top of page

Lula 3, premier acte : le populisme entravé(6).


Un vieux film qui ne fait plus recette.



Au cours des premiers mois du mandat présidentiel, les observateurs ont tous annoncé le programme pour les quatre ans à venir : Lula allait jouer un remake de la "nouvelle matrice économique", ce menu hétérodoxe imposé il y a plus d’une décennie par la Présidente de gauche Dilma Rousseff. Dès son investiture, le vieux leader avait abattu ses cartes. Le Brésil retrouverait la croissance en renouant avec un modèle de développe-ment piloté par l’Etat. C’est à l’Etat qu’il revenait de doper une économie léthargique en soutenant la demande par un accroissement de la dépense publique, quitte à accepter une progression des déficits et de la dette. C’est à l’Etat qu’incombait la mission de relan-cer l’industrie, de financer (par des prêts bonifiés) le réveil des secteurs manufacturiers traditionnels (automobile, pétrochimie). Plus question de privatisations. Le secteur de production de biens et de services contrôlées par la puissance publique devait être renforcé et élargi. C’est l’effort d’investissement engagé par les firmes d’Etat pilotées par un pouvoir forcément éclairé et rationnel qui allait commander le développement de fi-lières nouvelles (énergies propres) ou plus anciennes (construction navale).


Lula n’avait donc pas manifesté une imagination excessive. Il proposait aux Brésiliens (dont la grande majorité ne partageait guère les idées de gauche) un remake de la dé-sastreuse "nouvelle matrice économique", ce programme dirigiste et nationaliste qui avait conduit au retour de l’inflation et à une grave récession sous Dilma Rousseff (2011-2016). La dureté des faits n’a pas conduit le Président à réviser même à la marge son "logiciel idéologique". Il continue à suivre le catéchisme de ces économistes dits hété-rodoxes (nombreux au sein des formations politiques de gauche) qui observent et ana-lysent le champ économique à partir du concept de lutte des classes. Pour ces Diafoirus de la macroéconomie, l’inflation, le niveau élevé des taux d’intérêt, la précarité de la majorité des emplois, la stagnation de l’activité et les inégalités sociales sont les conséquences d’une conspiration des grandes entreprises et de tous les rentiers, adeptes d’un "néo-libéralisme" destiné à nuire au camp des masses populaires, au monde du travail.


Au dogmatisme idéologique s’ajoute

une forme de cécité par rapport aux mutations

de l’économie et de la géopolitique globales.


Depuis son investiture, Lula a repris à son compte cette rhétorique en centrant ses atta-ques sur la politique monétaire restrictive conduite par la Banque Centrale. Selon le Pré-sident, l’Institut d’émission ne cherche pas ainsi à freiner l’inflation, à garantir la crédibilité de sa politique de ciblage, à améliorer la confiance des acteurs économiques. Il agit au service des rentiers, d’une "élite" qui préfèrerait s’enrichir sur le dos des pauvres (privés d’accès au crédit en raison de taux d’intérêt élevés). En dénonçant de manière récurrente ce complot, en affichant une farouche volonté de réduire les taux d’intérêt, Lula lutterait en faveur des Brésiliens les plus modestes. Ses partisans n’hésitent pas à remettre en cause l’autonomie de la Banque Centrale sans se soucier le moins du monde des consé-quences que pourrait avoir l’abandon d’un tel statut (adopté en 2021). L’histoire récente a montré qu’une flexibilisation de la politique monétaire imposée par le gouvernement ne relance pas durablement la croissance. Elle entraîne une sortie des investisseurs étran-gers, la dépréciation de la monnaie nationale, un regain d’inflation, une instabilité éco-nomique plus grande et des difficultés accrues rencontrées par le Trésor pour refinancer la dette publique et par les entreprises pour se développer. Les taux à long terme s’élèvent. L’investissement productif stagne ou s’affaisse. Les perspectives d’emploi se dé-gradent. Les déficits publics créés par la politique dite de relance ne sont résorbés qu’au prix d’un effort de discipline budgétaire contraignant. La dérive inflationniste n’est maîtri-sée que par l’abandon brutal et net du laxisme monétaire imposé par le pouvoir.


