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Le Brésil et la Chine : l'avenir d'une relation(1).


Un "partenariat stratégique" menacé.



Depuis l’investiture de Jair Bolsonaro en janvier 2019, les relations entre les deux pays sont devenues problématiques. Le Président brésilien et son ministre des affaires étran-gères se sont totalement alignés sur la politique extérieure des Etats-Unis de Donald Trump. Brasilia multiplie les déclarations agressives à l’égard de Pékin. La République Populaire est traitée en permanence comme un agresseur, une menace. Le gouver-nement utilise ce discours provocant à des fins de politique intérieure. Le chef de l’Etat gagne ainsi la sympathie des industriels brésiliens qui sont confrontés à la concurrence des produits chinois importés et exigent en vain la réciprocité pour l’accès au marché de la République Populaire. Il réjouit surtout les secteurs les plus radicaux de son électorat qui considèrent la Chine comme le centre d’un "complot communiste" mondial. A l’in-verse, il déçoit et inquiète le monde agricole et les entreprises agro-alimentaires natio-nales. La Chine est en effet devenue en moins de 10 ans un marché clé pour les expor-tations du secteur.


Pékin ne souhaite pas que la relation avec Brasilia évolue vers la confrontation. La diplo-matie de la République populaire est cependant désormais contrainte de traiter avec un interlocuteur incohérent et inconstant. A Brasilia, l’Administration fédérale est de plus en plus divisée entre un groupe très radical d’extrême-droite adepte de la sinophobie et une aile plus modérée très consciente de l’importance pour le Brésil des liens économiques établis avec la Chine. Cette division est devenue évidente avec la crise sanitaire du covid-19. On a vu alors le gouvernement Bolsonaro balancer entre un recours à l’aide chinoise (pour la fourniture de masques et d’équipements de soins hospitaliers), la multiplication d’invectives contre la Chine (qui aurait créé et propagé le virus pour fragiliser le gouver-nement brésilien et le monde occidental) puis le retour à une rhétorique conciliatrice.


1. L’évolution d’un partenariat stratégique au fil du temps.


Les relations entre le Brésil et la Chine ont une histoire qui commence au 19e siècle. En 1812, alors régent, le futur roi du Portugal Dom Joao VI demande que plusieurs centaines de travailleurs originaires de Macao soient envoyés à Rio de Janeiro pour travailler à l'installation de plantations de thé au coeur du Jardin Botanique de la capitale de la colo-nie sud-américaine. Néanmoins, la présence de populations chinoises sur le sol brésilien reste très limitée jusqu’en 1900. A partir de cette année, une communauté dynamique de migrants chinois s’installe sur la ville de São Paulo. Les relations officielles entre le Brésil indépendant et la Chine commencent au début du XXe siècle. Elles sont interrompues en 1949 par la révolution communiste de Mao Zedong puis suspendues pendant 25 ans. En 1974, les généraux au pouvoir à Brasilia et les autorités de la République Populaire de Chine signent un communiqué commun. Dans ce texte, le Brésil reconnaît le gouver-nement de Pékin comme le seul gouvernement légal de la Chine et affirme que Taïwan est une partie inaliénable du territoire de la République Populaire. Les deux Etats enga-gent des relations diplomatiques et des ambassades sont ensuite ouvertes à Pékin et à Brasilia.


Depuis, en dépit de la distance géographique qui sépare les deux pays, leurs gouverne-ments ont cherché à resserrer leurs liens. Ils considèrent leurs deux nations comme des économies en développement qui sont confrontées aux mêmes difficultés dans l’ordre mondial de l’après Seconde Guerre Mondiale conçu et organisé par les grandes puis-sances occidentales. A partir des années 1980 et de la Présidence de Deng Xiaoping, lorsque la Chine commence à ouvrir progressivement son économie, Pékin et Brasilia vont chercher à identifier et à exploiter des secteurs où la coopération bilatérale doit être développée, notamment dans les domaines économique et technologique. En 1988, les deux Etats lancent le programme CBERS (Chine-Brazil Earth Resources Satellite) qui prévoit la construction et le lancement de satellites pour utiliser des systèmes de télé-détection [1]. Ce programme va représenter une étape décisive vers la diversification des relations entre les deux pays. Il montre que la coopération bilatérale peut s’étendre au-delà des échanges commerciaux qui se développent dès le début du XXIe siècle.


