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Lula, le crépuscule (3).

Loin, très loin du pays réel.



Pourquoi le Président Lula et son gouvernement sont-ils en mauvaise posture dans les enquêtes d’opinion ? L’inflation ne suffit pas à expliquer cette perte de crédibilité. Pour aller plus loin, il faut revenir à l’élection de 2022. La victoire de Lula n’est pas alors l’ex-pression d’un puissant enthousiasme populaire. Le vote en faveur de Lula est d’abord un rejet de son rival, Bolsonaro. Dès le début du troisième mandat de leader de la gauche, les enquêtes d’opinion montrent que le nouveau gouvernement et son chef ne suscitent guère de grandes espérances. La situation s’est dégradée depuis. Les électeurs brési-liens de la droite modérée, du centre et les sociodémocrates ont découvert que le Prési-dent et son parti avaient vieilli, qu’ils n’avaient pas de vision claire de l’avenir, pas de programme capable de relever les défis du présent. Les gens de la gauche radicale feignent de ne rien voir.


Lula et la gauche ne représentent plus un Brésil populaire qui a profondément changé. Dans le pays d’hier, la classe ouvrière organisée était un acteur social majeur et l’ancien dirigeant syndical parlait couramment sa langue. Aujourd’hui, cette classe a disparu et Lula n’est plus en phase avec la vision du monde de ces millions de nouveaux travailleurs autonomes des périphéries urbaines. Ces derniers sont résolument individualistes. Ils veulent profiter de la révolution numérique et des nouvelles opportunités de marché pour changer leur vie tout de suite. Avec leurs familles, ils sont de plus en plus attirés par les églises évangéliques, notamment les dénominations néo-pentecôtistes. Celles-ci annoncent aux fidèles le salut ici-bas s’ils obéissent aux commandements bibliques, s’ils privilégient l’effort et le mérite individuel, s’ils respectent la famille traditionnelle et suivent leurs pasteurs… Les temples se multiplient dans les favelas. La gauche persiste à considérer les millions de crentes (1) comme des fanatiques victimes d’une aliénation collective. Elle dénonce le conservatisme des églises sur le plan des mœurs et la droiti-sation des fidèles. Elle ne comprend pas que cette mutation religieuse ouvre de nouvel-les opportunités aux millions de pauvres qui ne croient plus en l’Etat, à l’action politique classique, aux lendemains qui chantent.


Confirmation du scepticisme initial.


En janvier 2023, lorsque Lula revient à la tête du pays, on est loin du climat d’espoir et de rêve qui avait accompagné sa première élection vingt ans plus tôt. Un sondage de l’insti-tut Data Folha montre alors qu’à peine 49% des Brésiliens prévoient que ce troisième mandat sera excellent ou bon. C’est le taux de confiance de plus faible observé pour un Président en début de mandat depuis la redémocratisation (2). Lula a fait campagne en 2022 en se présentant comme le défenseur d’une démocratie menacée par l’extrême-droite et le Président sortant. Son image personnelle est très détériorée. La majorité des électeurs se rappellent qu’il a été condamné à plusieurs reprises pour corruption et trafic d’influence puis incarcéré à la suite du Lava Jato. Lula ne séduit plus comme il séduisait vingt ans plus tôt. Il est même devenu le symbole d’un classe politique qui utilise souvent l’Etat pour servir ses intérêts et ignore le bien commun. Pourtant, il finit par s’imposer au second tour. Une majorité étriquée a considéré que son passif pénal importait moins que la nécessité d’écarter un mal plus grand : la reconduction de Bolsonaro à la tête du pays. Lula n’a pas été élu en 2022 parce que le Brésil avait basculé à gauche. Tout au long de sa campagne, ce vainqueur par défaut avait utilisé le thème de la défense de la démocratie pour masquer une absence de projet nouveau, de propo-sitions solides pour améliorer la vie des Brésiliens.


Résultat du second tour de la Présidentielle d'octobre 2022.