Rythme annuel de progression du PIB (% par an).

Source : IPEA.


Au dogmatisme idéologique s’ajoute une forme de cécité par rapport aux mutations de l’économie et de la géopolitique globales. Le Président semble croire que le monde de 2023 est le même que celui qu’il avait connu au cours de ses deux premiers mandats, entre 2003 et 2010. A l’époque, l’économie brésilienne était poussée par des vents très favorables. Sur les marchés internationaux de matières premières, avec l’envolée de la demande chinoise, les prix engageaient un cycle de hausse qui semblait ne pas avoir de fin. La liquidité globale favorisait un afflux d’investissements étrangers dans les pays que l’on commençait à qualifier d’émergents. Pendant plusieurs années consécutives, les cours mondiaux élevés des denrées agricoles, des minerais et du pétrole ont garanti au Brésil des revenus d’exportation considérables et des recettes fiscales appréciables. Le gouvernement Lula avait pu engager une politique économique basée de plus en plus sur la dépense publique, sur le financement par l’Etat d’un crédit subventionné, sur l’essor disproportionné des investissements à l’initiative des entreprises du secteur nationalisé. La création d’emplois (essentiellement pour les travailleurs peu qualifiés du secteur des services), la résorption spectaculaire du chômage et la hausse des salaires ont permis d’intégrer au marché national de nouveaux consommateurs issus des classes les plus modestes. Le cercle apparemment vertueux d’une croissance portée par la consomma-tion occultait un problème de fond : l’affaiblissement de l’industrie nationale et la dimi-nution de la productivité… Pourtant, grâce à cette croissance, le Président assurait sa popularité. Il pouvait ainsi compter sur l’appui sûr d’une majorité de parlementaires peu enclins à con-tester un leader très populaire.


Le seul programme économique et social

de Lula : un retour à l’âge d’or des années 2000.


Ce monde n’existe plus. A la dynamique de globalisation a succédé un mouvement de fragmentation de l’économie mondiale en blocs régionaux. La Chine est entrée dans une phase de croissance plus lente. La pandémie du Covid a fortement perturbé le fonction-nement des filières de production internationalisées. Avec la guerre en Ukraine, les ten-sions sur les marchés de l’énergie et dans le secteur alimentaire favorisent une inflation persistante. Dans les pays occidentaux, les autorités monétaires renouent avec une po-litique de taux d’intérêt réels positifs. Les vents d’hier étaient favorables. Les vents d’au-jourd’hui freinent l’économie brésilienne. La conjoncture économique globale n’est pas favorable au recours à une politique d’expansion de la dépense publique.


Dès sa campagne, Lula a promis le retour à l’âge d’or des années 2000. C’est le seul pro-gramme économique et social qu’il a confirmé une fois élu, montrant ainsi qu’il n’avait pas d’autre carte dans son jeu. Passé le tout début du mandat, le Président a perçu que cette promesse ne pouvait pas être tenue, qu’il ne pourrait pas offrir un remake de la "nouvelle matrice économique", qu’en poursuivant une politique économique dite de gauche, il ne parviendrait pas à terminer son mandat. Les leaders et forces politiques dits du Centrão dont il s’était assuré le soutien il y a vingt ans s’opposent désormais à un remake du populisme économique d’hier.


Une gauche minoritaire, un Congrès plus puissant.