Les relations plus politiques restent modestes et limitées au cadre diplomatique tradi-tionnel jusqu’aux années 2000. Avant cette période, les échanges se limitent à la sphère économique et ne seront guère affectés par les graves évènements qui secouent la Chine en 1989 (massacre de la place Tiananmen). Les liens de coopération vont s’ins-titutionnaliser sur la décennie suivante. En 1993, le Brésil et la Chine établissent un accord de partenariat. En 2004, les deux Etats crée le Comité Sino-Brésilien de haut niveau de concertation et de coopération (COSBAN). Depuis, avec des variations d’intensité et du champ de mise en œuvre, cette coopération s’est développée selon le dispositif arrêté en 2004. Le partenariat entre les deux capitales va même devenir un partenariat stratégique. Au-delà des visites de chefs d’Etat et de contacts suivis entre les organes gouvernementaux, il s’est étendu à la société civile par l’engagement d’échan-ges entre des centres de recherches et des universités.


Commerce bilatéral entre le Brésil et la Chine.

Source : Comex-stat, Ministério da Fazenda.


Dès 2009, la Chine a dépassé les Etats-Unis et est devenue le premier partenaire com-mercial du Brésil. En 2004, le Brésil avait reconnu officiellement la Chine (devenue mem-bre de l’OMC en 2001) comme une économie de marché. Cette décision a suscité alors une vive inquiétude dans les milieux industriels brésiliens qui craignaient (et continuent de craindre) la concurrence des produits chinois et l’assouplissement des barrières anti-dumping que le Brésil a souvent utilisé pour freiner cette concurrence. En 2012, à l’oc-casion d’une visite officielle du Premier ministre chinois Wen Jiabao au Brésil, les deux pays ont décidé de passer d’un "partenariat stratégique" à un "partenariat stratégique mondial". Un mécanisme de dialogue direct a été alors établi au niveau ministériel et les deux gouvernements ont défini un plan de coopération décennal pour la période 2012-2021. Selon ce plan les deux Etats doivent développer leur coopération dans les do-maines de la science, des technologies, de l’exploration spatiale, de l’énergie, des mines, des infrastructures de transports, des investissements et de la coopération industrielle et financière. Le plan prévoit aussi une intensification de la coopération économique et commerciale et un développement des échanges culturels.


La crise économique et financière qui a commencé au Brésil en 2014, la destitution de la Présidente Dilma Rousseff en 2016 et l’avènement au pouvoir d’un Président de centre-droit, puis l’élection en 2018 de Jair Bolsonaro vont ouvrir une nouvelle phase dans les relations bilatérales. Le gouvernement de Michel Temer qui assume la direction de l’Etat fédéral brésilien à partir d’août 2016 va s’engager à autoriser des investissements directs étrangers dans des secteurs qui étaient jusqu’alors fermés aux investisseurs non-brésiliens, y compris aux firmes chinoises. Le gouvernement lance un programme de concessions au secteur privé pour des projets d’infrastructures. Les opérateurs étrangers peuvent participer aux appels d’offre. Il s’agit d’attirer les entreprises chinoises qui ont manifesté un intérêt pour tous les projets d’amélioration des infrastructures brésiliennes qui faciliteraient l’exportation de matières premières vers la République Populaire. Le Brésil mise aussi sur ces opérateurs pour moderniser son réseau de production d’élec-tricité et assurer l’essor de la production d’énergies fossiles (pétrole, gaz). Le gouver-nement de Michel Temer annonce également qu’il entend faciliter la création de filiales communes entre les institutions financières brésiliennes et chinoises. En 2017, Haitong, une société d'investissement de Shanghai, fait d’ailleurs l’acquisition de la banque portu-gaise Espirito Santo et entre par le biais des filiales locales sur le marché financier bré-silien.


En 2018, lors de la campagne pour les présidentielles d’octobre, le candidat Jair Bolso-naro multiplie les propos très agressifs à l’égard de la Chine. Il s’engage, s’il est élu, à rom-pre les relations diplomatiques avec Pékin et à rétablir des relations avec Taïwan. Lors de ses interventions, il ne cesse de répéter que la Chine ne veut pas acheter les produits brésiliens mais veut acheter le Brésil. Il indique à plusieurs reprises que son gouverne-ment ne maintiendra pas de partenariat avec des pays communistes. Les autorités chinoises abandonnent alors une posture de discrétion et réagissent en publiant un article dans le journal China Daily. Elles soulignent qu’il n’y a aucune raison pour qu’un "Trump tropical" vienne perturber les relations entre les deux pays.


