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Une grande récession (1).


La pandémie du Covid-19 provoque au Brésil comme ailleurs une crise économique de nature inédite. Chronologiquement, dans les régions qui ont mis en œuvre des stratégies de confinement pour freiner l’avancée du virus, le premier effet a été un choc d’offre, c’est-à-dire une réduction brutale et forte de la production de biens et de services. Sur ces territoires, la plupart des entreprises ont cessé leurs activités parce que les pouvoirs publics (gouverneurs des Etats, maires) ont imposé une fermeture ou en raison de la rupture de chaînes d’approvisionnement (fermeture des frontières, arrêt ou suspension des services de transport, cession d’activités des fournisseurs). En conséquence, ces firmes sont désormais incapables de rémunérer les facteurs de production (travail, capital). Elles abandonnent ou reportent des projets d’investissement. Certaines cessent définitivement l’activité. Les entreprises qui ne sont pas contraintes au confinement (par-ce qu’elles fournissent des biens et services essentiels) sont souvent amenées à réduire leur production suite à des difficultés d’approvisionnement et/ou une contraction des ventes.



Confinement : les rues quasi-désertes du centre de São Paulo au début d'avril.


Très rapidement, le second effet de la crise sanitaire est un choc de demande. Sur les zones où le confinement est pratiqué, outre la chute de l’investissement, on assiste à une brutale diminution de la consommation de tous les acteurs, notamment les ménages. Trois facteurs entrent ici en jeu. Les choix de consommation se réduisent (difficultés de circulation, fermeture de commerces), les acteurs économiques disposant encore de revenus vont donc épargner. Deux autres facteurs plus importants interviennent. Con-frontés à la disparition brutale (cas des travailleurs informels) ou à la baisse de leurs revenus (cas des salariés du secteur formel licenciés ou en chômage temporaire), ces familles doivent réduire drastiquement leurs dépenses. Enfin, la menace que représente l’épidémie tant sur le plan de la santé que de la pérennité des revenus conduit à une révision en profondeur des expectatives de tous les agents économiques. Des compor-tements de panique et/ou de précaution contribuent à renforcer le choc de demande pendant toute la période durant laquelle l’épidémie apparaît comme une menace dura-ble et non maîtrisée, voire au-delà.



Ces deux chocs n'intervenant pas immédiatement lorsqu'aucun confinement n'est pra-tiqué, le choix d'ignorer la menace sanitaire semble rationnel sur une première étape, lorsque le nombre de personnes contaminées étant réduit (mortalité encore faible), la maladie semble un problème bénin qui ne justifie pas la mise en hibernation de l'activité. Sur une première phase, l'économie continue effectivement de fonctionner norma-lement. Les revenus sont maintenus. L'absence de mise en hibernation, de confinement ou lock down favorise une propagation rapide de l’épidémie. Bientôt, le nombre de patients ayant besoin d’une prise en charge par le système de soins s'élève rapidement. La saturation du système se traduit par un accroissement de la mortalité en raison même de l’incapacité des hôpitaux à faire face. De plus en plus d’individus vont alors devoir se confiner à domicile soit pour se protéger, soit pour prendre en charge un proche. La chute de la consommation provoque le choc de demande évoqué plus haut. Le choc de demande entraîne une baisse des ventes pour de nombreuses entreprises qui doivent licencier leur personnel, réduire leur activité, voire envisager la faillite. Ce scénario peut combiner une aggravation de la misère sociale, une crise sanitaire non maitrîsée, une augmentation de la violence, une économie qui s’effondre. Si la mise en confinement généraliser et rigoureuse n’est pas alors décrétée, le pays peut entrer dans une spirale dramatique combinant paupérisation accrue, anarchie, catastrophe sanitaire et mortalité élevée.


Du déni à la colère.


Le dilemme santé versus sauvegarde de la vie économique et sociale a beaucoup agité le Brésil depuis le début de mars 2020 (voir nos articles sur le thème). Le Brésil a connu et continue à connaître toutes les conséquences tragiques d’un confinement incomplet, intermittent et non rigoureux : la pandémie se développe et le scénario économique des prochains mois (ou années ?) est une forte récession suivie probablement d’une dé-flation.