Depuis janvier dernier, tout dans le comportement du Président et de son Administration montre qu’ils ont décidé d’ignorer une réalité pourtant évidente : Lula a été élu pour em-pêcher Bolsonaro de rester à la tête du pays. Il n’a pas été élu pour mettre en œuvre le programme économique et social du Parti des Travailleurs (PT). Le chef de l’Etat agit pourtant comme si tous ceux qui ont porté leurs suffrages sur son nom au second tour étaient des militants convaincus du PT. Grisé par un succès électoral pourtant très serré, il n’a pas vu que le vote de la majorité à la présidentielle a été comme rééquilibré aux élections législatives, lorsque la population a choisi un Congrès fédéral où la gauche est très minoritaire. Le parti de Lula détient 68 sièges sur un total de 513 à la Chambre des députés (13,2%). Le chef de l’Etat peut compter sur le soutien fidèle d’à peine 130 élus (25% du total des sièges). A la Chambre haute, la gauche gouvernementale n’est repré-senté que par 8 sénateurs (sur 81). En soi, cette arithmétique parlementaire défavorable suffirait à fragiliser l’exécutif. Mais il y a plus désormais. Le congrès de 2023 est très diffé-rent de celui qu’a connu Lula il y a vingt ans pour deux raisons.


Le régime politique brésilien est devenu

un régime semi-présentiel informel…..


L’institution législative a acquis des prérogatives et une capacité d’initiative nouvelles au cours des trois dernières mandatures présidentielles, marquées par l’affaiblissement du pouvoir exécutif. Cette évolution a été très nette sous le gouvernement de J. Bolsonaro, notamment à partir de la crise sanitaire en 2020. Les parlementaires ont alors tenté de compenser l’impéritie du chef de l’Etat et du gouvernement en imposant à ces derniers des mesures sociales et de soutien de l’activité économique. Pendant la crise et ensuite, menacé par des procédures en destitution, le Président Bolsonaro a dû faire d’impor-tantes concessions au Congrès en abandonnant alors aux leaders politiques des deux chambres la responsabilité de l’affectation et de l’utilisation de crédits budgétaires im-portants. Pour s’assurer du soutien des partis dits du Centrão, Bolsonaro n’a pas eu d’autre issue que d’accepter le renforcement de la capacité d’initiative des Présidences des deux institutions parlementaires, désormais en charge de la répartition auprès des élus d’enveloppes budgétaires destinées à financer des investissements dans leurs circons-criptions. Ces évolutions ont profondément modifié l’équilibre entre le pouvoir exécutif et l’institution législative. Le régime présidentiel brésilien est devenu un régime semi-présidentiel informel. Députés et sénateurs ne sont plus des élus que l’exécutif peut in-fluencer à sa guise. Les parlementaires n’acceptent plus que les textes adoptés par le Congrès soient remis en cause et révisés par le gouvernement. Les projets de lois pré-sentés par l’exécutif sont largement amendés, revus, réorienté ou….refusés. Les mesures provisoires (voir plus loin) peuvent être rejetées par le Congrès. Les élus peuvent révo-quer des décrets présidentiels.


Répartition des sièges et soutien au Président à la Chambre des députés.

Source : site Poder 360.


Le Congrès n’est pas disposé à abandonner le nouvel espace politique qu’il a conquis [1]. Les élus veulent que la part des crédits allouée aux amendements qu’ils présentent lors de la discussion de la loi budgétaire annuelle soit accrue, au détriment des crédits con-trôlés et libérés par le seul exécutif. Ils entendent ainsi favoriser directement leurs cir-conscriptions et leurs assises électorales. Lula subit une pression croissante de la part du Congrès pour qu’il accepte une nouvelle version du "budget secret" après que le STF ait invalidé le mécanisme dans sa forme la plus récente au début de l'année 2023 [2]. Avant même d'entrer en fonction, le président élu a rapidement renforcé ses relations avec les présidents du Sénat (Rodrigo Pacheco, PSD) et de la Chambre des députés (Arthur Lira, PP), en soutenant la réélection des deux chefs du Centrão aux présidences des deux as-semblées. Une fois de plus, l'administration devra trouver un nouveau mécanisme pour séduire le Centrão si elle souhaite faire passer des lois.