Ce contexte particulier représentait au début de son troisième mandat à la fois une opportunité et un risque pour le leader du PT. L’opportunité, c’était la possibilité de surprendre positivement, de conduire une action gouvernementale bien meilleure que ce que la population attendait et de gagner ainsi le soutien et l’approbation d’une majorité croissante de l’opinion. Le risque était de confirmer le scepticisme initial, voire de faire chuter une côte de popularité et de confiance déjà faible au départ.


La majorité des Brésiliens ne nourrissaient pas de grands espoirs par rapport à ce Prési-dent déjà âgé et son gouvernement d’alliance entre la gauche et une partie du centre. Elle anticipait sans doute une dégradation de la situation dans plusieurs domaines comme l’économie, la sécurité, les libertés publiques ou la lutte contre la corruption. Les études de psychologie sociale montrent que la population a tendance à ne retenir de toutes les informations qu’elle reçoit celles qui confirment ses attentes. Dès lors, à moins de conduire une action gouvernementale jugée excellente et de contredire les pro-nostics de début de mandat, Lula devait tôt ou tard tomber dans le piège d’un jugement populaire biaisé. Le piège d’une évaluation où les réussites (faible taux de chômage, élévation des revenus) sont effacées et où les erreurs et échecs (inflation persistante, insécurité croissante, ambition de contrôle des réseaux sociaux, etc..) sont mises en relief, dominent et confirment les expectatives initiales.


C’est bien ce qui se concrétise depuis quelques mois. L’accumulation de difficultés (haus-se des prix alimentaires et de l’énergie, impuissance face à la criminalité grandissante, projet de contrôler les transactions PIX, dépréciation de la monnaie, etc..) confirment la perception initiale d’une majorité de Brésiliens qui n’attendaient pas grand-chose de positif de la part du gouvernement Lula 2. D’où l’effondrement de la popularité de Lula et de la côte de crédibilité du gouvernement dans toutes les études d’opinion menées depuis la fin 2024.


Double vieillissement.


En février 2025, le Parti des Travailleurs a célébré ses 45 années d’existence. Une fête où élus, apparatchiks et adhérents venaient réchauffer leurs ardeurs militantes en se réfu-giant dans un univers onirique, très éloigné de la réalité. Ce décrochage par rapport au réel est apparu clairement dans le discours fleuve prononcé par Lula. Le Président a martelé que le PT n'était pas seulement une organisation politique mais d’abord une idée et que, pour cette raison, personne ne pourrait tuer le parti. Il semble possédé depuis des années par un puissant syndrome de persécution, persuadé que des forces malé-fiques sont constamment prêtes à rayer de la carte la formation qu’il a contribué à fonder. Le vieux leader de la gauche a encore décrit une économie brésilienne dont la croissance profiterait enfin et grâce à lui à tous les habitants. A défaut de conférer au parti une emprise sur la société réelle telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, ce discours délirant a captivé tous les participants de la fête d’anniversaire.



Depuis 1980, le PT a apporté au début de son existence un vrai souffle de rénovation dans la vie politique du pays. Mobilisant de larges secteurs de la société (monde ouvrier, intellectuels, catholiques de gauche), il tranchait par rapport aux formations tradition-nelles qui sont souvent des appareils au service de notables régionaux. Il annonçait un projet social-démocrate et prétendait vouloir en finir cet ancien régime de castes et de discriminations qui empêche le pays de rentrer dans la modernité. Au pouvoir comme dans l’opposition, le parti de Lula a aussi connu des phases difficiles et des crises. Il y a eu par exemple la période dramatique de la fin du gouvernement D. Rousseff lorsque les principaux responsables de la formation ont été poursuivis et in-culpés dans le cadre de l’opération dite Lava-Jato. Il y a eu encore les 580 jours d’incarcération de Lula entre avril 2018 et novembre 2019. Le leader politique avait alors été condamné pour corruption passive en blanchiment d’argent sale par plusieurs instances. Sur toutes les périodes noires, le parti a manifesté une incroyable capacité à travestir les faits, à caricaturer ses adversaires, à créer des boucs émissaires, à recourir aux mensonges. L’histoire permettra de faire un bilan sans doute nuancé. Aujourd’hui, alors que le PT vient de fêter ses 45 printemps, le présent et l’avenir de la formation ont des couleurs hivernales. Le Parti des Travailleurs apparaît comme l’incarnation d’un courant idéologique affaibli et vieilli.


