top of page

Le Brésil de Lula, les Brics et..........la Chine.


Soumission de Brasilia à Pékin (2).



Le titre peut sembler excessif. Il traduit une dérive politique observable depuis le début de l’année. La Chine est l’animatrice d’un axe de régimes autoritaires qui s’opposent de plus en plus nettement aux démocraties occidentales. Son vassal russe est un acteur clé de cet axe. Le Brésil de Lula devient leur plus précieux partenaire au sein de ce que tout ce monde appelle le "Sud Global".


L’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine a resserré les liens entre Pékin et Moscou. Les deux Etats entendent faire face ensemble à ce qu’ils présentent comme une menace commune, émanant des pays occidentaux coordonnés et inspirés par les Etats-Unis. En approfondissant leur partenariat, Chine et Russie créent un pôle stratégique dont l’ob-jectif est de refonder l’architecture des relations internationales. Leur projet commun est mis en œuvre en utilisant des institutions multilatérales où les Etats occidentaux ne sont pas présents. En Eurasie, le canal principal de cette stratégie est l’Organisation de Coo-pération de Shanghai, créée en 2001 par la Russie et la Chine et qui vise à déplacer le centre de gravité économique, politique et militaire mondial vers la zone eurasiatique, loin de l’influence des Etats-Unis et de l’Europe [1]. A l’échelle globale, ce canal est le forum des Brics. Le club doit permettre de rallier des nations en développement ou émergentes qui n’appartiennent pas à l’Eurasie. Pour le régime chinois comme pour le pouvoir de Poutine, le club des Brics est un espace essentiel pour développer des liens avec des Etats qui partagent à la fois leur vision stratégique, leur refus de la démocratie libérale et des affinités idéologiques avérées.

Poutine et Xi Jingping en 2022.


La Chine de Xi Jingping envisage les alliances en construction comme les bases d’une stratégie permettant de façonner un nouvel ordre mondial et le futur d’une humanité soustraite à l’influence jugée néfaste des démocraties occidentales. Pékin comme Moscou constatent que ces démocraties sont désormais relativement unies et que de nombreux pays du Sud rechignent à s’aligner totalement sur l’Occident. Pour Xi et Poutine, il s’agit donc de gagner le soutien de tous les dirigeants de l’ex-Tiers-Monde qui se disent de gauche, refusent l’économie de marché (ou tentent d’en réduire l’impor-tance), tournent le dos aux fondements de l’Etat de droit et du système démocratique ou rêvent de le faire, sont prêts à rallier un camp qui annonce la fin de l’hégémonie amé-ricaine et occidentale…Dans cette offensive, le club des Brics fournit un cadre de négociations particulièrement prometteur. Destiné à s’étendre (en termes de nombre de pays adhérents ou de partenariats), il constitue le principal moyen pour la Chine et la Russie de créer un réseau d'influence qui intègre de plus en plus des pays straté-giquement importants à l’axe des régimes autoritaires et anti-occidentaux.


Pour Pékin et son allié russe, le retour

de Lula au pouvoir constitue une

opportunité exceptionnelle.


Le club est au cœur des efforts de Moscou et de Pékin pour construire un bloc de pays économiquement puissants afin de résister à ce qu'ils appellent "l'unilatéralisme" occi-dental. À la fin du mois d'août, six autres États (Argentine, Égypte, Iran, Arabie saoudite, Ethiopie, Emirats arabes unis) ont été invités à rejoindre le groupe. Les membres du club reprennent à leur compte les grands axes de la stratégie officielle définie par Pékin et Moscou : réduire la domination du dollar américain, pérenniser les filières d’approvision-nement qui partent de la Chine (à l’heure où en Occident on parle de relocalisation et de réduction des risques), développer des circuits de financement qui affaiblissent l’im-portance et le poids des institutions multilatérales de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale). Pour attirer de nouveaux candidats au sein du club, la Chine utilise ses moyens financiers, son soft power, ses technologies. Moscou vend des armes, propose les services de milices "privées" (en Afrique ou au Venezuela). Les deux puissances jouent aussi sur les affinités idéologiques.