Une fois élu, le "Trump tropical" est reçu en visite officielle en Chine.


Immédiatement après son investiture, Jair Bolsonaro change de ton. Il annonce qu’il se rendra rapidement en voyage officiel en Chine et qu’il entend assurer la continuité des relations entre Brasilia et Pékin. Le nouveau Président a sans doute découvert une fois élu que le partenariat entre les deux pays s’était institutionnalisé au fil des années et qu’il couvrait désormais une grande diversité de domaines. Loin de limiter aux seuls échan-ges bilatéraux, ce partenariat est aussi une composante essentielle de la politique multi-latérale des deux pays. Brasilia et Pékin ont pris l’habitude de jouer de concert au sein des institutions relevant des Nations Unies. Les deux capitales interviennent de façon concertée à l’intérieur des institutions du système de Bretton Woods (Banque Mondiale, FMI). Le Brésil et la Chine sont deux acteurs majeurs au sein du groupe dit des BRICS. Créée en 2006, cette coalition de 5 pays (l’Afrique du Sud a intégré le groupe en 2012) est un cadre essentiel pour le développement des relations entre le Brasilia et Pékin. Elle confére un poids nouveau sur l’arène internationale à tous les pays qui contestent les institutions internationales dominées par les Etats occidentaux [2].


Avec la fin de la gauche au pouvoir au Brésil, la coalition a perdu de son importance pour Brasilia. Elle conserve cependant un rôle important dans la politique extérieur du Brésil. Les gouvernements qui se sont succédés après la destitution de Dilma Rousseff en 2016 ont maintenu la participation du pays au groupe.


2. Une interdépendance économique asymétrique.


Les deux Etats sont des partenaires commerciaux importants. Les entreprises de la Ré-publique populaire sont par ailleurs d’importants investisseurs au Brésil. Le premier pays d’Asie a commencé à développer des échanges commerciaux significatifs avec l’Amé-rique du Sud à partir de 2000. La Chine cherchait alors à acquérir des matières pre-mières afin d’approvisionner une industrie en plein essor et de couvrir les besoins alimen-taires de sa population. Puissance agro-exportatrice, producteur et fournisseur majeur de minerais, le Brésil a pu ouvrir au fil des années des débouchés de plus en plus impor-tants sur le marché chinois. Le commerce total entre les deux pays atteignait 36,92 milliards d’USD en 2009. Dix ans plus tard, les échanges bilatéraux ont atteint 98,6 milliards d’USD. En 2019, les livraisons des entreprises nationales vers la Chine [3] ont re-présenté en valeur 65,839 milliards d’USD, soit 29,2% du total des recettes d’exportation du Brésil [4].


Deux secteurs majeurs de l’économie brésilienne ont tiré avantage du développement de ces échanges : l’agriculture et les agroindustries d’une part, la production minière d’autre part. Le Brésil est avant tout un fournisseur de soja en grains. Il livre aussi en Chine du minerai de fer, du minerai de cuivre et des ferrailles. Tous ces produits sont considérés comme des matières premières ou des commodités [5].


Exportations brésiliennes vers la Chine en 2019 (en % des recettes totales).

Source : Comex-stat, Ministério da Fazenda.



La Chine est aussi un important fournisseur pour le Brésil. En 2019, le pays asiatique re-présentait 20% des importations brésiliennes. Au début du XXIe siècle, la Chine est devenue un des premiers fournisseurs de produits industriels du monde, tirant avantage à la fois d’une forte compétitivité par les coûts et du recours à des technologies avan-cées. Le pays est depuis vingt ans un redoutable concurrent des industries de nombreux pays moins compétitifs. Sur les années récentes, plus de 90% des importations brési-liennes en provenance de Chine étaient composés de produits manufacturés.