Cet envieillissement concerne à la fois les hommes et les idées. L’organisation ne par-vient pas à faire émerger de nouveaux leaders, de nouvelles personnalités. Elle con-tinue à dépendre de la figure du chef historique qu’est Lula. Le vieux leader a toujours été un recours lorsque les très nombreux courants du PT se battaient entre eux pour prendre le contrôle de la formation. Il est aussi devenu prisonnier d’un parti qui n’arrive pas à lui trouver un successeur qui soit à la fois politiquement influent et performant sur le plan électoral. Pendant longtemps, les apparatchiks ont cru que cet enjeu de la succession de Lula était un enjeu très lointain. La question est désormais d’actualité. Le Président est quasiment octogénaire (3). Des accidents de santé récents, une fatigue évi-dente et la baisse de popularité ont semé le doute : le chef de l’Etat pourra-t-il et voudra-t-il postuler un quatrième mandat en 2026 ? L’incertitude est désormais totale. Pourtant, au sein du PT et de la gauche, il n’existe pas de plan B. Ni pour le scrutin de 2026, ni pour après.


La question de l’âge des dirigeants serait sans doute moins problématique si le Parti ne manifestait pas aussi une incapacité criante à proposer un nouveau projet de société au pays, à rénover son programme et ses idées. Les électeurs du PT ne s’inquiètent pas de voir le principal parti de la gauche vieillir avec le temps. Ils sont surtout fatigués de constater que Lula et ses fidèles gouvernent en 2025 avec les mêmes références, les mêmes méthodes et propositions que celles qui ont émergé il y a cinquante ans. En apparence, les responsables de l’organisation semblent conscients de la nécessité de sortir d’une sorte d’ankylose mentale et idéologique persistante. Ainsi, lors de la fête d’anniversaire évoquée plus haut, Lula a souligné que le PT devait être attentif aux nouvelles formes d’organisation du travail, aux nouveaux modes de communication. Il reste pourtant rivé au monde d’hier. Car pour Lula, la voie de la rénovation du parti c’est le débat politique au sein des ateliers, dans les usines, sur les lieux de travail…Pour le vieux leader de la gauche, le monde du travail reste confiné aux grandes fabriques indus-trielles, aux syndicats. Il ne comprend pas que le milieu populaire, la nature du travail et le profil des travailleurs ont profondément changé.


L’immobilisme et la rigidité idéologique dont souffrent Lula et sa formation constituent évidemment un sérieux handicap pour gouverner. Le candidat potentiel et le PT se trouvent fragilisés dans la perspective du scrutin de 2026. Le seul atout solide sur lequel ils peuvent compter est la polarisation du corps électoral. Le parti et le Président ne font donc rien pour réduire le fossé qui sépare de plus en plus deux Brésils. Au contraire. Ils misent sur le maintien d’un courant bolsonariste vivace dominant toute la droite de l’échiquier politique, de préférence représenté par l’ancien président, cette figure repoussoir idéale. Avec un piètre bilan, une posture autoritaire, complotiste et autoritaire, Bolsonaro avait assuré la victoire de Lula en 2022. Aujourd’hui, le PT rêve de voir le scénario se répéter. Le Président et sa formation n’ont rien de nouveau à annoncer et à proposer au pays. Il faut donc dans les prochains mois agiter comme en 2022 la menace que ferait peser une droite radicalisée sur le régime démocratique afin d’espérer rallier une fois encore la majorité d’électeurs qui n’est ni de gauche, ni de la droite extrême…


Le Brésil des temples et la gauche.