Au sein du forum en voie d’élargissement, le Brésil de Lula est un allié majeur pour Pékin et son vassal russe. Interviennent évidemment les caractéristiques propres du pays (49% de la population sur 47% du territoire de l’Amérique du Sud, la moitié du PIB régional). Une importante diaspora chinoise vit dans le pays. Le Brésil est à la fois le premier partenaire commercial de la Chine dans la région et une destination privilégiée de ses investissements directs. Entre 2005 et début 2023, il a reçu 76,68 milliards de dollars d’investissements chinois (37,1% des flux dirigés vers l’Amérique du Sud). SAu cours de cette période, il a été le troisième bénéficiaire des prêts des banques chinoises sur la zone après le Venezuela et l’Argentine. Pour Pékin et son allié russe, le retour à la tête du pays de Lula depuis cette année est une opportunité exceptionnelle. La politique exté-rieure esquissée par le chef de l’Etat brésilien est désormais bien alignée sur les objectifs de l’axe autoritaire formé par la Chine et la Russie. Lula représente un parti et des forces de gauche figées dans un dogmatisme antédiluvien. Leur catéchisme combine une hostilité affichée à l’égard des sociétés libérales occidentales, une aversion pour l’éco-nomie de marché, une solidarité proclamée avec toutes les dictatures de gauche de la région et un goût très modéré pour l’Etat de droit et la démocratie. Difficile pour Pékin et Moscou de trouver aujourd’hui un meilleur partenaire au sein des Brics.


Lula, l’anti-occidental.


Au cours de ses deux premiers mandats, Lula avait cherché avant tout à accroître l'influ-ence internationale d’un Brésil alors en pleine croissance. La politique extérieure était caractérisée par le multilatéralisme, la recherche d’une plus grande autonomie et l’essor des relations Sud-Sud en multipliant les partenariats avec des pays en développement. Si l’on se base sur les initiatives et les positions affichées depuis le début du troisième mandat, celui-ci devrait être marqué par une prise de distance très nette par rapport aux intérêts du monde occidental. La liste des déclarations et des décisions illustrant ce constat est déjà longue. Depuis le début de l’année, Lula s'est à plusieurs reprises fait l'écho des positions russes sur l'Ukraine, affirmant que l’agresseur et l’agressé étaient également responsables de la guerre. En avril dernier, au cours de son voyage officiel en Chine, il est même allé jusqu’à dire que cette responsabilité incombait aux pays qui four-nissent des armes à l’Ukraine. A l’échelle de l’Amérique latine, les premières initiatives diplomatiques confirment un éloignement du Brésil par rapport aux Etats-Unis et à l’Europe et un rapprochement avec les régimes autoritaires de la région. Ainsi, en mai dernier, lors d’un sommet réunissant tous les chefs d’Etat sud-américains, Lula a défendu une proposition visant à remettre sur pieds l’UNASUL, une alliance fondée dans les années 2000 pour faire contrepoids à l’Organisation des Etats Américains (dont le siège est à Washington) et qui s’est ensuite défaite lorsque la majorité des Etats adhérents ont compris qu’ils avaient à faire à une machine de guerre des régimes de gauche en place sur le sous-continent. A l’échelle régionale, le Président brésilien a plaidé très tôt pour un abandon du dollar dans le règlement des échanges commerciaux entre pays voisins, affirmant également qu’il envisageait de créer une monnaie commune avec l’Argentine et d’autres économies du cône-sud. Recevant à l’occasion de ce sommet le dictateur Maduro du Venezuela, Lula a critiqué durement les sanctions économiques américaines subies par le régime chaviste présentées comme une offensive pire qu’une véritable guerre. Il a même osé évoquer la répression, la torture et d’autres violations des droits de l’homme régulièrement pratiquées par le gouvernement Maduro comme autant de fables créées par la propagande occidentale…



Le rêve de Lula : la fin du dollar.


