ne sont pas interdites mais leurs leaders sont contraints au silence par un pouvoir qui propage des rumeurs, des fake-news, exerce un chantage sur les personnes. Les instances supérieures de la Justice sont mises au pas grâce à la nomination de magistrats favorables au chef de l’Etat et choisis pour transformer le système judiciaire en machine de destruction des dissidents. La majorité constituée au Congrès au terme d’élections fabriquées se résout à voter des lois liberticides. Peu à peu, la Constitution restée officiellement en vigueur devient une lettre morte.



Les exemples de régimes qui correspondent au projet du bolsonarisme sont malheu-reusement nombreux dans le monde d’aujourd’hui. A Caracas avec le chavisme, à Ankara avec Erdogan ou à Minsk avec le bielorusse Loukachenko, la construction d’un pouvoir discrétionnaire a été conduite en maintenant une démocratie de façade. Le régime démocratique a été progressivement affaibli, contraint dans sa respiration par un virus qui envahirait progressivement ses poumons avant de les paralyser. Cette érosion lente a déjà été initiée au Brésil. Il n’y pas de tank dans la rue. Il n’y a pas de censeurs dans les rédactions et internet fonctionne encore normalement. Les contrepoids institutionnels n’ont pas été détruits et continuent à contraindre le chef de l’Etat. Les médias et les insti-tutions fournissant de l’information de qualité sont cependant directement confrontées aux pressions du gouvernement. Les chiffres sur le chômage publiés par l’IBGE sont contestés. Les recherches menées par l’Institut Fiocruz sur la consommation de stupé-fiants sont invalidées. Dirigé par un militaire, le Ministère de la Santé a tenté pendant plusieurs semaines de suspendre toute publication de statistiques sérieuses sur la progression de l’épidémie du Covid-19 qui a pourtant déjà fait plus de 60 000 morts. Le gouvernement affaiblit ou démantèle les organes de contrôle de l’environnement, il refu-se de reconnaître la déforestation en Amazonie et encourage même celle-ci. Sur cette région, la violence augmente contre les indiens alors que le pouvoir ferme les yeux sur l’orpaillage illégale, l’accaparement frauduleux des terres publiques. La chasse aux sor-cières a commencé dans l’administration. Les attaques contre la presse se multiplient. Bolsonaro tente (mais n’a pas encore réussi) de suspendre la Loi sur l’accès à l’infor-mation[3].


Comme dans d’autres pays, la démocratie au Brésil ne va pas disparaître d’un seul coup. Les lumières de l’édifice sont éteintes progressivement, les unes après les autres. Le gouvernement Bolsonaro n’est parvenu à ce jour qu’à plonger dans l’obscurité un bout d’étage. L’entreprise d’extinction des lumières se heurte heureusement à de solides ré-sistances. La presse se défend et les réseaux sociaux ne sont pas uniquement occupés par les hordes de propagandistes agressifs qu’entretient le bolsonarisme. Le Congrès empêche le Président d’approuver des textes inconstitutionnels. Il contribue aux investi-gations sur les activités des groupes qui utilisent systématiquement les réseaux sociaux pour défendre l’exécutif et propager des rumeurs et des fake-news destinées à faire taire les opposants. La Cour suprême (STF) reste vigilante. Elle suit les réquisitions du Minis-tère Public en ouvrant une enquête sur les modalités d’organisation de manifestations contre la démocratie auxquelles Bolsonaro lui-même a participé ces derniers mois (la Constitution n’autorise pas le financement et la propagation d’idées contraires à l’ordre constitutionnel et à la démocratie ou l’organisation de manifestations revendiquant la rupture de l’Etat de droit).