Lula et la gauche ne semblent pas comprendre que le Brésil a beaucoup changé depuis vingt ans. La mouvance dite progressiste a par exemple une difficulté à intégrer la logique décentralisée de communication qui prévaut sur les réseaux sociaux. Plus grave encore, elle n’est plus connectée aux millions de familles de condition modeste qui forment les bataillons croissants de fidèles d’églises évangéliques. Parce qu’il affiche un anticommunisme virulent, penche à droite, défend la famille traditionnelle, refuse l’éducation non genrée et l’avortement, ce peuple des temples est considéré par la gauche comme un peuple aliéné. De fait, ce peuple ne croit pas ou ne croit plus aux grands mythes du camp dit progressiste : l’incontournable organisation collective des travailleurs, l’affrontement entre classes comme moteur de progrès, le changement social par la prise de contrôle de l’Etat, le grand soir. Le peuple des temples est parti ailleurs. Il parie sur le mérite individuel, l’effort personnel et le travail pour atteindre le bien-être matériel sans attendre les mutations du corps social.


Le monde des périphéries urbaines peuplé désormais de micro-entrepreneurs, de tra-vailleurs autonomes uberisés n’attend pas que l’Etat fasse le travail à sa place. Les croyants, fidèles des nombreuses dénominations évangéliques, veulent s’enrichir en comptant d’abord sur eux-mêmes et sur leurs proches. Les liens de solidarité, les pra-tiques d’entraide, les réseaux de confiance entre crentes modifient d’ailleurs bien plus leurs conditions de vie que ne pourraient le faire les responsables publics et les organi-sations politiques. Les évangéliques se prennent en main. Ils prennent des risques en créant leurs propres activités, apprennent à gérer le budget familial et leurs maigres finances sur la plateforme Primo Pobre (4), tissent des liens de coopération avec les autres membres de la communauté religieuse. C’est sur la communauté réunie au temple que comptent les femmes exposées à la violence intra-familiale pour sortir de cet enfer. C’est la communauté qui organise un soutien pour les sans-emploi ou pour les mères qui élèvent seules leurs enfants. Les crentes lisent la Bible, ce qui améliore leur capacité de lecture et leurs résultats scolaires. Ils prennent la parole dans les cultes, ce qui leur permet d’acquérir de solides compétences en expression orale. Les commu-nautés évangéliques retissent une discipline collective et encouragent les personnes à respecter des règles et des pratiques (étude, lecture, solidarité, prise en charge des personnes en difficultés) qui constituent autant de leviers pour avoir accès à un capital socio-culturel et favoriser la réussite professionnelle. Les églises évangéliques sont devenues les espaces de socialisation privilégiés, les réseaux qui améliorent les condi-tions concrètes de vie de millions de familles.


Le pari sur la réussite individuelle, la responsabilisation des personnes, l’esprit d’entre-prise, l’appétit d’enrichissement et de bien-être matériel sont largement associés à l’ex-pansion de ces nouvelles dénominations évangéliques que sont les organisations néo-pentecôtistes (5). Celles-ci ont commencé à émerger au Brésil dans les années 1970 . Elles ont assuré leur essor en prêchant un retour à l’ordre moral, en pratiquant une liturgie utilisant tous les ressorts de la vie émotionnelle, l’interaction entre les fidèles. Ces dénominations défendent une philosophie de l’existence fondée explicitement sur le mérite individuel, la recherche du bien-être matériel et de l’aisance financière. Ce sont ces institutions religieuses qui ont diffusé et solidement implanté au Brésil la théologie dite de la prospérité. Le protestantisme historique défendait le principe selon lequel l’enrichissement est le fruit du travail. Pour les néopentecôtistes, la sortie de la pauvreté passe à la fois par un effort personnel, la volonté d'entreprendre et le strict respect du message biblique.