Officiellement, le Brésil cherche encore à maintenir des relations fructueuses avec les Etats-Unis et le vieux continent. Il espère ainsi s’assurer de précieux concours financiers dans le domaine de la politique environnementale et de la lutte contre la déforestation. Néanmoins, les vieux routiers de gauche chargés de définir la politique extérieure restent campés sur des priorités déjà esquissées lors des premiers mandats de Lula. Ministre des relations extérieures alors, Celso Amorim est aujourd’hui conseiller spécial du Président pour les questions internationales. Pour le diplomate, le Brésil et l’ensemble des pays du Sud seront les premiers bénéficiaires d’un ordre multipolaire qui ne serait plus façonné par les puissances américaine et occidentales. Le Brésil doit s’engager acti-vement dans une véritable lutte contre les pays du "premier monde" pour que les nations émergentes puissent occuper l’espace qui leur revient. Selon Amorim et d’autres "têtes pensantes" du Parti des Travailleurs, le rééquilibrage des relations internationales en faveur du "Sud Global" est et sera un combat contre les pays avancés, comme l’a mon-tré la longue et infructueuse quête du Brésil il y a quinze ans, lorsque le pays postulait un siège de membre-permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies [2].


Les "diplomates-militants" du Parti

des Travailleurs sont à la manoeuvre.


Aujourd’hui comme hier, les "diplomates-militants" du parti de Lula revendiquent le droit pour le sixième pays le plus peuplé du monde de faire-valoir et de défendre ses posi-tions sur tous les grands enjeux internationaux qui occupent l’actualité. En 2010, Lula avait tenté de jouer un rôle de médiateur entre les Etats occidentaux et l’Iran que les pre-miers menaçaient de sanctions économiques si Téhéran ne renonçait pas à ses ambi-tions nucléaires militaires. La même année, il avait multiplié les conversations entre tous les pays impliqués dans le conflit du Proche-Orient opposant Israël et les Palestiniens. Le Président brésilien rêvait déjà d’être un grand faiseur de paix. Dès 2003, lorsqu’il entame son premier mandat, son ministre des Relations Extérieures Celso Amorim va chercher à jouer un rôle de premier plan au cours du cycle de négociations commerciales de l’OMC qui avait démarré deux ans plus tôt. Au cours des années 2000, Brasilia multiplie les initiatives pour étendre le réseau de relations diplomatiques du pays, notamment sur le continent africain. Aujourd’hui, après la phase d’isolement qu’aura été le gouvernement Bolsonaro, Lula entend réintégrer le Brésil dans le jeu diplomatique mondial, lui redonner un rôle conforme à son rang, à ce que serait sa capacité d’influence au sein du "Sud Global".


Pour atteindre cet objectif, les conseillers en géopolitique de Lula estiment désormais que le Président brésilien ne peut plus se contenter d’apparaître comme le leader sym-pathique et conciliant des nations défavorisées. Pour que le "Sud Global" puisse s’affirmer et s’imposer à l’échelle internationale, le Brésil doit s’efforcer de détruire, ou au moins d’affaiblir les piliers du système international piloté depuis des décennies par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux. Cette inflexion anti-occidentale est évidemment per-ceptible lorsque Lula évoque la guerre en Ukraine ou affiche sa solidarité avec le Venezuela chaviste. Elle est surtout illustrée par la nouvelle croisade engagée par le leader de la gauche brésilienne en faveur de l’abandon du dollar dans les échanges internationaux. Depuis dix mois, chacun de ses nombreux déplacements à l’étranger est l’occasion d’une estocade contre la devise américaine.


Le voyage en Chine d'Avril 2023 : accueilli comme un "camarade"....


En avril dernier, reçu en grandes pompes en Chine, Lula est applaudi par un parterre d’of-ficiels du régime lorsqu’il confie que toutes les nuits, il se demande pourquoi tous les pays sont obligés de commercer en utilisant le dollar comme moyen de règlement. "Qui a décidé d’imposer le dollar après la fin du système de l’étalon or ?", s’interroge-t-il. Un mois plus tard, en accueillant chaleureusement le dictateur vénézuélien Maduro à Brasilia, il reprend le même couplet, évoquant alors la création d’une monnaie commune aux pays du club des Brics. Le virage anti-occidental de Lula ne se traduit pas seulement par une remise en cause du primat du billet vert. Les diplomates-militants du PT en veulent aussi à d’autres forces jugées maléfiques. C’est le cas de l’OTAN, autre symbole à leurs yeux de l’ordre global qui a prévalu depuis la Seconde Guerre Mondiale. L’Orga-nisation est présentée comme le bras armé d’occidentaux belliqueux par essence, comme l’agresseur qui a étendu ses tentacules jusqu’aux portes d’une Russie menacée. Cette vision quelque peu distordue inspire les déclarations du Président brésilien sur la guerre en Ukraine. Elle justifie aussi le maintien de relations chaleureuses entre le Brésil de Lula et la Russie de Poutine.


