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L'Amérique latine et la Russie de Poutine (2).


Acteurs et réseaux d’une stratégie d’influence.


Depuis les années 2000, la Russie est parvenue à développer des relations stratégiques avec plusieurs pays d’Amérique latine et de la Caraïbe, bien qu’elle dispose de moyens économiques et d’une capacité de projection de sa puissance militaire conventionnelle limités. Au cours de la décennie passée (2010-2020), marquée à la fois par la baisse du prix du pétrole et l’affaiblissement des forces politiques de gauche dans la région, la ca-pacité d’influence de la Russie a pu être affectée. Elle demeure cependant très significative. La stratégie russe sur le sous-continent est organisée en trois volets. Le premier est recherche d’un appui de la part des régimes dictatoriaux et/ou populistes qui affichent une politique anti-américaine et sont disposés à travailler avec Moscou. Le second volet consiste à multiplier les offres de partenariats dans les secteurs où la Russie peut répondre efficacement aux demandes des gouvernements locaux : ventes d’armes, développement et renforcement des filières de production d’énergie nucléaire, essor d’une industrie spatiale, prospection et production de pétrole et de gaz. Ces par-tenariats économiques peuvent inclure l’acquisition de produits agricoles. Enfin, le troisième volet est la mise à disposition d’acteurs locaux des capacités avérées de la Russie en matière de guerre de l’information et de cybersécurité.


Les relais régionaux de la stratégie russe.


Les interventions politiques et militaires de l’URSS dans la région au cours de la guerre froide ont permis à la diplomatie russe de construire des partenariats durables avec plusieurs pays et d’acquérir une expertise du monde latino-américain. Ces atouts ont été utilisés depuis deux décennies pour étendre et consolider le réseau d’influence russe sur la région. Moscou a ainsi cherché à entretenir des contacts et à se rapprocher de mili-taires et de leaders politiques latino-américains qui ont été formés par des institutions civiles et militaires russes, lesquelles recrutaient en masse de jeunes cadres étrangers à l’époque soviétique (l’université Patrice Lumumba, par exemple). Une autre démarche a consisté à pérenniser les relations commerciales avec les Etats (Cuba, Nicaragua, Pérou mais aussi Colombie) qui avaient bénéficié entre 1960 et 2000 de livraisons d’équipe-ments militaires soviétiques puis russes. Il s’est agi ici de proposer aux nations concer-nées des contrats pour entretenir et remettre à neuf des équipements anciens. Il s’est agi aussi de proposer aux nouvelles générations d’officiers supérieurs de diverses armées la fourniture d'équipements plus récents. Cette offensive stratégique et commerciale a enregistré des succès indiscutables. Ainsi, en 2021, on comptait plus de 400 hélicoptères militaires russes en Amérique latine et 42% des nouvelles ventes d'hélicoptères militaires dans la région étaient russes.


Les amis les plus anciens.


Depuis deux décennies, la Russie de Poutine a relancé la coopération avec les alliés les plus fidèles de la région que sont Cuba, le Venezuela et le Nicaragua du dictateur Ortega. L’île de la Caraïbe a longtemps été un satellite soviétique. Elle a brutalement été privée des généreuses subventions et du parrainage politique soviétiques après l’effon-drement de l’URSS. A l’époque, La Havane n’a pas eu d’autre choix que d’engager quel-ques réformes économiques, de courtiser des alliés régionaux comme le Venezuela et de tenter de normaliser les relations avec les Etats-Unis. Les Cubains ont aussi cherché à diversifier leurs partenaires étrangers en développant des relations avec la Chine. Après la fin de l’URSS, les contacts avec la Russie nouvelle ont repris puis ont été développés. Les Chinois mettent à la disposition de Cuba des ressources financières plus importantes que celle que peut mobiliser la Russie. Néanmoins, l’atout des Russes est une connais-sance approfondie des réalités cubaines. A l’époque de la guerre froide, des milliers d’étudiants cubains ont été formés dans les universités soviétiques. La langue russe était largement enseignée sur l’île. L’élite dirigeante du parti communiste cubain était en contact permanent avec ses homologues soviétiques et il existait une collaboration ac-tive dans les domaines du renseignement, des affaires militaires, de la diplomatie et même des opérations de combat menées dans le cadre de guerres par procuration extrarégionales (sur le terrain africain par exemple). Il y a donc un passé commun sur la base duquel la Russie moderne a cherché à reconstruire un partenariat militaire et une alliance stratégique forte.