Dans un livre très connu sur la mort et le deuil les psychiatres Elisabeth Kübler-Ross et David Kessler[1] identifient les cinq stades du deuil qui seraient le déni, la colère, l’arrangement, la dépression et l'acceptation. La plupart des responsables publics brési-liens semblent avoir adapté face à la pandémie une posture qui s’inspire de l’un ou l’autre des trois premiers stades. Le Président et ses alliés jouent à la fois sur le déni et l'exploitation de la colère. Plusieurs gouverneurs d'Etats ont essayer l’arrangement (en pratiquant des normes de confinement fluctuantes, incomplètes ou variables). Les prévisions d’un grand nombre d’économistes conduisent à penser qu’ils sont bloqués au premier stade du déni. Leurs diagnostics et scénarios semblent nier la nature inédite de la crise, la virulence de la maladie, son pouvoir de destruction aussi bien sur le terrain de la santé publique que de l’économie. Surtout, ces experts en prospectives se refusent à prendre en compte les inconues qui existent au sujet de la transmission de l'épidémie. Ils appliquent à une crise sanitaire des outils d'analyse qui ont été élaborés à l'occasion de crises économiques. Au Brésil comme ailleurs, iIls sont en réalité bousculés par la nature inédite des chocs annoncés. Ils ne peuvent pas construire de prévisions réalistes sans prendre en compte une réalité épidémiologique encore mal connue (encadré ci-des-sous).



L'exploitation de la colère : en début mai, Jair Bolsonaro emmène un cortège d'hommes d'affaires vers le STF (Cour suprême), accusée d'être responsable du confinement et de la crise économique annoncée....


Au Brésil, la faible cohésion sociale et la conjoncture politique viennent compliquer encore davantage le travail de ces experts. Le Président Bolsonaro a adopté d’emblée la posture du déni. Il a ensuite encouragé et soutenu les mouvements de colère. Cette co-lère, c’est celle des commerçants et des entrepreneurs qui ont été contraints sur plusieurs régions d’obéir à des mesures de confinement décrétées par les gouverneurs et les maires. C’est aussi celle d’importants segments de population qui survivent dans l’économie informelle et sont privés d’activité et de revenu lorsque le dispositif de qua-rantaine et de confinement est appliqué. Le chef de l’Etat a exploité le déni et la colère de ces secteurs de la population lorsque la menace du virus semblait encore abstraite ou exagérée. Il n’a pas cessé depuis mars d’inciter les gouvernements des Etats fédérés à entrer dans la troisième phase décrite par les psychiatres cités, celle où l’on transige avec la réalité, où l’on flexibilise les règles de confinement, anticipant la date de fin du lock down, autorisant la réouverture de certains commerces, de plusieurs activités, des institutions scolaires…De la colère, on passe à un "arrangement" avec la réalité.







En ce début de mai, c’est bien ce qui est en train de se produire dans plusieurs régions du pays où les normes de distanciation sociale se relâchent. Au Brésil comme dans plusieurs autres régions du monde, cela peut conduire à une recrudescence de l’épi-démie[2]. Si la fin du confinement est précipitée et intervient ans la nécessaire orga-nisation pour réussir cette étape (en raison du manque de tests et de coordination entre les pouvoirs publics), le risque est très élevé d’une sortie de la quarantaine qui devrait être rapidement suivie d’une nouvelle phase de lock down (confinement) dans un avenir proche. Dans ces conditions, la récupération de l’activité aura lieu sur un temps assez long -au-delà de 2020 – et façon chaotique, suivant une trajectoire en zig-zag. La con-traction accumulée sera plus forte. Il en sera ainsi également en matière de perte d’em-plois et de recettes fiscales. D’une période de récession, l’économie brésilienne peut entrer dans une phase de déflation. Même si l’on n’assiste pas à une recrudescence de l’épidémie, le Brésil sortira de cette crise plus pauvre, avec un nombre accru de chô-meurs, un déficit et une dette publique plus élevés, et moins de cohésion sociale.


Le virus défie les prévisionnistes.


Depuis février 2020, les projections du taux de croissance anticipé pour l’année sont revenues à la baisse à chaque nouvelle annonce. Dans leurs prévisions hebdomadaires, les économistes d’institutions financières anticipaient encore une croissance positive de 1,99% le 9 mars dernier, alors que le pays comptait officiellement 25 cas de personnes contaminées (et aucun décès). Jusqu’au 23 mars, aucun scénario de récession n’est pronostiqué (le rythme d’expansion pronostiqué est alors de 1,48%). Le nombre d’individus touchés par le Covid-19 dépasse les 1500 (25 décès enregistrés). Il faut attendre le dernier jour du même mois (les premières mesures de confinement ont alors été mises en œuvre) pour que ces experts acceptent de prendre en compte cette réalité nouvelle (ils annoncent une baisse de l’activité de 0,48% sur 2020). Le coronavirus a alors fait 159 morts et la population contaminée est évaluée à plus de 4500. Pendant tout le mois d’avril, chaque semaine, les anticipations des économistes du marché financier sont revues régulièrement à la baisse. Le 4 mai dernier, ils anticipaient une croissance néga-tive de 3,76%. En deux mois, l’amplitude de variation des prédictions aura été de 5,75 p.p.