Les relations commerciales entre les deux pays sont donc caractérisées par une asy-métrie marquée. Le Brésil n’est pas parvenu après plusieurs décennies d’industrialisation à devenir une puissance industrielle compétitive [6]. Longtemps isolé de la concurrence internationale, bénéficiant d’un vaste marché intérieur, son secteur manufacturier n’était pas préparé pour faire face aux importations de produits chinois. La croissance de ces importations a accéléré un processus de désindustrialisation déjà engagé. Elle a entraîné des pertes d’emplois bien rémunérés dans le secteur formel. Par ailleurs, les rares branches industrielles brésiliennes compétitives sur le marché international se heurtent à des barrières non-tarifaires lorsqu’elles tentent d’exporter vers la Chine. La forte progres-sion des exportations du Brésil vers la République populaire observée depuis vingt ans est avant tout liée à l’essor des ventes du secteur agro-alimentaire et des industries mi-nières. Pendant de boom des matières premières des années 2004-2010, les revenus dégagés sur la vente de ces produits de base ont pu donner l’illusion d’un décollage économique. En réalité, la croissance des échanges entre le Brésil et la République Populaire s’est réalisée au détriment du secteur manufacturier brésilien qui dégage pourtant plus de valeur ajoutée que les activités primaires.


La Chine est aussi devenue à partir de 2005 un important investisseur étranger au Brésil. Les entreprises publiques et privées de la République Populaire ont commencé à investir (par des créations d’activités ou des prises de participation) dans les secteurs de pro-duction de matières premières énergétiques (pétrole, gaz), minières (y compris terres rares), les infrastructures logistiques, la production d’électricité et diverses activités in-dustrielles. Ces investissements peuvent à terme engendrer des effets de long terme sur la structure productive du pays, effets plus importants que le seul commerce d’exporta-tion. Entre 2005 et la fin 2019, le flux total d’entrées atteint 68,56 milliards d’USD. Sur la période, le Brésil aura été le premier pays sud-américain de destination des investis-sements directs chinois (le pays représente 38,4% des entrées).


3. Un pouvoir brésilien déchiré entre idéologues et pragmatiques.


Depuis qu’il est Président, Bolsonaro ne cesse de balancer entre un discours très critique à l’égard de la Chine et une position conciliante qui semble prendre en compte l’im-portance des relations économiques existantes entre les deux pays. Ernesto Araujo, son ministre des affaires étrangères, et les autres proches du Chef de l'Etat qui traitent de questions internationales ont rompu avec une longue tradition diplomatique brésilienne. Ils ont abandonné la politique d’indépendance par rapport aux grandes puissances que le Brésil a toujours voulu défendre dans le passé. Pendant la campagne, puis après l’élection, la nouvelle Administration fédérale s’est totalement alignée sur la politique extérieure des Etats-Unis et de la Présidence Trump. Concernant les rapports avec la Chine, le gouvernement Bolsonaro pratique systématiquement le grand écart. Les idéo-logues inspirés par la politique de Donald Trump affirment que Brasilia doit suivre à la lettre les initiatives prises par le Président américain sur le terrain international. Ils ont ainsi préconisé un déplacement de l’ambassade du Brésil en Israel de Tel Aviv vers Jerusalem. L’autre pôle de l’exécutif, plus pragmatique et modéré, est représenté par des personnalités comme le général Hamilton Mourão, vice-Président, le ministre de l’éco-nomie Paulo Guedes et la ministre de l’agriculture Tereza Cristina [7].


Cette tension interne au gouvernement fédéral a été relativement contenue au cours de la première année du mandat présidentiel, dans la perspective du sommet des BRICS de Brasilia, tenu en novembre 2019. Pourtant, dès le début de 2020, le pragmatisme affiché un temps par l’Administration Bolsonaro va s’effacer pour laisser la place aux tensions, provoquées ou attisées par le camp des idéologues. Des personnalités proches du Président brésilien vont multiplier les attaques contre la Chine alors que les ministres modérés du gouvernement tentent de concilier cet alignement de plus en plus net de la diplomatie sur les positions de l’Administration Trump et le maintien de relations ac-ceptables avec Pékin. Face à ces attaques, la Chine ne se contente plus de faire le dos rond. Elle réplique. Le renforcement de la coopération entre Brasilia et Pékin semble de plus en plus improbable.