La coopération militaire russe et les ventes d'armes à Cuba ont cependant été limitées depuis l'interruption brutale de l'aide russe en 1993, après l'effondrement de l'Union Soviétique. Le renouvellement des liens entre Moscou et Cuba a pris une dimension éco-nomique importante. Ainsi, en 2013, Moscou a décidé d'annuler près de 90 % de la dette de Cuba. Compte tenu de la stagnation de l'économie cubaine, le montant total était probablement impayable de toute façon, mais cette concession a dû être échangée contre des faveurs de La Havane. Les détails exacts n'ont pas été divulgués, mais Cuba est notamment l'un des plus fervents partisans des positions diplomatiques russes. En d'autres termes, le remboursement des faveurs économiques n'est pas nécessairement réglé par de l'argent. En outre, des entreprises russes participent à des coentreprises dont les projets à grande échelle visent à exploiter les ressources naturelles cubaines, notamment les gisements de pétrole offshore et le nickel. En outre, Moscou a proposé son aide pour l'amélioration des capacités économiques et industrielles cubaines, notamment dans des secteurs tels que l'énergie nucléaire, les infrastructures, les télé-communications et les biotechnologies. La Russie a envoyé 1 000 minibus et 50 trains à Cuba et vend des voitures Lada et des camions Kamaz à l'île, entre autres marchandises.



Hugo Chavez et Wladimir Poutine dans les années 2000.


La Russie s’est intéressée au Venezuela dès l’accession au pouvoir de l’ancien lieutenant-colonel Hugo Chavez en 1999. Depuis plus de vingt ans, les deux axes de la relation entre ces partenaires sont les ventes d’armes et l’exploitation du pétrole. A partir de 2006 et jusqu’à la mort d’Hugo Chavez, les ventes d’armes russes au régime chaviste tota-liseront plus de 11 milliards de dollars. Moscou va contribuer à moderniser et à renforcer la puissance militaire du Venezuela en fournissant des chars, des véhicules blindés, des avions de chasse (sukoy-30 et Mig-17), des hélicoptères de combat, et des armements légers. La République bolivarienne est ainsi devenue le premier partenaire militaire de la Russie en Amérique latine. Sous Chavez (1999-2013) puis avec l’arrivée au pouvoir de son successeur Maduro, le Venezuela sera aussi un allié particulièrement complaisant. Caracas se met à la disposition de Moscou lorsqu’il s’agit pour le régime Poutine d’ex-poser sur la région une partie de son arsenal. Le Venezuela a ainsi reçu pendant quelques temps en 2008 deux bombardiers russes Tu-160 Backfire et des navires de guerre. En 2013, puis à nouveau en 2018, des appareils de type Tu -160 ont stationné un temps sur les aéroports vénézuéliens. Après l’arrivée de Maduro au pouvoir, la crise po-litique et économique du régime bolivarien s’est aggravée. La solvabilité du Venezuela s’est considérablement affaiblie. Au lieu de continuer à vendre de nouveaux équipements militaires au pouvoir chaviste, Moscou a cherché à assurer la maintenance des arme-ments existants, à les moderniser et à former les officiers vénézuéliens. La Russie assure également la maintenance et la mise à niveau des systèmes de défense aérienne. Elle a fourni des mercenaires du groupe Wagner qui assureraient la sécurité du Président Maduro ainsi que la sécurité de toutes les opérations commerciales que pilote le régime (trafics de pierres précieuses, de drogues) dans l’intérieur du pays.


Missiles et véhicules lance-missiles russes d'origine russe et utilisés au Vénézuela.