Le voyage en Chine de Lula :

la célébration de l'alliance.


C’est au cours du voyage en Chine que l’inflexion de la diplomatie brésilienne est deve-nue manifeste. Lula a alors profité de toutes les occasions pour réaffirmer ses deux prio-rités géopolitiques : la consolidation des liens avec les pays dits du "Sud Global" et la remise en cause de toutes les instances et structures internationales influencées ou contrôlées par les Etats-Unis et les autres nations occidentales. Régalant ses hôtes chinois, le Brésilien a annoncé que son engagement visait à changer radicalement les règles de la gouvernance mondiale qui ont trop longtemps avantagé l’Europe et les Etats-Unis. Au cours d’une rencontre avec le Président du Comité Permanent de l’As-semblée nationale Populaire, Lula soulignera que si le Brésil veut intensifier ses relations avec la Chine ce n’est pas seulement pour accroître les échanges commerciaux. L’objectif de Brasilia est aussi de consolider un partenariat politique. Et d’évoquer une fois encore le désir commun aux deux pays de construire une nouvelle géopolitique mondiale plus représentative…Pour que les hôtes chinois n’aient aucun doute sur ce que cela signifie, leur invité a précisé qu’il voulait intensifier la coopération avec les pays en dévelop-pement, qu’il dénonçait le rôle et le fonctionnement des organisations multilatérales traditionnelles comme le Fonds Monétaire International, qu’il regrettait l’inefficacité de l’ONU.


Dès 1974, le Brésil a reconnu l’unité de la Chine et l’appartenance de Taïwan à la Répu-blique Populaire. A l’issue d’une rencontre entre Lula et Xi Jinping, les deux gouver-nements ont publié une déclaration commune réaffirmant la solidité de cet engagement. Dans le contexte actuel, cette confirmation sonne comme une marque forte d’aligne-ment sur la géopolitique de la Chine communiste. Pékin a apprécié. Le déclaration con-jointe souligne encore que Brasilia reconnaît le gouvernement de la République popu-laire de Chine comme l'unique gouvernement légal de la Chine et Taiwan comme une partie intégrante du territoire chinois. Lula sait parfaitement que la question de l’in-dépendance de l’île est un sujet brûlant entre la Chine et l’ensemble du monde occi-dental. Il doit savoir que ce monde se mobiliserait pour défendre la petite démocratie si la dictature communiste décidait une agression militaire, comme cela s’est produit dans le cas de l’Ukraine. Les propos de Lula sur les relations entre Pékin et Taïwan ont d’ail-leurs été unanimement critiqués dans toutes les capitales européennes et en Amérique du Nord.


Pendant son séjour en République Populaire, Lula s’est rendu à Changhai pour participer à la cérémonie de prise de fonction de la nouvelle CEO de la Banque des Brics, Dilma Rousseff, ancienne Présidente du Brésil. C’est désormais un refrain qui ne peut pas manquer dans le répertoire présidentiel. Dans le discours qu’il a prononcé à l’occasion de cette investiture, Lula a cru bon de critiquer l’usage dominant du dollar dans les transac-tions commerciales internationales et a défendu le principe encore très nébuleux de l’utilisation d’une monnaie unique entre les Etats membres des Brics….