Opérant au plus haut sommet de l’Etat fédéral brésilien, une faction idéologique d’ex-trême-droite s’est donné pour ambition de redéfinir de fond en comble les relations entre le Brésil et la Chine. Influencée par les thèses de l’idéologue Olavo de Carvalho [8] et de la droite radicale américaine (autour de Steve Bannon), cette faction est animée par des personnalités comme Ernesto Araujo (ministre des affaires étrangères) et par le député Eduardo Bolsonaro, fils du chef de l’Etat et président de la commission des relations extérieures et de la défense nationale de la Chambre des députés. Jusqu’en juin 2020, ce groupe comptait aussi dans ses rangs l’ancien ministre de l’éducation Abraham Weintraub. Entre mars et avril de cette année, Eduardo Bolsonaro et le titulaire du porte-feuille de l’éducation ont multiplié les déclarations conspirationnistes contre la Chine, accusant le pays d’être responsable de l’éclosion et de l’expansion de la pandémie de covid-19. Le ministre Weintraub ira même jusqu’à faire des posts clairement racistes sur sa page Twitter. Le titulaire du portefeuille des affaires étrangères et plusieurs leaders parlementaires auront beau répéter que la position du député ne reflétait pas celle du gouvernement. Pourtant, les propos agressifs à l’égard de Pékin, de la Chine et de son régime vont continuer durant toute la première phase de l’épidémie.


Depuis le début de la guerre commerciale et technologique entre les deux grandes puissances mondiales, Washington mobilise ses alliés, encouragés à prendre le parti de l’Administration Trump dans le conflit sino-américain. La faction d’extrême-droite du gou-vernement Bolsonaro ne se fait pas prier. Elle reprend systématiquement à son compte la propagande antichinoise conçue à la Maison Blanche. Elle diffuse ainsi au Brésil la fiction selon laquelle le virus du Covid-19 et l’expansion de l’épidémie seraient des initiatives délibérées de Pékin qui chercherait ainsi à affaiblir le gouvernement Bolsonaro et l’ensemble du camp occidental et anti-communiste. Pour contrer une telle ambition, les "leaders éclairés" de ce camp doivent faire bloc autour du Président américain et s’aligner totalement sur la politique extérieure des Etats-Unis [9]. Les propos diffama-toires tenus par la faction idéologique du gouvernement Bolsonaro ont pour finalité de montrer que le Brésil est un allié solide des Etats-Unis. Ils ont aussi un objectif intérieur. Il s’agit de mobiliser le noyau le plus solide de l’électorat de Bolsonaro, formé de conser-vateurs pro-américains.



Les chefs d'Etat des BRICS réunis en novembre 2019.


Ces idéologues doivent cependant compter au sein du gouvernement avec des person-nalités et des forces politiques qui sont très pragmatiques et se font les relais de groupes de pression très puissants représentant le monde agricole et l’industrie minière. Ce pôle de ministres et de leaders pragmatiques s’efforce de contrecarrer les initiatives répétées prises par le Ministre des affaires étrangères afin d’aligner totalement la politique exté-rieure du Brésil sur celle des Etats-Unis. L’alignement du Brésil de Bolsonaro sur la stratégie internationale de Trump est donc limité et bancal. Dans ces conditions, le pays est incapable de définir une stratégie qui lui permettrait de négocier avec les deux grandes puissances. A chaque fois qu’une attaque est perpétrée contre la Chine par le camp idéologique, l’autre pôle du gouvernement cherche à réduire les dégâts en offrant précipitamment des compensations à Pékin. Le Brésil a ainsi autorisé la participation de la firme chinoise Huawei à l’appel d’offre pour l’octroi des fréquences dévolues à la 5G à la suite de propos diffamatoires tenus par le député Bolsonaro contre Pékin.


A partir d’avril 2020, la diplomatie chinoise va réagir de manière directe aux attaques proférées par des proches de la Présidence brésilienne par la vois de l’ambassadeur re-présentant Pékin au Brésil. Un communiqué de la représentation chinoise ira jusqu’à mettre en doute la santé psychique du député Bolsonaro, soupçonné d’avoir contracté un "virus mental" en rentrant d’un voyage à Miami. Le consul général de Chine à Rio de Janeiro ira plus loin en publiant un article dans la presse locale afin de souligner que la poursuite de l’offensive diffamatoire du député aurait inévitablement des conséquences négatives dans les relations bilatérales.