A chaque attaque et à chaque initiative de résistance prise par les contrepouvoirs, la ten-sion monte. Le leader populiste mobilise ses troupes pour qu’elles repartent à l’assault des institutions représentatives et de l’Etat de droit. La polarisation politique s’aggrave. Les militaires qui participent à l’exécutif paraissent souvent appuyer le Président. Ils répètent qu’ils respectent la démocratie mais ne précisent guère quelle serait selon eux la portée et la dimension du régime démocratique. Ils laissent encore entendre que le pouvoir judiciaire et les institutions représentatives outrepasseraient leurs compétences et ne chercheraient qu’à affaiblir le Président avant de le contraindre à abandonner son poste. Imaginons que sur les prochains mois le chef de l’Etat et ses troupes persistent à "éteindre des lumières", à s’attaquer à tous les contrepouvoirs, à remettre en cause l’Etat de droit et les normes constitutionnelles. Les militaires du gouvernement ne pourront plus se contenter de propos lénifiant rejetant l’hypothèse d’un coup d’Etat. Les officiers d’Etats-Majors qui dirigent des troupes et disposent effectivement de la force devront sortir de leur réserve. Trois scénarios peuvent aujourd’hui être envisagés. Le premier est celui d’un soutien affiché des forces armées à la mise en place d’un régime autoritaire et plébiscitaire. Le second est un divorce entre les militaires du gouvernement et les bolso-naristes, les premiers acceptant la mise en œuvre d’une procédure de destitution et préparant un gouvernement dirigé par le général Mourão. Le troisième est la mise sous tutelle (tardive) du Président. En cette fin du troisième semestre de l’Administration Bolsonaro, ce dernier scénario paraît le plus probable.


Le coup de force improbable.


Peut-on imaginer dans les mois à venir une intervention directe des forces armées destinée à conforter le pouvoir de Jair Bolsonaro et à faciliter la stratégie d’affaiblis-sement des institutions démocratiques dans laquelle ce Président est engagé ? Sur le plan constitutionnel, le chef de l’Etat dispose effectivement des moyens juridiques de faire appel aux militaires afin qu’ils assument une fonction de "modération" entre les différentes institutions de la République. La Loi fondamentale adoptée en 1988 définit en son article 142 les missions des forces armées placées sous l’autorité suprême du Président de la République. Ces missions sont "la défense de la Patrie, la garantie des pouvoirs constitu-tionnels et, à l'initiative de l'un quelconque de ceux-ci, de la loi et de l'ordre". Le texte reprend un principe de plusieurs constitutions antérieures qui attri-buaient aux forces armées un rôle politique et de police. Dans la constitution aujourd’hui en vigueur, l’exercice effectif du rôle de garantie des pouvoirs constitutionnel ne repose pas sur une initiative prise par l’un des trois pouvoirs en question (cette initiative n’est requise que pour la mission de maintien de la loi et de l’ordre). La garantie des pouvoirs constitutionnels signifie le maintien à la fois de l’indépendance de chacun des trois pou-voirs, l’existence d’un équilibre et d’une relation harmonieuse entre eux. Comme si la République doutait de sa capacité à se défendre elle-même, elle a confié une nouvelle fois un rôle de tuteur aux forces armées.


Sur la base d’un tel texte, les forces armées peuvent effectivement justifier une inter-vention au nom de la protection des prérogatives du Président qui considèrerait que ses pouvoirs sont affaiblis en raison de l’attitude du Congrès ou de celle de la Justice. Quelle que soit la forme de cette intervention (une fermeture du Congrès et de la Cour suprême imposée par la force, un putsch classique, la suspension de la constitution, etc..), l’hypothèse paraît aujourd’hui très peu probable.


Plusieurs raisons peuvent être avancées ici pour justifier cette affirmation. Les premières sont politiques. Jair Bolsonaro bénéficie du soutien d’une minorité de la population et de l’électorat (qui varie de 25% à 30% selon les enquêtes d’opinion et les périodes). Sa popularité s’est nettement effritée auprès des classes moyennes, notamment depuis le début de la crise du Covid-19, un effritement partiellement compensé par l’appui nouveau que lui apportent des couches plus modestes[4]. Il ne dispose pas d’une majo-rité parlementaire au Congrès. Il ne peut pas s’appuyer sur une majorité de haut-magistrats acquis à sa cause au sein du STF. Il est rejeté par la plupart des médias et des organes de presse. Si l’on considère les principaux Etats de la fédération brésilienne, rares sont les gouverneurs qui affichent encore un soutien à Bolsonaro. La gestion par le Président de la crise sanitaire a fait de lui un paria sur la scène internationale. Outre des membres d’Etats-majors, des groupes d’officiers et des secteurs de la troupe, il peut cependant compter sur la sympathie de policiers militaires, de fidèles des églises évangéliques, de militants d’extrême-droite, de chauffeurs routiers et de producteurs agricoles. Très mobilisée, cette base sociale est suffisante pour empêcher que s’engage une procédure de destitution. Elle n’est pas suffisante pour garantir aux militaires tentés par un coup de force ou une intervention quelconque qu’il bénéficieraient d’un franc soutien populaire et de l’appui de gouverneurs importants.