La notion de prospérité mise en avant par les pasteurs est une notion large. Elle désigne l’aisance matérielle mais aussi la santé, le bonheur familial, l’équilibre émotionnel… Elle s’intègre dans un plan de salut des personnes et des âmes qui commence avec la vie terrestre. Selon les néo-pentecôtistes, conquérir de meilleures conditions socio-écono-miques d’existence n’est pas du tout incompatible avec l’idéal de vie chrétienne parce que la sécurité des biens et des personnes, la satisfaction des besoins de base (santé, logement, alimentation), l’accès à une bonne éducation permettent au fidèle d’avoir une vie conforme à l’idéal chrétien. La discipline et l'effort pour adopter les valeurs et les idéaux chrétiens sont renforcés lorsque la personne est moins vulnérable socialement, qu'elle a une maison, un emploi, qu'elle peut étudier et qu'elle parvient à alimenter correctement sa famille la maison. Pour le courant évangélique néo-pentecôtiste, chaque individu peut en permanence guérir de tous les maux qui le condamnaient à un destin médiocre, sortir de la misère et assurer son salut pourvu qu’il décide de se laisser guider par les préceptes de la Bible.


Rassemblement des participants de la marche pour Jesus organisée par des églises évangéliques en mai 2024 à São Paulo.


Les églises en question ont connu une spectaculaire expansion sur le continent brésilien entre les années 1980 et 1990, multipliant temples et noyaux communautaires, princi-palement à la périphérie des grandes métropoles (6). La période est particulièrement propice. Le Brésil est alors entré dans une phase de croissance médiocre. La mobilité sociale est réduite. En Amérique du Sud comme dans d’autres régions du monde, les grands mythes qui alimentaient l’espoir de changer la vie par un bouleversement du système social, une rupture politique et institutionnelle commencent à s’effondrer. Dans le milieu populaire, chez les millions d’exclus de la société brésilienne, on croit de moins en moins que le salut des individus et des familles passe par l’instauration du socia-lisme, du communisme ou de tout autre forme de société en isme..Le salut n’est plus perçu comme dépendant de mouvements collectifs, de ruptures sociétales, de changement de système. Bientôt, plus personne (sauf peut-être les adeptes de la théo-logie de la libération de plus en plus isolés) ne croit que le combat politique puisse déboucher sur la création d’une société meilleure (et à fortiori d’une société idéale). La foi dans le grand soir a disparu. Dans les quartiers populaires, l’ardeur des militants du ca-tholicisme social et des communautés ecclésiales de base est remplacé par le piétisme discipliné des groupes de fidèles évangéliques. Ces fidèles sont réunis par des pasteurs qui promettent le Royaume de Dieu ici et maintenant. Certes, nombre de ces pasteurs sont des beaux parleurs qui accumulent souvent très rapidement un solide patrimoine financier. Reste que les communautés de fidèles forment un tissu social efficace, un espace de solidarité et de protection. Les laissés pour compte des périphéries ont fini par ne plus croire aux promesses de changement de l’ordre politique et social. Les individus insérés dans les églises ont découvert qu’ils pouvaient casser à leur manière la fatalité de la solitude, de la misère et de la marginalité. La nouvelle théologie de la prospérité s’est répandue alors que le monde des périphéries accédait à de nouvelles technologies et affrontait une mutation radicale du marché du travail.


Lula et un groupe de fidèles évangéliques : deux univers très éloignés.


La révolution technologique en cours a favorisé l’aspiration à la réussite économique et sociale individuelle. L’invasion du quotidien par les outils digitaux et les applicatifs ouvres des opportunités inédites aux personnes créatives quelle que soit leur position sociale. Elle facilite l’essor et la diversification des services, l’émergence de clientèles nouvelles. Elle rend favorise le développement d’entreprises individuelles. Elle permet aux sans emplois de créer leur propre parcours professionnel, de s’illusionner parfois, de réussir aussi. La culture d’entreprise qui fleurit dans les banlieues est une culture de la débrouillardise, du talent et de l’effort, du mérite. Le phénomène se cristallise alors que le marché du travail change radicalement. Le profil des activités et la structure des emplois ne sont plus ceux des années 1980 ou 1990. Les grandes firmes industrielles n’ont pas disparu mais leur nombre a diminué. Surtout, elles ont accru leur productivité et ne sont plus aujourd’hui les grands pourvoyeurs d’emplois qu’elles étaient il y a quelques décennies. Au Brésil, comme dans les pays émergents et les nations avancées, les services sont désormais les principaux secteurs créateurs d’activités nouvelles et d’emplois. Dans le pays, comme dans la plupart des économies émergentes ou sous-développés, les services en question sont fournis très souvent par des entreprises infor-melles, de petite taille et dans la plupart des cas unipersonnelles.