Les réponses de la Chine aux attaques subies doivent être interprétées à partir du con-texte du conflit entre Pékin et Washington. La République populaire recommande désormais à ses diplomates de passer à l’offensive et de répondre à la propagande anti-chinoise qui se développe dans de nombreux pays et qui, dans le cas du Brésil, a surtout pour finalité de mobiliser les groupes d’électeurs les plus fanatiques du Président. Les collaborateurs de l’ambassade de Chine au Brésil ne se contentent d’ailleurs pas d’arti-cles et de communiqués. Ils ont choisi d’engager des relations directes avec le public brésilien à travers les réseaux sociaux mais aussi en organisant des évènements en partenariat avec le monde universitaire, les think-tanks locaux, la presse nationale. Il s’agit ainsi de souligner, dans le cadre d’échanges et de débats amicaux, l’importance des rela-tions existantes entre les deux pays. Cet effort de création de liens avec la société civile ne se limite pas à l’organisation de séminaires, de colloques ou de rencontres. Il a pris une forme très concrète à l’occasion de la crise sanitaire, lorsque la diplomatie chinoise a engagé une coopération avec les gouvernements des Etats fédérés, des entreprises et d’autres acteurs privés pour lutter contre la pandémie [10].


Les relations entre les deux pays émergents sont devenues un enjeu majeur de politique intérieure au Brésil. Les deux pôles qui s’opposent au sein du gouvernement Bolsonaro ne cessent de multiplier les initiatives pour évaluer et modifier le rapport de force. A la fin mars, le front parlementaire du secteur agricole, formé par 300 députés et sénateurs du Congrès fédéral publiait une lettre soulignant qu’il n’était pas possible d’accepter que des déclarations et attaques mettent en péril la relation bilatérale entre les deux Etats. Les élus ajoutaient être prêts à faire obstacle à toute menace qui affecterait les bonnes relations entre le Brésil et la Chine. Quelques semaines plus tard, le 28 avril, les ministres des affaires étrangères des BRICS étaient réunis en vidéo-conférence. A l’occasion, le ministre chinois a critiqué la polarisation et les tensions créées pendant la pandémie. Il a souligné la nécessité de renforcer la coopération internationale et les institutions multi-latérales compétentes. Cela n’a pas empêché le gouvernement brésilien de menacer, quelques semaines plus tard, de sortir de l’OMS, c’est-à-dire de suivre à la lettre la politique de l’Administration Trump.


Plus récemment, le Président Bolsonaro a tenté de remettre en cause la coopération déjà très avancée entre une entreprise chinoise qui met au point un vaccin contre le covid-19 et les équipes scientifiques de l’Institut Butantã, de São Paulo. Comment évo-lueront les relations politiques entre le Brésil et la Chine dans les prochaines années ? A première vue, la faction idéologique du gouvernement Bolsonaro devrait désormais représenter une menace moins forte. Elle vient de perdre son principal inspirateur, avec la défaite de D. Trump aux élections présidentielles de novembre. Pourtant, après les élections municipales récentes au Brésil, le chef de l’Etat est fragilisé sur le plan intérieur. Il sera confronté dans les mois à venir à une crise économique et sociale majeure. Il peut choisir une nouvelle fois la radicalisation, revenir à une posture d’affrontement avec les autres institutions et utiliser la Chine comme bouc-émissaire de toutes les difficultés ren-contrées.


Le scénario n’est pas à exclure. Les partisans du maintien de bonnes relations avec la Chine le savent. Ils savent aussi que cette politique agressive à l’égard de la République Populaire est particulièrement inopportune aujourd'hui. L’économie chinoise a repris rapidement une dynamique de croissance après l’épidémie de covid-19. Les dirigeants du pays esquissent une nouvelle stratégie de développement pour la période qui com-mence. Ils privilégient désormais une croissance plus autocentrée, moins liée à une globalisation qu’ils considèrent comme fragilisée. Le gouvernement de Xi Jinping prend de nouvelles initiatives internationales qui pourraient fragiliser les relations avec le Brésil dans l’avenir : l’initiative Belt and Road [11] lancée en 2013 commence à prendre forme. La Chine négocie et signe de nouveaux accords commerciaux. Elle peut demain accroître son commerce avec les Etats-Unis si les relations entre les deux grandes puissances de-viennent moins erratiques après le départ de Donald Trump. Tous ces éléments peuvent menacer à moyen terme les débouchés conquis par le Brésil sur le marché chinois.


On tentera de montrer dans un prochain article que cette menace est réelle en prenant appui sur l’exemple du secteur agricole brésilien.


(à suivre).