Avec la crise sanitaire, ce Président qui a refusé d’engager une politique sérieuse de lutte contre la pandémie a ruiné le peu de crédit dont il jouissait encore avant le covid-19 auprès des gouverneurs et des responsables municipaux. Les attaques des bolsona-ristes et du chef de l’Etat lui-même contre le pouvoir législatif et la Justice, la menace brandie d’une rupture institutionnelle ont eu pour effet de renforcer l’attachement d’une large majorité de brésiliens au régime démocratique. Selon l’institut de sondages Data-folha, en décembre 2019, plus de six brésiliens sur 10 (62%) exprimaient leur attachement à la démocratie. Ils étaient plus de 75% à afficher cette opinion à la fin juin 2020. L’organis-me réalise la même enquête sur les préférences de la population en matière de régime politique depuis 1989. Jamais le taux d’adhésion à la démocratie n’avait été aussi élevé. Jamais le pourcentage de brésiliens qui estiment que la dictature peut être une option préférable dans des circonstances particulières n’avait été aussi faible. Il a atteint 17% à la veille des élections de 2018. Il n’était que de 10% dans le dernier sondage en date.



En d’autres termes, si des militaires soutenaient dans les prochains mois les projets auto-ritaires de Jair Bolsonaro en recourant à la force, ils avanceraient à contrecourant de l’opi-nion majoritaire. Ils ruineraient totalement l’image favorable que les forces armées ont acquise auprès de la population depuis plus de trente ans, un crédit largement dû à leur retrait de la vie politique nationale.


A ces raisons liées à l’état de l’opinion et de la société brésilienne, il faut en ajouter d’autres qui concernent le degré d’adhésion des Etats-majors et des soldats qui servent aujourd’hui au bolsonarisme et au projet politique du Président. Il existe effectivement chez les officiers de tous grades un courant de sympathie pour les thèses des idéo-logues entourant Jair Bolsonaro. Ces militaires radicaux et d’extrême-droite ont souvent démar-ré et réalisé leur carrière pendant la dictature (1964-1985). La plupart sont désormais réservistes ou réformés. Ils fréquentent les clubs militaires. Ils ont appartenu davantage à l’Armée de terre qu’à la Marine ou à l’Armée de l’air. Ces deux derniers corps sont moins réceptifs aux idéologies radicales. Fusillers-marins ou pilotes de chasse sont, comme leurs supérieurs, des techniciens souvent hautement qualifiés. Au sein des trois corps, des évolutions très importantes ont eu lieu depuis trente ans en matière de forma-tion des officiers, de recrutement, d’expérience militaire. Ainsi, au sein de l’Armée de terre, la part des officiers dont le cursus de formation se limite à la formation reçue à l’Académie militaire d’Agulhas Negras n’a jamais été aussi faible. La majorité des 28 332 officiers qui servent actuellement ont suivi des parcours universitaires complémentaires. Outre une compétence militaire, ils ont donc acquis une culture scientifique et huma-niste. Depuis les années 1980, les trois forces recrutent des femmes comme engagées ou militaires de carrière. Encore minoritaires (8,5% du total), les effectifs féminins progres-sent très rapidement depuis 2010. Sur les dernières décennies, un autre fait majeur a aussi contribué à modifier l’éthique et la culture institutionnelle de l’Armée de terre, force la plus directement concernée par un hypothétique coup de force ou une opération d’appui à la radicalisation du gouvernement Bolsonaro.