Sous l’ère d’Hugo Chavez, de nombreuses compagnies pétrolières russes (Gazprom, de TNK, de Lukoil, Surgutneftegas, entre autres) ont cherché à s’implanter au Venezuela. Les difficultés du secteur pétrolier vénézuélien ont finalement conduit des opérateurs à plier bagage et à revendre leurs participations sur des consortiums où elles étaient associées à PDVSA ou à la firme d’Etat russe Rosneft. Celle-ci a continué à miser sur le pétrole vénézuélien alors que sous le pouvoir de Nicolas Maduro, l’économie nationale et le sec-teur pétrolier s’effondraient. Incapable de payer les royalties dues à son partenaire russe, Caracas a accumulé une dette de 4,8 milliards de dollars vis-à-vis de Rosneft. Cette dette a fini par être remboursée sous la forme de livraison de pétrole. Si la Russie a continué ces dernières années à acheter du pétrole vénézuélien, Rosneft n’a plus réalisé de nouveaux investissements importants sur le territoire de la République Bolivarienne….


Le Nicaragua est aujourd’hui le troisième partenaire majeur de la Russie sur le sous-continent latino-américain. Ce partenariat a commencé à l’époque soviétique, lorsque l’URSS a contribué à l’arrivée au pouvoir du front sandiniste en 1979. A l'époque, un certain Daniel Ortega dirige le Front et restera à la tête du pays pendant dix ans, jusqu'en 1990. Ortega est à nouveau élu président en 2007 et il occupe toujours ce poste après plusieurs élections manipulées, l’asphyxie de l’opposition et l’instauration d’une dictature familiale (Ortega dirige le pays entouré de membres de sa famille). Dès 2007, lorsqu’il revient à la tête du pays, Daniel Ortega ravive les relations avec la Russie. Son gou-vernement est le premier du sous-continent à reconnaître diplomatiquement les terri-toires de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, soutenus par la Russie, lorsqu'ils se séparent de la République de Géorgie en 2008. Au cours des quatorze années qui suivent, le soutien russe au régime sandiniste passe par une aide économique (dons alimentaires, fourniture d’autobus) et par une coopération militaire active. Moscou fournit à Managua des hélicoptères de combat, des chasseurs (Yak-130), des avions de transport de forces armées, des véhicules blindés, des chars, des canons antiaériens ainsi que des navires-patrouilleurs et des bâtiments équipés de lance-missiles. Une école de formation de la police [1] et une station satellite russe controversée ont également été créées à Managua pour surveiller les "catastrophes naturelles et lutte contre le trafic de drogue", mais selon les experts en sécurité, il s’agirait d’un centre d'espionnage installé dans "l'arrière-cour des États-Unis". Depuis 2008, les membres de la famille Ortega n’ont cessé de se rendre en Russie. Ils cherchent à établir avec le régime de Poutine une relation similaire à celle que le Nicaragua entretenait avec l'Union soviétique dans les années 1980, afin de compenser l'isolement international subi par le gouvernement nicara-guayen en raison de la dérive dictatoriale observée depuis des années. Comme le Venezuela et Cuba, la dictature d’Ortega s’est mise au service des opérations de démonstration de force que Moscou a organisé dans la région sur la dernière décennie lors des phases de tension entre la Russie et l’occident (crise en Géorgie, conflit avec l’Ukraine)[2]. La Russie pourrait participer au projet de creusement d’un canal parallèle à celui de Panama que la Chine (que le Nicaragua a officiellement reconnue en décembre 2021) envisage de financer.