En adoptant une politique extérieure très anti-occidentale, Lula et son gouvernement n’ont pas à craindre l’isolement. Outre le soutien et la sympathie intéressés de Pékin et de Moscou, Brasilia peut compter sur la compréhension des autres pays du club des Brics et de nombreux Etats que l’on range désormais sous l’appellation très idéologique et confuse de "Sud-Global". Le monde ainsi désigné serait formé de tous les opprimés de la terre qui chercheraient à se délivrer du carcan des pays riches qui furent jadis des puis-sances coloniales. Cette représentation géopolitique binaire et manichéenne ne peut qu’attirer des intellectuels militants, des leaders de la gauche brésilienne qui ne voient la société et le monde qu’à travers le prisme de la lutte des classes. C’est bien sûr le cas du Président Lula. Au crépuscule d'une longue carrière, à 77 ans, le vieux leader politique ne cherche plus à dissimuler sa vision du monde et la nature de son projet politique.


Où se trouve le Sud Global ?


La diplomatie de Lula a rompu en quelques mois avec une représentation très ancienne : celle selon laquelle le Brésil peut être l’ami de tous les pays, de tous les régimes. Il a également suffi de quelques mois pour que cette inflexion profonde suscite un sentiment de déception chez tous les leaders occidentaux qui s’étaient montrés enthousiastes après l’élection de Lula, qui imaginaient retrouver un partenaire fiable après avoir connu les errements du gouvernement Bolsonaro. Ces leaders ont longtemps cru au mythe qu’ils avaient contribué à forger : celui d’un Lula ardent défenseur de la jeune démocratie brésilienne, combattant de la liberté. Aujourd'hui ils s'interrogent : pourquoi le dirigeant brésilien cherchait-il désormais à renforcer l’influence de dictatures, à servir finalement le camp des puissances autoritaires [3] ? Il faut être totalement ignorant de l’histoire bré-silienne récente ou aveuglé par un romantisme déplacé pour ne pas savoir que le lien de Lula avec des dictatures est tout sauf récent. Des affinités politiques profondes et an-ciennes existent entre le Parti des Travailleurs, le régime cubain, la dictature d’Ortega au Nicaragua et celle de Maduro au Venezuela.


Alignement sur Pékin et Moscou.


Impossible de croire que cette inflexion soit une sorte de ruse destinée à permettre au Brésil d’atteindre des objectifs en s’appuyant sur la puissance chinoise et celle de la Russie. Les diplomates-militants du Parti des Travailleurs ne sont pas naïfs. Ils savent parfaitement qu’en rejoignant l’alliance sino-russe, il est très probable qu’ils soient réduits au rôle de subordonnés utiles. Il n’y a pas de ruse. Il y a la rigidité intellectuelle et le dogmatisme des leaders d’une formation politique sclérosée. Le pays aurait besoin d’une gauche ouverte, inventive, plaçant la démocratie au cœur de son projet politique, bien campée dans le présent et préparant des réponses inventives aux défis du futur. Cette gauche n’est pas aujourd’hui aux commandes à Brasilia. Les camarades de Lula poursuivent un périple dans le passé, manifestent une sympathie spontanée pour les régimes autoritaires de la région. La vieille doctrine anti-impérialiste de la gauche lati-no-américaine dicte désormais le cours de la diplomatie brésilienne.


Le discours officiel, celui façonné par les haut-fonctionnaires d’Itamaraty [4], tente de filtrer les archaïsmes, la vision manichéenne du monde qui frôle le délire paranoïaque. La parole du Président (qui improvise souvent), celle de ses conseillers sont plus limpides et se rapprochent du catéchisme éculé que n’ont jamais évacué les organisations militantes comme le Parti des Travailleurs. Les signes de cette rigidité idéologique abondent. Il suffit de se donner la peine de lire les nombreuses publications que ces organisations con-sacrent aux questions internationales. Les textes du forum de São Paulo [5] sont parti-culièrement illustratifs. Le document de base préparé pour la dernière rencontre en date de cette coordination (juin 2023) est une référence. Il évoque la situation de l’Amérique latine, la guerre en Ukraine, le rôle supposé de l’OTAN et des Etats-Unis, la politique de la Russie et celle de la Chine.


Trois leaders de partis membres du forum de São Paulo.