Dans toutes les régions du pays et dans toutes les spécialités (métiers de combat, ser-vices d’appui, administration, médecine) on trouve aujourd’hui des soldats de l’armée de terre de carrière qui ont été engagés dans le cadre de missions de paix des Nations-Unies. Pour l’Armée de terre brésilienne, la plus importante de ces missions aura été la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH) qui a duré 13 ans (2004-2017). La Mission a mobilisé des militaires de 15 pays. Pour sa part, le Brésil a fourni sur 13 ans 37 500 hommes en armes. Cet engagement aura été le plus important pro-gramme militaire du Brésil depuis sa participation à la Seconde Guerre Mondiale à partir de 1942. Alors que la formation de base des soldats de l’armée de terre se limitait avant la MINUSTAH à des entraînements effectués à l’intérieur des casernes ou sur des terrains ad hoc, une part importante des officiers et des troupes qui servent aujourd’hui ont connu une expérience concrète d’action sur un véritable terrain de combat. Les casques bleus mobilisés ont dû pendant plusieurs années affronter une situation de guerre civile, appli-quant un mandat qui autorisait les militaires à adopter une posture d’engagement actif pour imposer la paix par la force, contre la volonté des factions en conflit si nécessaire[5]. Les interventions, les occupations de quartiers par les militaires et policiers de la mission ont permis de rétablir une stabilité sociale et de pacifier des périphéries urbaines tenues par des groupes paramilitaires. Néanmoins, elles n’ont pas suffi pour garantir restruc-turation de l’Etat haïtien, l’établissement d’une paix civile durable et le fonctionnement normal des institutions.



Soldats brésiliens de la MINUSTAH patrouillant dans un bidonville de Port au Prince en Haïti.


Comment réagirait l’ensemble de l’institution militaire si les officiers et la troupe étaient appelés par un haut commandement fidèle à Bolsonaro à prendre des initiatives concrè-tes de rupture avec l’ordre constitutionnel qui pourraient aller de la fermeture du Con-grès par la force à un véritable putsh en passant par la suspension de la Cour Suprême et l’arrestation des haut-magistrats ou l’emprisonnement de gouverneurs ? Aujourd’hui, il est vraisemblable que chacune de ces opérations susciteraient des résistances au sein des forces armées, voire une opposition de la part d’officiers et de secteurs de la troupe. S’il est difficile d’anticiper une insoumission importante (les différents secteurs de l’Ar-mée de terre, de la marine et de l’Armée de l’air restent bien encadrés), il est possible d’imaginer que les résistances prennent diverses formes : ruptures dans les chaînes de commandement, immobilisme des troupes sur plusieurs régions, refus d’exécuter les missions demandées.


Un soulèvement militaire, la mobilisation de troupes afin de porter atteinte au fonction-nement normal des institutions constituent des opérations risquées. Sur les derniers mois, des déclarations d’officiers de haut rang en situation de commandement ont mon-tré que le haut commandement de l’Armée de terre est divisé. Le général Pujol, com-mandant en chef de cette force a lui-même laissé entendre que son enthousiasme pour le gouvernement Bolsonaro était très limité. L’hypothèse d’un engagement effectif des forces armées dans la bataille politique que veut mener l’ancien capitaine fait réap-paraître la menace suprême que craignent tous les chefs militaires : l’affaiblissement de la cohésion de l’institution, de la règle de discipline et de respect de la hiérarchie.


Comme plusieurs généraux, d’importants secteurs des forces armées savent que le Pré-sident qu’ils seraient invités à défendre et à soutenir est le pire chef de l’Etat de toute l’histoire républicaine. Ils savent que ce dernier a conduit le pays au bord de l’abîme. L’expérience des 18 derniers mois a montré que Jair Bolsonaro était entouré de hoo-ligans, de fauteurs de troubles, que des officiers généraux souvent réservistes n’auraient jamais dû s’associer à ce personnage trouble qui a maille à partir avec la Justice. Ces soldats lucides sont sans doute déjà parvenus à une conclusion évidente : il ne servirait à rien de conforter le pouvoir d’un Président qui, s’il chutait, serait automatiquement rem-placé par un successeur qui bénéficie de toute la confiance des Etats-Majors : le général Mourão, un conservateur assumé qui a manifesté un comportement responsable depuis son élection à la Vice-Présidence. Pourquoi les forces armées iraient-elles ruiner leur image afin de maintenir au pouvoir un ex-capitaine imprévisible, extravagant et inepte alors qu’elles pourraient favoriser l’investiture d’un général raisonnable ?