La seconde caractéristique des prévisions est la grande dispersion des taux de crois-sance anticipés. Plusieurs organismes ne prennent pas en compte les incertitudes exis-tantes sur l’évolution de la pandémie. Ils demeurent au stade de la négation. Ils ont abandonné la référence initiale de la contraction et de la récupération de l’activité en forme de V (redressement rapide sur le second semestre compensant la chute du pre-mier) et s’accrochent à une possible reprise en forme de U. Plusieurs analystes ont pris en compte la nature spécifique de la crise sanitaire et les conditions particulière de gestion de cette crise qui ont prévalu depuis le début de mars. Ils estiment que la chute du PIB sera beaucoup plus forte et pourrait s'étendre sur deux années. Selon les exercices de prospectives de ces observateurs plus réalistes, l’économie brésilienne connaîtrait en 2020 une récession au moins comparable dans son ampleur à celle que le pays a traversé pendant deux ans entre 2015 et 2016 (contraction du PIB de 6,7% en cumul). L’ampleur de la chute du PIB irait de 5% à plus de 10%. La filiale brésilienne de la Société Générale anticipe une contraction de 7,4% sur l’année. UBS retient comme désor-mais très probable son scénario de baisse du PIB de 10,1%, compte tenu de l’influence sur la crise sanitaire et économique de la situation politique très difficile que traverse le pays.


Scénarios.


Les projections optimistes qui anticipent une contraction modeste du PIB et un schéma de récupération de l’activité en V sont à écarter. Ils reposent sur des hypothèses qui ne se vérifient pas depuis le début de la crise sanitaire au Brésil : une période significative de confinement rigoureux et généralisé, une intervention efficace et adaptée de l’Etat pour réduire l’impact de la crise en termes de baisse des revenus et de diminution de l’activité. De plus, ces projections s’appuient sur un scénario de relance de l’économie mondiale à échéance rapprochée, relance tirée par le retour d’une croissance forte en Chine dès le second semestre de 2020.


Dans leur "parcours de deuil", quelques économistes brésiliens sont déjà au stade la dé-pression. D'autres sont parvenus en phase d'acceptation. Sans exagérer dans le pes-simisme, il faut reconnaître le caractère exceptionnel de la période économique qui commence. Elle sera marquée par une forte contraction de l’activité économique, suivie sans doute d’une séquence de déflation. La trajectoire des prochains mois et du début de l’année à venir se situera probablement entre deux scénarios. Le premier est celui d’une récession forte suivie d’une phase de récupération prolongée, après une période de confinement longue mais peu rigoureuse et avec l’introduction de réponses pu-bliques relativement inefficaces. Au plan mondial, la relance de l’activité est très lente et s’opère sur une période qui va au-delà de la fin 2020.


Le second scénario retenu est caractérisé au plan intérieur par la mise en œuvre de mesures inadéquates ou insuffisantes de contention de l’épidémie et de soutien à l’ac-tivité et aux revenus. Au plan extérieur, la relance de l’activité est limitée en raison de la prolifération de mesures protectionnistes. Elle n’intervient que sur l’année 2021. La crise politique en cours devrait conduire à une dynamique récessive plus proche du second scénario que du premier.


Une équipe d’universitaires brésiliens[3] a tenté de mesurer l’impact de tels scénarios sur la production, l’emploi, la masse salariale, le commerce extérieur et les recettes fiscales. Leur étude considère les douze secteurs d’activité tels qu’ils sont définis par l’IBGE. Le tableau ci-après présente les variations de la demande finale pour les deux scénarios élaborés et l’impact de la crise sanitaire sur quatre variables économiques : la valeur ajoutée, les recettes d’impôts indirects, l’emploi et le PIB. Le scénario 1 se traduit par une contraction du PIB sur l’année 2020 estimée à 6,4%. Avec le scénario 2, cette chute est évaluée à 11%. Dans l’une ou l’autre des trajectoires, le Brésil sera confronté sur l’année en cours à un choc de demande puissant, à un sérieux choc d’offre, à une forte aggra-vation de la situation de l’emploi et des finances publiques.



Deux scénarios en 2020. Impact du Covid-19 sur la demande intérieure, l'emploi, la croissance et les recettes fiscales.

A suivre : les canaux de transmission de la récession.

 

[1] Elisabeth Kübler-Ross et David Kessler, Sur le chagrin et le deuil, Paris, Poche-Pocket, 2011. 2] Ceci pour une raison simple : une proportion encore très faible de la population mondiale a été exposée au Covid-19. Au Brésil, selon les estimations non officielles, au début de mai 2020 près de 0,6% de la population, environ 1,24 million de personnes avaient été contaminées. [3] Grupo de Indústria e Competitividade. Instituto de economia. Universidade Féderal do Rio de Janeiro, Impactos macroeconômicos e setoriais da Covid-19 no Brasil, Rio de Janeiro, avril 2020.

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