Le Congrès actuel est aussi une institution au sein de laquelle les antagonismes idéolo-giques sont plus marqués que dans le passé. Cette radicalisation est la traduction au niveau de la vie parlementaire de la forte polarisation politique de la société brésilienne. Un large secteur de l’opinion déçu par la gauche d’hier ou de droite modérée s’oppose aux courants socialistes, communistes ou d’ultra-gauche devenus minoritaires. Cette ma-jorité refuse le dirigisme et l’interventionnisme en économie. Aux prétentions de transfor-mation du monde par la conquête du pouvoir encore affichées par la gauche, aux soli-darités de la lutte collective, cette majorité préfère la réussite financière individuelle. Attachée à la préservation de la famille traditionnelle, elle croit à l’ascension sociale par le mérite. L’universalisation des technologies numériques et l’essor des réseaux sociaux ont ouvert de nouvelles opportunités à ces millions de Brésiliens. Ils ont opté pour une activité indépendante. L’ascension irrépressible du pentecôtisme évangélique (qui dé-fend les valeurs morales traditionnelles et valorise le salut individuel) a renforcé cette majorité. Elle rejette une gauche qui défend les minorités (sexuelles, ethniques) ; les in-térêts du salariat traditionnel et les corporations protégées par l’Etat. L’antagonisme entre les deux univers est de plus en plus marqué.


A la fièvre obsidionale qui s’est emparée des partisans de Lula

correspond un raidissement idéologique des partis du Centrão.


Le Congrès issu des élections d’octobre a souvent été présenté comme un Congrès à majorité bolsonariste. Ce jugement est équivoque. En réalité, qu’ils appartiennent claire-ment à la droite ou au centre-droit, qu’ils intègrent des formations purement clientélistes, la plupart des élus sont désormais en phase avec les aspirations de majorité des Bré-siliens en matière d’économie, de questions morales ou de rapport aux traditions. Certes, la majorité des parlementaires (de 60% à 70% du total) appartenant au Centrão, reste très sensible aux opérations de séduction que lance l’exécutif pour conforter sa majorité. Ce conglomérat de clans organisés autour de parrains et de notables régionaux réunit des élus qui peuvent fournir un appui plus ou moins solide et durable aux détenteurs du pou-voir exécutif. A condition qu’ils reçoivent en échange les postes et le contrôle de crédits budgétaires attendus. Néanmoins, avec le retour de la gauche au gouvernement, les talents de contorsionniste des élus du centrão semblent s’être émoussés. A la fièvre obsidionale qui s’est emparée des partisans de Lula correspond un raidissement idéologique des partis du centrão. Dépendants d’un électorat qui s’est radicalisé, les parlementaires les plus opportunistes ne peuvent plus se permettre de soutenir systématiquement un gouvernement de gauche minoritaire. Le ralliement ne peut être que très ponctuel, concerner des personnalités isolées, plus sensibles que d’autres à la "générosité" de l’exécutif.


Une succession de revers.


Depuis l’ouverture de la session parlementaire, le gouvernement Lula accumule les dé-routes face un Congrès plus puissant qu’hier. L’offensive du pouvoir législatif se joue sur plusieurs fronts. Une majorité d’élus a décidé en avril et mai dernier d’ouvrir deux com-missions parlementaires d’enquête dont les débats gênent sérieusement l’exécutif. La première concerne les liens qui existent entre les forces politiques de gauche (no-tamment le Parti des Travailleurs de Lula) et le Mouvement dit des "Paysans sans Terre" (MST). Le gouvernement est soupçonné de favoriser les invasions de propriétés agricoles organisées par le MST, de contribuer au financement de l’organisation, de l’utiliser pour fragiliser les organisations agricoles officielles. La seconde commission d’enquête réunit des élus de la Chambre des députés et du Sénat. Elle doit identifier les responsables du mouvement insurrectionnel du 8 janvier dernier, à Brasilia. L’invasion et de bâtiments offi-ciels et les déprédations réalisées sont clairement imputables à des groupes bolsona-ristes. La facilité avec laquelle ces insurgés ont pu agir permettent de supposer qu’ils ont bénéficié de la duplicité ou de l’incompétence de services de sécurité relevant du gou-vernement fédéral.


