Du confinement virtuel au confinement réel.
En quelques semaines, alors qu’éclatait un ouragan sanitaire et politique, Jair Bolsonaro est parvenu à redonner vie à deux éléments de langage très toxiques : l’impeachment (la destitution) et la démission. Paradoxalement, ces deux notions sont réapparues dans des communiqués publiés par deux anciens alliés du chef de l’Etat. Le député fédéral Alexandre Frota (ancien membre du PSL, qui s’est récemment rapproche du PSDB cen-triste) a demandé officiellement au Congrès que soit engagée une procédure de desti-tution du Président. Janaina Paschoal, une avocate et député de l’assemblée législative de l’Etat de São Paulo a de son côté demandé que Bolsonaro renonce immédiatement à un mandat qu’il est incapable d’exercer correctement.
Le jugement qui peut conduire à une destitution est une procédure à la fois juridique et politique. La loi qui définit les motifs justifiant l’ouverture d’une telle procédure est très détaillée et précise. Dans la liste des initiatives équivoques ou transgressives prises depuis des mois par le Président Bolsonaro, il serait probablement facile d’identifier plu-sieurs raisons justifiant l’engagement d’un jugement de destitution. Les obstacles à une telle initiative ne sont pas juridiques ou constitutionnels. Pour que la demande du député Alexandre Frota ou d’un autre élu ait des chances d’être examinée par une commission parlementaire, il faudrait réunir deux autres conditions : une mobilisation massive de la population appuyant l’engagement de la procédure et un Congrès largement favorable. Janaina Paschoal a été en 2016 un des auteurs de la demande d’impeachement qui a conduit l’ex-présidente Dilma Rousseff à rentrer plus tôt que prévu dans ses pénates. Elle sait bien que les conditions politiques ne sont pas aujourd’hui réunies pour qu’un tel scé-nario se repéte. C’est la raison pour laquelle elle préfère appeler le Président à la dé-mission. Dans l’opposition de gauche, rare sont les personnalités qui envisagent l’enga-gement d’un jugement d’impeachment. Lula, rival politique principal du chef de l’Etat, a répété qu’une telle hypothèse n’était pas à l’ordre du jour. Fernando Henrique Cardoso, un autre adversaire du chef de l’Etat, a écrit plusieurs fois récemment que la procédure ne convenait pas à la situation actuelle.
Les leaders parlementaires préfèrent aujourd’hui s’abstenir d’utiliser cet instrument cons-titutionnel car ils craignent d’exacerber les profondes divisions qui déchirent la société brésilienne. L’ouverture d’un procès en destitution par le pouvoir législatif n’est pas une action banale, à laquelle il est possible de recourir dans n’importe quelle éventualité. Depuis le rétablissement de la démocratie (1985), le Brésil a déjà eu deux Présidents écartés au terme de procédures de destitution. Il n’est pas possible non plus d’imaginer que le chef de l’Etat abandonne de lui-même son poste. Souvent en proie à une forme de paranoïa, le Président a encore répété en février dernier qu’il ne renoncerait pas à son mandat, que le renoncement était un piège que lui tendraient ses adversaires. Ces consi-dérations délirantes ne sont pourtant fondées sur aucune déclaration ou aucun fait. Ni les rivaux du chef de l’Etat, ni les militaires qui participent à son gouvernement et l’ap-puient n’ont évoqué cette hypothèse depuis 15 mois.
Le Président Bolsonaro est confronté depuis quelques semaines à un affaiblissement spectaculaire de son capital politique. Les organismes spécialisés qui évaluent les mouvements d’opinion observables sur les réseaux sociaux estiment que la quantité de suiveurs a fortement diminué et que la qualité de l’adhésion aux messages du chef de l’Etat et de ses proches s’est détériorée. Les plus modérés des bolsonaristes seraient devenus plus lucides. Cette prise de distance pourrait considérablement réduire la force de frappe électorale de Jair Bolsonaro et de son mouvement virtuel. Que les foules convoquées sur les réseaux sociaux ne deviennent dans la rue que des cortèges épars ou se réduisent au fil du temps à des réunions insignifiantes n’est pas une hypothèse à écarter[1]. Deux facteurs peuvent ici intervenir. Le premier est la décomposition du front des forces politiques de droite que le candidat Bolsonaro avait réussi à rassembler pendant la campagne. Ce front réunissait alors trois groupes différents. Positionné claire-ment à l’extrême-droite, le premier est opposé à la démocratie, favorable à l’instauration d’un régime militaire, conservateur sur le plan des mœurs et nationaliste. Le second est formé par un électorat conservateur sur le plan des mœurs, du respect de l’ordre et de l’organisation sociale mais qui est attaché aux valeurs et aux règles de la démocratie. Enfin, le troisième groupe réunit des électeurs qui peuvent être qualifiés de libéraux en matière de politique économique comme en ce qui concerne l’organisation et le fonc-tionnement de la vie politique. Ces deux derniers groupes se sont progressivement éloignés du premier à partir du début du mandat parce qu’ils ne partagent pas les criti-ques des institutions républicaines ou de l’Etat de droit et les souhaits d’une intervention militaire dont se repaissent les militants de la droite la plus autoritaire.