Dans la liste des amitiés anciennes, il faut encore mentionner le Pérou. La Russie en-tretient des liens étroits avec le monde militaire péruvien, notamment l’armée de terre. Ici encore, les premiers rapprochements remontent à l’ère soviétique. En 1968, après un coup d’Etat, des militaires de gauche s’emparaient du pouvoir à Lima. Ils le conserveront jusqu’en 1975. Pendant cette période, le gouvernement péruvien multiplie les achats d’ar-mes soviétiques. Officiellement, il s’agit de transférer ces équipements au Chili de Salvador Allende. En réalité, les hélicoptères de combat, les chars, chasseurs bom-bardiers acquis auprès des soviétiques sur les années 1970 puis au début de la décennie suivante seront utilisés lors du conflit qui oppose le Pérou à l’Equateur en 1995. Les acquisitions d’armes russes par le Pérou se poursuivent sous le gouvernement de droite du Président Fujimori, entre 1990 et 2000 (acquisitions d’avions de chasse). En 2008, le Président de centre-droit Alan Garcia signe un accord avec la Russie qui élargir la coo-pération militaire. Trois ans plus tard, un nouvel accord prévoit la prolongation de la formation du personnel militaire péruvien dans des institutions russes. Lorsque le Pérou a cherché à renouveler sa flotte d'hélicoptères dans les années 2010 pour accroître la mo-bilité aérienne dans les zones reculées, il s'est tourné vers la Russie, acquérant notam-ment deux douzaines de Mi-17 et de Mi-35. Le gouvernement russe exerce toujours une influence sur les hauts responsables de l'armée péruvienne qui ont séjourné en Russie pour y suivre une formation militaire professionnelle. Dans le contexte de l'instabilité politique au Pérou, l’élection en 2021d'un président relativement inexpérimenté (Pedro Castillo) et soutenu par un médecin marxiste formé à Cuba, paraissait ouvrir la possibilité d'une plus grande collaboration péruvienne avec la Russie sur les questions militaires et autres.

Hélicoptère russe MI-35 utilisé par les forces aériennes du Pérou.


Flirts plus récents ou à venir.


Au-delà des amitiés anciennes, il faut évoquer des rapprochements plus récents entre des Etats de la région et le pouvoir russe. Le premier exemple est ici celui de l’Argentine. Les relations commerciales entre l’URSS et l’Argentine ont connu un développement marqué dès la fin des années 1970, lorsque le pays latino-américain est devenu un fournisseur de céréales et de viande bovine pour le monde soviétique. Plus récemment, à partir du premier gouvernement Kirchner en 2003, et jusqu’à l’arrivée à la tête du pays du libéral Mauricio Macri, en 2015, l’Etat fédéral argentin soumis à une forte pression de l’aile gauche du mouvement péroniste, a entretenu des relations militaires avec la Russie. En 2015, l’Argentine a envisagé d’acquérir des avions de combat russes mais le gouver-nement péroniste de l’époque (dirigé par la Présidente Christina Kirchner) n’a pas eu le temps de parvenir à ses fins. Lors du retour au pouvoir d’une coalition de gauche domi-née par les péronistes en 2020, le nouveau Président Fernandez a repris ce projet mais n’avait pas encore conclu de contrat majeur à la veille de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Sur le terrain des investissements, la Russie est directement confrontée en Argentine à la rude concurrence des opérateurs chinois. En 2014, après l’expropriation par le gouvernement de C. Kirchner des actifs pétroliers argentins de la firme espagnole Repsol YPF, des entreprises russes avaient envisagé de reprendre ces actifs mais n’ont pas donné suite à ce projet. La Russie prévoyait encore à la fin de 2021 de développer des projets de production d’énergie nucléaire en Argentine, de construire une centrale électrique et d’apporter un soutien militaire.


L’Argentine n’est pas le seul pays de la région qui a connu ou pourrait connaître pro-chainement un retour de la gauche au pouvoir. Cette évolution politique régionale sem-blait devoir ouvrir de nouvelles opportunités à la Russie avant l’invasion de l’Ukraine, tant en matière de coopération militaire que d’échanges commerciaux. En 2021, le Honduras a vu la victoire aux élections présidentielles d’une candidate de gauche. En fin de la même année, c’est aussi un candidat de gauche, Gabriel Boric , qui a remporté la majorité des suffrages lors du scrutin présidentiel au Chili. Boric s'appuie sur le Parti communiste chilien qui fait partie de sa coalition gouvernementale. Sous le gouvernement de centre-gauche de Michelle Bachelet, entre 2014 et 2018, le Chili avait conclu des accords de coopération limités avec la Russie en matière de défense. En Bolivie, le Président d’Arce élu en 2020 appartient à la même formation socialisante qu’Evo Morales (qui a dirigé le pays de 2006 à 2019). Ces derniers mois, la Bolivie apparaissait comme un autre candidat disposé à approfondir ses relations économiques et militaires avec la Russie. Sous l’admi-nistration Morales, la coopération entre les firmes étatisées nationales et le russe Gaz-prom (dans le secteur du pétrole et du gaz), avec Rosatom (projet de réacteur de re-cherche nucléaire bolivien à El Alto) s’était intensifiée. Le pays avait aussi alors fait l'ac-quisition d'hélicoptères de transport russes ainsi que d'un An-124 russe comme avion présidentiel.