Même s’ils parvenaient à maintenir l’unité et la cohésion de l’institution, les officiers de haut rang qui décideraient d’appuyer un processus de radicalisation du pouvoir bolsona-riste se trouveraient confrontés à des difficultés concrètes que leurs prédécesseurs ne pouvaient pas connaître. Imaginons par exemple que des troupes d’infanterie aidées du renfort de la cavalerie envahissent le Congrès et imposent par la force la fermeture de la Chambre des députés et du Sénat fédéral. Dans un monde connecté sur les réseaux so-ciaux, plusieurs centaines de parlementaires résisteraient et pourraient continuer à débattre à partir de lieux discrets, en utilisant une application permettant les réunions virtuelles. Du côté de la Cour suprême (11 magistrats), il suffirait qu’un seul des juges échappe à l’arrestation pour que (conformément à la loi) l’institution continue à fonction-ner. Comment imposer la censure dans un monde où les journalistes peuvent travailler n’importe où et sont concurrencés par de nombreuses plateformes numériques ? Un coup de force militaire qui ne parviendrait pas à réduire rapidement au silence les élus de la nation, les magistrats et les médias apparaitrait vite comme une erreur grotesque.


A supposer que les auteurs du soulèvement parviennent à résoudre ces difficultés ini-tiales, il leur faudrait affronter un autre défi plus redoutable : le rétablissement du maintien de l’ordre dans un pays-continent qui serait forcément le théâtre de protes-tations, de mouvements divers, voire d’insurrections. Leurs pairs qui ont participé à la MINUSTAH anticiperont cette étape décisive. Ils sauront rappeler à temps à leurs collègues et à leurs supérieurs que la prévention d’une guerre civile a été très difficile dans un petit Etat d’une superficie de moins de 28 000 km2 et regroupant 10,5 millions d’habitants. La même tâche serait probablement un défi colossal sur un immense terri-toire de 8 516 000 km2 regroupant près de 210 millions d’habitants.


A suivre : seconde partie.


 

[1] Plusieurs déclarations émanant de l'influent "clan Bolsonaro" semblent soutenir cette thèse. En 2019, un des fils du président, Eduardo, a évoqué le possible retour de la dictature en cas de « radicalisation de la gauche ». Un autre fils, Carlos, a estimé que « la voie démocratique ne permettra pas de réaliser la transformation voulue par le Brésil à la vitesse désirée ». [2] Le pouvoir réduit progressivement des libertés qui sont essentielles pour que les citoyens puissent exercer leur pouvoir démocratique de manière effective : liberté d’ex-pression, de contestation, liberté d’association. [3] Cette loi adoptée en 2011 prévoit un principe général d'accès à l'information (avec des exceptions pour les données personnelles ainsi que pour les documents classifiés). L'accès aux documents est très large : il concerne les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), tous les échelons administratifs (des municipalités à l'échelon fédéral) et également les entreprises publiques ou mixtes, les fondations, ainsi que les entités à but non lucratif. [4] Tous les mois, le site spécialisé en droit et en analyses politiques Jota établit un indice synthétique des résultats de diverses enquêtes d’opinion portant sur l’évaluation du chef de l’Etat. La dernière synthèse publiée le 12 juin dernier montraient que 45,7% des brési-liens jugeaient négative l’action du Président (contre 34% en début d’année). Les person-nes interrogées considérant cette action comme bonne ou très bonne représentaient 27,9% de l’échantillon (contre 34,5% en début d’année). La part des sondés estimant cette action comme acceptable est passée dans l’intervalle de 31,5% à 22,4%. Voir les graphi-ques retraçant la popularité de J. Bolsonaro sur le site : https://data.jota.info/aprovacao/ [5] Le Brésil a été chargé dès le début de la MINUSTAH d’en assurer le commandement militaire. Pendant les deux premières années (2004-2005), le général Augusto Heleno (aujourd’hui ministre-chef du GSI) a commandé 6700 soldats de 15 nationalités. Pendant ces deux premières années, les casques bleus ont dû affronter une véritable situation de guerre. Ils ont été obligés d’utiliser des blindés équipés de mitrailleuses et divers autres engins blindés pour venir à bout de factions armées qui tenaient une partie du territoire d’Haïti.

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