Une foule clairsemée à Brasilia le 15 mars. Sur la banderole : "le peuple définit l'ordre du jour au Congrès", une illustration des illusions des bolsonaristes.
Le second facteur qu’il faut mentionner est l’affaiblissement du soutien au clan Bolso-naro il y a encore quelques mois de nombreux mouvements nés avant ou juste après l’élection de 2018. En mai 2019, lorsque les partisans du Président avaient convoqué une manifestation de rejet des institutions républicaines et de dénonciation du Congrès, le Chef de l’Etat bénéficiait d’une base d’appui plus large qu’aujourd’hui. La formation de droite qui l’avait appuyé comme candidat, le Parti Social Libéral (PSL), était encore unie. Suite à une crise provoquée par Bolsonaro lui-même en 2019, le PSL s’est déchiré et la majorité de ses parlementaires ne sont plus des valets dociles de l’exécutif. Le Président a aussi perdu le soutien de mouvements importants créés par des chefs d’entreprises comme l’Instituto Brasil 200. Dans la société civile, les réseaux qui étaient nés au début des années 2010 et ont démontré entre 2014 et 2018 une capacité de mobilisation ont également pris leurs distances. C’est le cas par exemple de Vem Pra Rua ou le Movimento Brasil Livre.
Dans le monde politique, la trajectoire suivie par Jair Bolsonaro depuis janvier 2019 a fini par réduire considérablement le nombre des élus sur lesquels l’exécutif peut s’appuyer au Congrès. Le refus du présidentialisme de coalition, les critiques incessantes adressées au monde parlementaire, la crise provoquée au sein du parti qui a contribué à son élection ont fini par faire du groupe des fidèles du chef de l’Etat au sein du Congrès une confrérie des plus réduites. A plusieurs reprises, ce rassemblement a pu rallier des parle-mentaires de la droite traditionnelle et du centre. Ces élus du "marais" penchent d’un camp à l’autre, toujours plus modérés que leurs collègues. Ils se rallient fréquemment au parti de l’exécutif, attendant en contrepartie des avantages (libération d’amendements parlementaires, postes dans la haute administration ou au gouvernement). Désormais, même ce "marais" n’est plus acquis au Président. Pour preuve le vote qui a eu lieu dans la première quinzaine de mars au Sénat et à la Chambre à propos du Benefício de Prestação Continuada (BPC), une allocation versée aux personnes âgées de plus de 65 ans et à celles qui sont handicapées et ne peuvent pas vivre seules. A la fin 2019, le chef de l’Etat avait apposé son veto à un projet du Congrès qui prévoyait que pour recevoir cette allo-cation, les bénéficiaires devaient disposer d’un revenu par tête équivalent à la moitié du salaire minimum officiel (contre ¼ auparavant). En mars dernier, les députés et les séna-teurs ont dû se prononcer sur ce veto. Les parlementaires ne peuvent rejeter un veto présidentiel que si ce rejet réunit une majorité absolue de votant, soit 257 voix à la Chambre et 41 voix au Sénat fédéral. Lors du vote en question, 302 députés (dont de nombreux élus du marais) sur 439 votants (soit 68,8% des participants) et 45 sénateurs sur 59 votants ont décidé d’écarter le veto du chef de l’Etat. Dans les deux assemblées, en dépit de l’effort des leaders de leurs partis (favorables à l’acceptation du veto), les élus du "marais" ont largement contribué à la défaite du Président.
Le divorce est pratiquement consommé avec le Congrès. Le Président a quitté le parti qui avait assuré son élection. Plusieurs mois après cette rupture, il n’est pas parvenu à réunir 1% des adhésions nécessaires pour créer sa propre formation. Dans le monde de la politique institutionnelle qu’il n’a pas voulu prendre en compte, le chef de l’Etat pourrait se retrouver dans la pire position possible : le chef de file d’un groupe très minoritaire, une situation finalement assez proche de celle qu’il a toujours occupée pendant ses sept mandats de député fédéral.