C. Kirchner reçoit W. Poutine à Buenos Aires en 2015.


Avant février 2022, avec la perspective d’une victoire de la gauche aux élections prési-dentielles colombiennes (mai 2022) et brésilienne (octobre 2022), on pouvait anticiper un rapprochement entre ces deux pays et la Russie. Au Brésil, sous les deux présidences Lula (2003-2010), l’armée avait acheté des hélicoptères d’attaque russes et envisagé l'ac-quisition du système de défense aérienne russe Pantsir S-1. Pendant la présidence Dilma Rousseff (2011-2016), le Brésil a reçu des missiles de défense aérienne russes Igla-S, alors même que l’Etat-major manifestait ses réticences et qu’il existait des technologies natio-nales capables de remplacer ces importations.


Des leviers technologiques.


La plupart des branches industrielles russes ne disposent pas des ressources financières et des avantages concurrentiels qu’utilisent leurs concurrents chinois sur le théâtre la-tino-américain. En revanche, outre la vente d’armements conventionnels, l’industrie russe a réussi à faire de remarquables percées dans deux autres secteurs. Le premier est celui de l’exploitation de l’énergie nucléaire. La société russe d'industrie nucléaire Rosatom est devenue un important fournisseur de technologies et d’équipements pour les régimes anti-américains qui souhaitent disposer d'une puissance nucléaire ou de capacités de re-cherche et veulent miser sur des partenaires qui ne sont pas soumis à l’influence et à la mainmise des gouvernements occidentaux. Parmi les projets récents, citons la construc-tion d'un réacteur de recherche par Rosatom à El Alto, en Bolivie, et la manifestation d'intérêt du gouvernement argentin pour la construction de deux réacteurs nucléaires par la Russie dans ce pays.


L'industrie spatiale russe a été un autre levier de l’engagement de Moscou dans la région. Son principal atout à cet égard est son architecture satellitaire Glonass. Ce sigle désigne le système de positionnement utilisé actuellement par la Russie. Il est géré par les forces spatiales de la fédération de Russie [3]. Glonass est l'équivalent russe du système de positionnement global (GPS) et a été créé en 1982. Comme le GPS, le système russe est né d'un intérêt militaire dans le contexte de la guerre froide. Il est alimenté par des satellites et permet de déterminer la position et la vitesse des récepteurs de ses signaux. De 2013 à aujourd'hui, la Russie a installé neuf stations satellites terrestres, connues sous le nom de Glonass, en dehors de ses frontières. La Russie possède quatre stations ter-restres au Brésil, trois en Antarctique, une en Afrique du Sud et une au Nicaragua (installée en 2017). La première station hors de Russie a été installée à Brasilia en 2013 sous la présidence de Dilma Rousseff. Officiellement, la station installée au Nicaragua devait contribuer à la lutte contre le trafic de drogue et le crime organisé menée par le gouvernement par l'intermédiaire de la police nationale et de l'armée du pays. Elle est probablement utilisée à des fins d’espionnage. La station Glonass installée au Nicaragua fait partie d'une opération de soutien au régime Ortega qui comprend également la livraison d'armes et d'un centre de formation de la police situé à Las Colinas, à Managua. Cette implantation s’inscrit dans le mouvement qu’a conduit la Russie depuis plusieurs années en Amérique centrale et qu’elle conçoit comme une réponse au renforcement de la présence militaire américaine en Europe de l'Est. Il s’agit encore une fois de montrer que la Russie peut également s’implanter dans "l'arrière-cour" des États-Unis.