Passons sur les propos relatifs à l’avenir économique et social d’une région dont tous les malheurs seraient dus au "néolibéralisme" et à "l’impérialisme" [6]. Un long passage du texte est consacré à la lutte pour la paix et à la démocratie. Le forum affirme évidement que l’Occident est responsable de la guerre en Ukraine. Toutes les autres lectures seraient trompeuses. Les prétentions impériales de la Russie poutinienne sont une il-lusion d’optique ou un mirage construit par la propagande "impérialiste". Le bon militant de gauche ne doit pas s’interroger sur l’invasion par les troupes russes d’un pays sou-verain, sur les massacres commis, les déportations, la transgression manifeste du droit international. La réalité est tout autre. Engagés de façon irréversible sur la pente du dé-clin, les Etats-Unis chercheraient désespérément à inverser cette dynamique et met-traient ainsi en péril la paix mondiale. C’est cet effort qui génère les menaces fonda-mentales qui pèsent sur la souveraineté, le développement et la justice sociale à l’échel-le du sous-continent sud-américain.


Le document cherche à remettre dans le bon chemin les consciences qui auraient pu s’égarer. Le texte est limpide. Ce sont "les efforts déployés par les États-Unis et leurs alliés de l'Union européenne pour poursuivre l'expansion progressive de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) jusqu'aux frontières de la Fédération de Russie qui ont débouché sur un scénario aux implications imprévisibles et d'une portée considérable, qui aurait pu être évité". Ce que l’impérialisme a fait au centre du vieux continent, il continue à le faire en Amérique du Sud. Dans ce nouveau désordre mondial provoqué par l’empire en déclin, "la Chine représente un facteur de stabilité et d'équilibre pour l’Amérique latine, parce qu’elle défend les principes du droit international, en particulier la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays de la région, auxquels elle a également apporté une aide sans assortir cette coopération de conditions politiques". Le document salue à maintes reprises les "avancées" accomplies par tous les régimes de gauche de la région (qui résistent à "l’impérialisme"), qu’il s’agisse du pouvoir cubain, du Venezuela chaviste, de la dictature de la famille Ortega au Nicaragua. Les potentats de Caracas, de Managua ou de la Havane seraient les héros d’un long combat contre les forces du mal. Contre la perverse stratégie de l’impérialisme occidental sur le théâtre sud-américain comme en Europe orientale, la seule stratégie qui vaille est précisément celle que préconise l’axe sino-russe et notamment Pékin : "La lutte pour mettre fin à la dépendance et instaurer un nouvel ordre économique mondial fondé sur le multilatéralisme nécessite la formation d'alliances stratégiques entre les peuples et les pays du Sud".


C’est dans cet univers idéologique que le leader politique Lula a grandi, s’est façonné. C’est ce monde accroché à de vieux catéchismes qui nourrit aujourd’hui la vision géopo-litique du Président brésilien. Parallèlement au rapprochement entre les Etats, ce sont d’ailleurs des partenariats approfondis entre les forces politiques au pouvoir qui s’opèrent. Le Parti des Travailleurs était déjà très lié au parti de Poutine, Russie Unie. En avril 2023, une importante délégation de la formation brésilienne a participé à un colloque organisé par Russie Unie et consacré à "la lutte contre le néocolonialisme pratiqué par les nations européennes et les Etats-Unis" et dont seraient victimes les pays en développement. En septembre dernier, c’est une délégation du Parti Communiste Chinois (PCC) qui a ren-contré au Brésil les responsables du PT. Un accord de coopération a été signé entre les deux organisations (présentées par Lula comme des "partis frères" ! )qui se sont enga-gées à approfondir dans l’avenir leurs relations amicales…..Le document final signé par les deux délégations précise que le PT et le PCC ont convenu d’instaurer des échanges ins-titutionnalisés et à tous les niveaux afin de renforcer l’étude mutuelle des expériences de gouvernance. Les deux partis entendent accentuer la coopération entre leurs dépar-tements de formation et de communication, de créer des groupes de réflexion com-muns, de développer les relations amicales entre les organisations de masse qu’ils diri-gent et animent…


Septembre 2023 : Lula reçoit chaleureusement Li Xi, membre du Politburo do PCC.