L’ancien capitaine n’a jamais gouverné pour tout le pays. Il a toujours réduit son rôle à celui d’un communiquant transgressif formatant des messages pour un ghetto de plus en plus réduit d’affidés fanatisés. Ce n’est pas seulement la récession désormais annoncée qui fragilise ce Président de plus en plus isolé. Bolsonaro n’aide pas Bolsonaro. Il passe même une bonne partie de son temps à se nuire. Sur la première année du mandat, l’expansion de l’activité a péniblement atteint un rythme de 1,1%. Il n’y avait pas alors de crise du Covid-19. Un autre virus très virulent perturbait alors tout le système politico-institutionnel. Ce virus conduisait le Président à s’auto-confiner dans l’univers parallèle des réseaux sociaux où seuls se rencontrent et communiquent ceux qui partagent les mêmes convictions et les mêmes colères. Doté d’une capacité inégalée pour créer ou amplifier les crises et multiplier le nombre de ses ennemis, Jair Bolsonaro a accentué sur les dernières semaines son confinement volontaire dans la bulle des plateformes numériques. Les formateurs d’opinion, les agents économiques et les milieux professionnels qui savent faire des comptes et font des prévisions sérieuses commencent à annoncer clairement que l’économie nationale est à nouveau au bord d’un précipice. La pandémie du coronavirus est un phénomène qui touche le monde réel. Les pouvoirs publics ne peuvent plus se contenter de faire de la communication. Il faut une riposte coordonnée par un commandant capable de tenir la barre. Celui qui occupe aujourd’hui ce poste semble incapable de procéder à des manœuvres sensées et n’a aucune idée de l’itinéraire à suivre. Confiné dans son espace parallèle, Jair Bolsonaro n’a pas compris qu’il était aujourd’hui le principal obstacle qui empêche le gouvernement et l’ensemble des décideurs d’affronter un ouragan de grandes dimen-sions. Il persiste à croire que ses adversaires réels ou imaginaires sont les seuls obsta-cles.
Que peut-il alors se passer dans les prochains mois si le chef de l’Etat ne parvient pas à susciter une mobilisation significative et répétée de la rue ? Quel avenir peut avoir son projet populiste et autoritaire si les multiples groupes et mouvements d’extrême droite et de la droite conservatrice ne parviennent pas à organiser des manifestations signifi-catives sur une période suffisamment longue ?
Un président qui pourrait être muselé après la crise du coronavirus. Jair Bolsonaro tente aux côtés de son ministre de la santé de montrer qu'il s'occupe enfin de la crise sanitaire.
Le troisième scénario pour les prochaines années du mandat pourrait être un scénario de transformation du confinement virtuel en confinement réel. Le chef de l’Etat et son clan poursuivront alors le travail d’agitation de leur secte sur des réseaux sociaux pour con-server un capital politique minimal. Régulièrement agressé sur des plateformes numé-riques encore effervescentes, les parlementaires riposteraient en rejettant tout projet ambitieux présenté par le gouvernement. Si les présidents des chambres qui assumeront la direction des travaux parlementaires dans l’avenir adoptent une posture responsable, ils chercheront à constituer des majorités de circonstances lorsqu’il s’agira d’adopter des mesures urgentes de réponse à la crise économique qui s’annonce afin d’éviter une dérive catastrophique. Dans ce scénario, la perte d’influence de l’exécutif entraînera évi-demment un abandon du programme de réformes qui est jusqu’à aujourd’hui officiel-lement maintenu. Sortie de la phase de grandes turbulences qu’elle aborde aujourd’hui, l’économie ne retrouverait pas un rythme de croissance significatif avant les prochaines échéances électorales nationales.
Tout en poursuivant sa stratégie de confrontation, Jair Bolsonaro très affaibli pourrait fina-lement se retrouver dans la situation vécue par la Président Dilma Rousseff dans les derniers mois de son second mandat : un chef de l’Etat sans marge de manœuvre, deve-nu incapable de gouverner, limité à une fonction symbolique mais toléré par les pouvoirs législatif et judiciaire parce que ces derniers ne veulent pas provoquer une nouvelle crise institutionnelle majeure avant les élections nationales de 2022. Les modalités du confine-ment réel pourraient être durcies si au cours de la fin du mandat la Justice parvenait à identifier les liens de membres de la famille Bolsonaro avec les milices qui contrôlent certains quartiers de Rio de Janeiro. Le Président et ses fils pourraient se retrouver au centre des investigations poursuivies à propos de l’assassinat de l’élue de l’assemblée municipale de Rio, Marielle Franco en mars 2018.
En ce mois de mars 2020, Jair Bolsonaro a sans doute commencé à transformer son fau-teuil de chef de l’Etat en une chaise électrique. L’occupant va être soumis à un lent af-faiblissement d’ici à 2022 et sera alors très difficilement rééligible. L’ancien capitaine pourra cependant se consoler à constatant qu’il n’a pas d’opposition en dehors de lui-même. Dans le camp de ses adversaires apathiques, la seule nouveauté sur les derniers mois est la mue opérée par l’ex-prisonnier Lula devenu globbe-trotter international. Si le coronavirus est aussi implacable au Brésil qu’en Chine ou en Italie, il devrait conduire l’ancien-président à devoir accepter un chatiment que même la Cour suprême ne lui a pas imposer : la prison à domicile.
La crise globale du coronavirus aura peut être sonné le début de la fin pour le Président brésilien.
[1] Ce sont ces franges les plus radicalisées qui sont sorties dans les rues le 15 mars dernier et qui se manifesteront peut-être encore sur les prochaines semaines. L’avenir politique de ce Président qui s’est déclaré très tôt (au premier trimestre 2019) candidat à sa propre réélection) dépendait depuis quelques temps de la reprise attendue de l’activité économique. Le retournement de conjoncture qui est en cours va probablement ruiner tous les espoirs que le camp bolsonariste pouvait encore nourrir en début d’an-née.
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