Le second front consiste à repousser des textes présentés par le gouvernement, à en ajourner l’examen ou à annoncer clairement que des projets annoncés seront rejetés. La première grande défaite de l’exécutif a eu lieu le 3 mai dernier, lorsque 295 députés ont révoqué des décrets présidentiels qui remettaient en cause une loi adoptée par le Con-grès en 2020. Statuant sur l’organisation des services d’assainissement de base, le texte ouvre les procédures d’appel d’offres organisées par les collectivités locales aux firmes privées. Il introduit donc la concurrence dans un domaine crucial pour l’amélioration des conditions de vie des Brésiliens les plus modestes. Les décrets proposés par Lula vi-saient à réserver les marchés locaux à des prestataires publics dont l’inefficacité et l’im-péritie n’est plus à démontrer (près de 50% des Brésiliens n’ont pas accès au tout à l’égout et au traitement des eaux usées). Sur le total des députés qui ont alors refusé les alté-rations à la législation de 2020 voulus par Lula, on a compté de nombreux élus affiliés à des partis représentés au sein de l’exécutif [3].




Fin mai, l’exécutif subissait encore une défaite lorsque la Chambre des députés approu-vait un projet de loi visant à limiter la reconnaissance de nouvelles terres réservées au seul usage de communautés indiennes. Le texte, dit du marco temporal a été approuvé par 283 voix contre 155 [4]. Il établit que les indiens autochtones ne peuvent revenviquer un droit d’usage que sur les terres qu'ils occupaient au moment de la promulgation de la Constitution de 1988 [5]. Ils ne pourront donc pas remettre en cause le droit de propriété de millions d’agriculteurs de tous profils en faisant état d’une occupation plus ancienne, mal documentée, difficile à prouver. L’insécurité juridique dont pâtissent les exploitants agricoles actuels sera donc limitée. Une injustice historique ne sera pas réparée par une nouvelle injustice. La chambre basse a accéléré l'adoption du projet de loi en recourant à une procédure d'urgence, en vertu de laquelle il pouvait être voté directement en séan-ce plénière, sans passer au préalable par des commissions.


Le Congrès redistribue les compétences

entre titulaires de portefeuilles ministériels.


La mesure provisoire (M.P.) est un acte juridique arrêté par le Président de la République, en général dans un contexte marqué par l’urgence. Cet acte a force de loi et a donc un effet immédiat. Néanmoins, pour être converti définitivement en loi, il doit être discuté et voté par les deux chambres du Congrès, avant sa date d’expiration. Sa durée de validité est de soixante jours, renouvelable pour une période identique [6]. Le 1er janvier dernier, jour de son investiture, le Président Lula a édité une mesure provisoire portant sur la composition du nouveau gouvernement (nombre de ministères, désignation des titu-laires de portefeuilles) et sur les compétences attribuées à chaque nouveau ministre. Le Congrès a profité de cette occasion à la fin mai dernier pour signifier au chef de l’Etat que son pouvoir était devenu très relatif, même lorsqu’il s’agit de définir l’organisation de son gouvernement.


Les parlementaires ont d’abord repoussé la discussion du contenu et le vote aux tous derniers jours de la durée de validité, soit à la fin mai, c’est-à-dire juste avant la fin de la période de 120 jours qui courait depuis l’ouverture des travaux parlementaires le 2 février 2023. La majorité des députés et des sénateurs ont aussi voulu marquer de profonds dé-saccords politiques avec le gouvernement en modifiant les attributions des Ministères de l’environnement et des Peuples Indigènes. Le premier perd la responsabilité du suivi du Cadastre Environnemental Rural, le principal dispositif de contrôle du respect par les agriculteurs des normes de préservation de l’environnement. Le second (un portefeuille nouveau créé par Lula) n’est plus compétent pour conduire la politique de démarcation de nouvelles terres attribuées aux communautés indiennes. Cette politique sera mise en œuvre et pilotée par le Ministère de la Justice.