Selon les données officielles, en juillet 2024, le pays comptait 21 738 420 entreprises en activité, dont 93,6% étaient des microentreprises ou des petites structures. Sur le total de sociétés recensées, 51,5% opéraient dans les secteurs des services, 30,3% étaient des entreprises commerciales, 8,8% des firmes de l’industrie de transformation, 8% des opérateurs de BTP, 0,8% des exploitations agricoles et 0,1% des exploitants miniers. Sur l’ensemble des entreprises identifiées, 14 563 948 étaient des entreprises de taille familiale dont un grand nombre d’autoentrepreneurs. Près de la moitié des entreprises recensées n’avaient pas d’existence officielle et opèraient dans l’économie informelle. Au Brésil comme dans la plupart des pays du sous-continent, les entrepreneurs soulignent que l’environnement socio-économique ne favorise ni la régularisation de l’activité, ni la croissance. La bureaucratie est complexe et la déclaration d’une activité est une opération très coûteuse. En raison du faible revenu moyen de la population, la demande se porte principalement sur des biens et services de faible qualité. La réglementation officielle de l’activité est complexe, ce qui encourage les entrepreneurs à rester dans l’informalité. Enfin, l’informalité permet aux individus concernés d’échapper au fisc et à des impôts trop lourds.


La théologie de la prospérité donne un sens à cette mutation sociologique. Les églises néo-pentecôtistes contribuent à accélérer la mutation en question. En quelques dé-cennies, le monde des périphéries urbaines a simultanément opéré une transition religieuse spectaculaire et une entrée massive dans l’économie des services animée par des entrepreneurs individuels qui cherchent sur des marchés très concurrentiels le salut et la prospérité. Le Brésil des pauvres et des nouvelles classes moyennes précaires parlent aujourd’hui une autre langue que celle de la gauche dite progressiste. Cette dernière défend encore de la théorie de la lutte des classes, préconise une organisation du prolétariat contre la domination de la bourgeoisie et persiste à croire à la construc-tion d’une société socialiste. Pour remplacer un prolétariat parti ailleurs, elle a pris en compte depuis peu toutes les revendications identitaires, celles des minorités sexuelles comme celle des peuples indigènes et des Brésiliens afrodescendants. Elle ne com-prend pas grand-chose à ce monde de crentes qui mise sur la relation personnelle avec Dieu pour assurer son salut, un salut qui dépend de chaque individu. Hélas pour le "camp progressiste", ce courant religieux devient de plus important.


Vers un Brésil évangélique.


Au début du XXI e siècle, moins de 15% des Brésiliens (autour de 25 millions de person-nes) se reconnaissaient comme évangéliques. Dix ans plus tard, à la fin du second mandat de Lula, la part des évangéliques dans la population était déjà de 22%, (soit 42,1 millions de personnes). En 2022, année d’élection présidentielle qui verra Lula gagner un troisième mandat, le Brésil comptait 68,8 millions de fidèles de diverses dénominations évangéliques, soit un tiers de la population. Selon les projections récentes, lors du pro-chain scrutin présidentiel de 2026, ce courant religieux représentera plus de 78 millions de Brésiliens. Les démographes et experts en sociologie religieuse l’affirment : en 2030, le Brésil sera aussi un des premiers pays évangéliques du monde. Le catholicisme y sera devenu une religion minoritaire, regroupant principalement les classes aisées urbaines et une frange du monde rural.