En dehors de ces deux branches d’activité, l’influence économique russe sur la région n’a pas atteint, loin de là, celle de la Chine. Dans le secteur pétrolier, les compagnies russes ont connu des déboires au Venezuela. Elles ont limité leurs interventions au commerce d’exportation du pétrole et du gaz en Bolivie, en Equateur et en Colombie. L’entreprise minière Russia Aluminium Corporation (Rusal) a tenté une implantation en Guyane et en Jamaïque [4]. En outre, la firme Rusoro a joué un rôle dans l'industrie aurifère du Vene-zuela, tandis que d'autres sociétés russes ont contribué au développement de l'industrie du nickel de Cuba [5].


Avec la crise sanitaire du Covid-19, la Russie a voulu mettre en œuvre une stratégie de diplomatie vaccinale dans la région. Au début des campagnes de vaccination (lorsque la capacité de production était encore limitée chez d’autres fournisseurs) Moscou a fourni à de nombreux gouvernements latino-américains le vaccin Sputnik, moins cher et plus facile à stocker que les vaccins à ARNm de Pfizer et Moderna. En particulier, l'Argentine, en proie à des difficultés financières, a longtemps misé sur le soutien russe. Par la suite, à partir de 2021, cette diplomatie vaccinale russe a connu des déboires en raison de diffi-cultés logistiques ralentissant les approvisionnements et de la méfiance de nombreux gouvernements du sous-continent.


Le "contrôle réflexif" russe en Amérique latine.


La Russie a hérité de la longue expérience de travail de propagande menée pendant la guerre froide. La stratégie d’influence de Moscou fondée sur les théories russes de "contrôle réflexif" [6], a évolué grâce aux médias modernes et au développement des ré-seaux sociaux. Aujourd’hui, la Russie de Poutine dispose de moyens sophistiqués pour influencer l’opinion publique et les visions du monde qui prévalent en Amérique latine ou ailleurs dans le monde. La guerre de l’information menée par le régime passe par l’essor sur le sous-continent de l’agence de presse multimédia Sputnik et de la chaîne de télé-vision Russia Today. Il s’agit aussi d’utiliser les plateformes numériques comme Twitter, Facebook et WhatsApp. L’Amérique latine est particulièrement réceptive et vulnérable à cette stratégie d’influence. Il y a d’abord dans toutes les couches de la population un niveau élevé de méfiance à l’égard des discours gouvernementaux et des médias tradi-tionnels. Il y a ensuite une culture de gauche très antiaméricaine et antilibérale qui épouse facilement les représentations et les concepts qui organisent la propagande du pouvoir russe.


Le Kremlin utilise cette vulnérabilité pour atteindre deux objectifs. Il s’agit d’abord de fra-giliser les régimes et les gouvernements du sous-continent qui sont alignés sur les pays occidentaux. La stratégie d’influence russe cherche notamment à radicaliser tous les mouvements sociaux, à accentuer les tensions politiques, à saper les institutions locales. Il s’agit aussi de créer une opinion favorable à la Russie d’aujourd’hui. Les cyber-attaques constituent sans doute l’instrument le plus discret et le plus efficace d’une offensive infor-mationnelle qui vise à favoriser les conflits, créer un climat d’insécurité et d’instabilité, encourager la criminalité. Il s’agit en résumé d’affaiblir la confiance que les citoyens peuvent avoir envers la démocratie et l’économie de marché.


Page d'ouverture du site sputnik en Portugais brésilien le 2 mars 2022*.

*On ne parle par de guerre en Ukraine mais d'opération russe de démilitarisation......