Coopérer avec le PCC signifie coopérer avec le pouvoir chinois, celui d’un Xi Jingping qui a accentué de manière drastique le contrôle de l’Etat sur la société civile et réduit les libertés individuelles. C’est coopérer avec un régime qui a renforcé les entreprises d’Etat et mis au pas (ou persécuté) les entrepreneurs privés prospères. C’est se rallier à un régime dont la politique étrangère est devenue une politique de confrontation perma-nente avec le monde occidental, avec les démocraties libérales. Le Parti de Lula n’a plus à faire à la Chine pragmatique et réformiste des gouvernements Jiang Zemin (1987-2002) et Hu Jintao (2002-2012). La formation brésilienne a conclu un partenariat avec la Chine de Xi, ce Président qui veut mettre en œuvre ce qu’il appelle le "marxisme du 21e siècle". Peut-on imaginer un seul instant que s’instaure une relation équilibrée et réciproque entre le Brésil de Lula et cette Chine-là ? Il est fort probable que le PCC et l’Etat dirigé par Xi vont chercher dorénavant à exercer la plus forte influence possible sur le cours de la politique brésilienne, sur la gestion du pouvoir fédéral, sur la politique extérieure du pays. Ils feront tout pour que le mode de gouvernance mis en œuvre au Brésil soit inspiré par l’expérience du parti unique chinois. Personne ne peut imaginer que ce soit la Chine communiste qui vienne à s’inspirer de l’expérience politique de la gauche bré-silienne.


Le Brésil n’est pas encore – loin s’en faut – un simple satellite sud-américain de l’empire du milieu. Néanmoins, la diplomatie de Lula 3 marque une inflexion significative. Celle dont avaient besoin Pékin et Moscou pour élargir au Sud le camp des pays auto-ritaires,qui veulent en découdre avec l’Occident démocratique. Celle dont ces régimes avaient besoin pour faire la pluie et le beau temps au sein du club des Brics.


A Suivre : Dangers d'une soumission.



 

[1] Cette alliance régionale regroupe en 2023 huit pays : la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, l’Inde et le Pakistan. L’Iran est de-venu membre en 2001. Les neuf pays représentent plus de 60 % du continent eura-siatique, environ 50 % de la population mondiale et plus de 20 % du PIB mondial. Les pays de l’OCS cherchent à faire face à une OTAN dynamisée et élargie et aux liens crois-sants que les Etats membres de l'Alliance tissent avec l'Indo-Pacifique. L’OCS entend aussi faire face à la relance des relations bilatérales existantes entre Washington et plusieurs pays d’Asie. [2] A l’époque, Brasilia avait accusé les grands Etats occidentaux membres permanents de faire obstruction en se gardant bien d’évoquer la position de la Chine qui ne souhaitait pas voir le premier pays sud-américain siéger de façon permanente au Conseil. [3] Ce ne sont pas seulement les leaders politiques occidentaux qui ont été gagnés par la déception. En Europe, les milieux de gauche ont ressenti la douleur des illusions per-dues. Avant le passage de Lula à Paris en juin dernier, dans un éditorial publié en cou-verture. le quotidien Libération avait cru bon de qualifier le leader brésilien de "faux ami" de l’Occident. Douleur des illusions perdues... [4] A Brasilia, le palais d’Itamaraty est le siège du ministère des Relations Extérieures. [5] Le Forum de São Paulo (FSP) est une organisation qui rassemble plus de 100 partis et organisations politiques de gauche de divers pays d’Amérique latine. Il a été créé en 1990 à la suite d'un séminaire international organisé par le Parti des travailleurs (PT) au Brésil, qui invitait d'autres organisations politiques de la région à promouvoir des alternatives aux politiques économiques et sociales pratiquées alors dans la région (dénoncées comme néolibérales) et à favoriser l’intégration du sous-continent. Le document de base dont des extraits sont cités ici peut être lu en intégralité en langue française, sous le titre Document de base de la XXVIème Réunion du Forum de São Paulo sur le site :

[6] Concernant l’avenir économique et social de la région, il n’y a pas de surprise. Le fo-rum propose un renforcement du protectionnisme et de l’intervention de l’Etat. Il faut évi-demment nationaliser, limiter l’action du secteur privé, accroître les dépenses pu-bliques, réduire l’influence de l’économie de marché. Ces politiques ont déjà conduit pourtant à des désastres.

90 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page