L'importance croissante de la population de fidèles évangéliques (7).


Sur ce plan politique, cette dynamique démographique et religieuse change considé-rablement la donne. Elle signifie que l'adhésion du monde populaire aux valeurs, aux projets et aux ambitions de la gauche classique sera de plus en plus faible. La nouvelle sociologie religieuse est désormais le principal obstacle à la réélection de Lula ou à la victoire d’un autre candidat "progressiste" en 2026. Lula est de moins en moins le Président des pauvres qu’il prétend être. Ce n’est ni Bolsonaro, ni une autre figure de la vieille extrême droite brésilienne qui mettront fin demain à la carrière politique de Lula. C’est le Brésil populaire des temples.



 

(1) Crentes = croyants. Terme utilisé pour désigner les millions de fidèles des églises évangéliques.

(2) En 2002, immédiatement après sa première élection, 76% des personnes interrogées croyaient alors que le leader de la gauche allait faire un bon ou un très bon gouvernement. Lorsque Bolsonaro est arrivé au pouvoir en 2019, ce taux était de 65%. Il atteignait 73% dans les mois qui avaient suivi l’élection à la Présidence de Dilma Rousseff au début de 2011.

(3) Le poids de l'âge ne pèse pas seulement sur les épaules de Lula. Il existe un grand fossé générationnel entre les dirigeants historiques du PT (de la génération de Lula) et des personnalités plus jeunes du parti. L'âge moyen de tous les députés fédéraux élus en 2022 était de 49 ans ; l'âge moyen des députés du PT était beaucoup plus élevé : 56 ans. En 2002, l'âge moyen des membres du PT était de 47 ans. En 1982, lors de la première élection où le parti a élu des députés, l’âge moyen au sein de son petit groupe parlementaire était de 38 ans.

(4) Avec plus de 3,4 millions d'abonnés sur YouTube (fin mars 2025), Primo Pobre (cousin pauvre) est une plateforme d'éducation financière créée en 2020. Très accessible et gratuite, elle vise à aider les personnes à faible pouvoir d'achat mieux gérer leurs ressources et à épargner. Le fondateur est un jeune musicien issu de l’église baptiste (il prêche aussi lors des cultes).

(5) La plus importante organisation est l’Igreja Universal do Reino de Deus.

(6) Les églises protestantes dites évangéliques se sont implantées dans le pays au cours du XXe siècle (notamment à partir de 1970). Des églises pentecôtistes commencent alors à multiplier temples et lieux de rencontres sur les périphéries des grandes mégapoles. Les dénominations du protestantisme historique (calviniste, luthérien, presbytérien) sont plus anciennes au Brésil mais sont toujours restées très minoritaires.

Sur l'importance du mouvement des églises évangéliques au Brésil, voir notre série de posts de 2022 intitulée : Les églises évangéliques contre la démocratie.

(7) Source pour ces données : Vai na fé ! O impacto eleitoral do crescimento dos evangelicos;

Mar-Asset Management, Janeiro de 2025.





1 Comment


Merci pour cette analyse très circonstanciée qui met en lumière cette gauche syndicaliste décrochée de la réalité. Il n’est rien dit ici de l’incroyable puissance financière des Églises évangéliques, mais ce n’était pas le sujet. Pourtant cette puissance fait peur (à moi , mais je suis seul peut-être) , et après l’aliénation progressiste, le Brésil pourrait bien tomber dans une autre forme d’aliénation, tomber ou retomber (voir cette ministre de Bolsonaro, j’ai oublié son nom, D…)

Encore merci

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Qui sommes nous?

Jean-Yves Carfantan, économiste, consultant en économie agricole. Analyse et suit l’évolution de l’économie et de la politique au Brésil depuis 30 ans. Vit entre São Paulo et Paris.  Il anime ce site avec une équipe brésilienne formée de journalistes, d’économistes et de spécialistes de la vie politique nationale.

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