Outre les cyberattaques et l’utilisation des plateformes numériques, un autre effort re-marquable du Kremlin en Amérique latine a été le développement de la chaine de télévision Russia Today (RT) sur la région. RT vise à devenir une source d'information alternative sur le sous-continent et elle se rapproche de cet objectif. Aujourd’hui, RT est disponible sur pratiquement tout le sous-continent. Plus de 320 fournisseurs de TV à câble proposent RT parmi d’autres chaînes nationales et étrangères à leurs abonnés. Plusieurs programmes de RT sont repris par des chaînes locales en langue espagnole qui ont une couverture nationale ou internationale. En Argentine et au Venezuela, RT est accessible via des réseaux de télévision publics mais aussi gratuitement sur le site en espagnol de la chaîne russe. La Russie n’est pas en mesure de rivaliser avec les pays occidentaux ou la Chine en matière d’échanges et d’investissements sur la région. Mais elle a déjà mis en place une stratégie lui permettant d’influencer de plus en plus les opinions publiques latino-américaines. Les programmes de RT en Amérique latine portent sur des sujets d’intérêt local. La chaîne cherche aussi à intéresser son public à des enjeux internationaux. Il s’agit de traiter à chaque fois des questions globales en retournant contre les puissances occidentales les arguments que ces dernières utilisent elles-mêmes pour dénoncer le régime russe et les pouvoirs autoritaires. La chaîne dénoncera ainsi les manquements aux droits de l’homme aux Etats-Unis, les crimes de guerre (commis par les Etats-Unis), la corruption (qui ne concernerait que les pays occidentaux et les pouvoirs alignés sur l’Amérique du Nord et l’Europe). La chaîne ne se contente pas de défendre systématiquement le point de vue russe sur les enjeux mondiaux. Elle présente le régime de Poutine comme un comme un modèle politique alternatif efficace à la démocratie libérale.


A suivre : Une gauche latino alignée sur le Kremlin.


 

[1] Il s’agit de l’installation d’une unité de formation régionale à Managua par l'organisation anti-drogue russe FSKN. L'installation du FSKN au Nicaragua offre aux officiers russes la possibilité d'interagir avec des officiers de police de toute l'Amérique centrale qui n'enverraient normalement pas d'officiers en Russie pour une formation. [2] Le Nicaragua a reçu deux bombardiers Tu-160 Backfire et deux navires de guerre russes en 2013. La même année, le Congrès nicaraguayen a autorisé les navires de la marine russe à patrouiller dans les eaux nicaraguayennes. Cette décision a suscité la consternation en Colombie. La marine russe a fait stationner des navires à proximité de l'île colombienne de San Andres, dont les eaux territoriales environnantes ont été perdues par les Colombiens suite à un arrêt de la Cour internationale de justice. [3] Un système de positionnement par satellites est un ensemble de composants reposant sur une constellation de satellites artificiels permettant de fournir à un utili-sateur par l’intermédiaire d'un récepteur portable de petite taille sa position 3D, sa vitesse 3D et l'heure. Cette catégorie de système de géo-positionnement se caractérise par une précision métrique, sa couverture mondiale et la compacité des terminaux, mais égale-ment par sa sensibilité aux obstacles présents entre le terminal récepteur et les satellites [4] Les difficultés économiques de Rusal et la dépression des prix internationaux de la bauxite à l’époque ont conduit l'entreprise à vendre son usine d'Alpart en Jamaïque à la société chinoise JISCO en 2016. [5] La Russie a été aussi un important acheteur de produits agricoles, y compris de viande auprès de fournisseurs sud-américains tels que l'Argentine, le Brésil et le Paraguay, ce qui a permis de créer des liens positifs avec des gouvernements qui ne sont pas nécessairement hostiles aux États-Unis. [6] Le contrôle réflexif est un processus de transmission intentionnelle de certaines infor-mations à l’adversaire, qui influenceront la prise de décision de cet adversaire confor-mément aux informations transmises. Il s’agit tout simplement de provoquer ou forcer son adversaire à prendre des décisions qui seraient basées sur l’information (vraie et fausse) spécialement conçue afin de le guider vers une décision finale prédéterminée par la partie qui exerce le contrôle réflexif. Ceci est valable à la fois dans le cadre militaire et politique.

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