 

[1] Depuis la création de ce programme de coopération technologique, cinq satellites ont été lancés - en 1999, 2003, 2007, 2013 et 2014. [2] Ce club de pays émergents est aussi censé permettre aux pays membres d’esquisser les bases d’un nouvel ordre multilatéral qui ne serait plus sous la tutelle des seules puis-sances occidentales. En 2014, lors du sommet de Fortaleza au Brésil, les gouvernements des BRICS annoncent la création d’une Nouvelle banque de développement (NBD) concurrente de la Banque Mondiale et destinée à financer l’infrastructure et les projets de développement dans les pays membres et d’autres pays en développement. Ils confirment encore la mise en place d’un système de réserves en devises (le BRICS Contingent Reserve Arrangement, CRA, avec une réserve de 100 milliards de dollars au départ). La Chine et le Brésil semblent ainsi s’organiser avec leurs partenaires émergents pour envisager un système financier international entièrement nouveau, fondé sur une coopération mutuelle et l’indépendance des pays en développement par rapport aux nations occidentales qui dominent les institutions issues des accords de Bretton Woods. [3] Y compris Hong-Kong et Macao. [4] Par comparaison, l’ensemble des pays de l’Union européenne représentait alors (avec 32,9 milliards d’USD de recettes) 14,61% des exportations brésiliennes. La part des Etats-Unis était en 2019 de 13,18%. [5] Le conflit commercial entre la Chine et les Etats-Unis lancé sous l’Administration Trump a profité au Brésil. La Chine a réduit ses importations agricoles en provenance des États-Unis. Les exportateurs agricoles très compétitifs du Brésil ont pris le relais avec en-thousiasme. [6] Depuis les années 1930, l’essor de l’industrie lourde et des activités manufacturières a été soutenu et protégé par l’Etat. Peu ou pas spécialisé, le secteur manufacturier a été encouragé à investir dans toutes les activités qui permettaient de substituer des impor-tations. [7] Lorsque l’hypothèse d’un déplacement de l’ambassade a été évoquée, ce second pôle est immédiatement intervenu auprès du chef de l’Etat. Le vice-Président a souligné qu’une telle initiative pourrait conduire à une nette détérioration des relations avec le monde arabe, grand débouché pour les produits agricoles et alimentaires brésiliens. Les organisations professionnelles de l’agriculture et les associations représentant les agro-industries sont opposées à toute politique d’hostilité à l’égard de la Chine. Leurs respon-sables et tous les experts informés des réalités du commerce international savent que les Etats-Unis ne représenteront jamais une alternative en termes de débouché pour les produits agricoles brésiliens. [8] Ancien journaliste, influenceur sur les réseaux sociaux, auto-proclamé philosophe, Olavo de Carvalho est le gourou de la famille Bolsonaro. Il préconise une lutte contre le communisme qui continuerait à menacer l’ensemble du monde occidental. [9] En mars 2020, Washington et Brasilia ont signé un accord de coopération militaire destiné à renforcer les liens entre les deux pays dans le domaine de la sécurité et à mon-trer que dans le contexte des tensions entre la Chine et les Etats-Unis, le Brésil choisis-sait son camp. [10] Face à la politique brouillonne et inefficace conduite par le gouvernement fédéral brésilien pour affronter le covid-19, les Etats fédérés et des municipalités ont engagé des actions locales avec l’appui de la Chine. En dépit des tensions diplomatiques vives entre les deux Etats créées par l’Administration fédérale brésilienne, Pékin a organisé des dons de matériels et d’équipements sanitaires (plus de deux tonnes). A l’intérieur du Brésil, le Consortium du Nord-Est qui réunit tous les Etats de la région s’est doté d’un comité scientifique et a sollicité directement l’appui de la Chine en soulignant la compétence démontrée par le gouvernement chinois dans la lutte contre la pandémie. [11] La Belt and Road Initiative, ou "Nouvelle route de la Soie" est un projet majeur initié par la Chine. Il vise à accroitre la connectivité et la coopération de la région eurasiatique, principalement via des infrastructures et des accords commerciaux ambitieux. Pour la Chine, il s'agit notamment d'une réponse à une importante surcapacité industrielle ainsi qu'une manière d'étendre son influence géopolitique. Pour les pays partenaires souffrant souvent d'un déficit en infrastructures, les perspectives de croissance et d'inclusion sont importantes, tempérées toutefois par d'importants risques d'insoutenabilité de la dette. De même, les risques politiques, sécuritaires, sociaux et environnementaux (instabilité politique, corruption, terrorisme notamment) interrogent sur la viabilité de l'initiative en l'absence de réformes complémentaires visant à améliorer les institutions et le cadre politique.

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