Ces deux amendements majeurs de la mesure provisoire du 1er janvier ont évidemment une signification politique. Ils traduisent la forte influence au sein des deux chambres du groupe interparlementaire formé par les élus proches du secteur agricole et agro-indus-triel (la bancada ruralista). Ce groupe réunit aujourd’hui 251 députés et 31 sénateurs (la plupart appartenant à la droite ou aux partis dits du Centrão), sur un total de 594 parle-mentaires. En encourageant ses pairs à retirer à la Ministre Marina Silva (environnement) toute compétence en matière de suivi des règles environnementales par le monde agri-cole, la bancada a voulu que la gestion du foncier sur les exploitations ne soit pas placée sous la mire des experts militants qui entourent la ministre. En recommandant de priver le nouveau ministère des peuples indigènes de la compétence qu’il avait en matière de démarcation de nouvelles terres, la bancada a souhaité qu’un ministère plus neutre (celui de la Justice) conserve cette attribution.


Lula et ses 37 ministres lors de la cérémonie d'investiture du 1er janvier 2023.


Cette succession de revers gouvernementaux n’est pas étonnante si l’on s’en tient à l’arithmétique parlementaire mentionnée plus haut. Elle surprend cependant quand on considère les efforts réalisés par l’exécutif pour tenter de rallier des élus qui n’appar-tiennent pas à la gauche. Après avoir condamné pendant sa campagne le dispositif dit du "budget secret", Lula a réintroduit sur les derniers mois un mécanisme très proche. Le parlementaire disposé à voter tel ou tel texte gouvernemental reçoit en toute discrétion (le bénéficiaire et la destination exacte ne sont pas connus) des fonds libérés par l’exé-cutif et affectés aux projets d’investissement choisis par l’élu dans sa circonscription. Il y a bien sûr aussi des ralliements au gouvernement dont la contrepartie est l’occupation de postes de responsabilité au sein des administrations centrales, des agences fédérales et des entreprises publiques. Sur ces deux plans, le gouvernement ne ménage pas sa peine. Pourtant les résultats sont décevants. Les élus du Centrão qui se laissaient facile-ment séduire hier (sous le gouvernement Bolsonaro et avant) sont plus rétifs ou trop gourmands aujourd’hui.


Deux obstacles au populisme économique de gauche.


Le Brésil dérive depuis des années vers une sorte de parlementarisme informel avec lequel les instituions législatives accumulent au fil du temps un pouvoir croissant sans être confrontés aux contraintes du régime (existence d’un premier ministre responsable devant la représentation nationale, dont la pérennité au pouvoir dépend d’une majorité stable). Au sein du Congrès existant aujourd’hui, sous la conduite de leaders puissants comme le Président de la Chambre des députés, la grande masse des parlementaires est opposée au dirigisme étatique auquel entend revenir Lula. Ces élus n’ont pas cessé de répéter qu’ils n’accepteraient pas de revenir sur les réformes d’inspiration libérale qui ont été adoptées depuis 2016. Ce sont ces deux réalités qui rendent désormais très im-probable la mise en œuvre sur le troisième mandat de Lula d’une politique économique qui serait la reprise de la "nouvelle matrice" de triste mémoire.


Les premières frictions entre le gouvernement et la majorité parlementaire au sujet de la loi libéralisant les services d’assainissement des eaux montre que le périmètre du sec-teur public productif (très large au Brésil) pourra difficilement être étendu. Les parle-mentaires refusent toute remise en cause des privatisations déjà réalisées. Ils acceptent mal le coup d’arrêt mis aux privatisations en cours [7]. Lula rejette par exemple l’ouverture du capital du groupe Eletrobras (premier producteur d’énergie électrique du sous-con-tinent) aux investisseurs privés brésiliens et étrangers intervenue en 2022. L’Etat fédéral avait alors cédé ses parts, par le biais d'une augmentation de capital et d'une sous-cription publique d'actions. Il ne détient plus aujourd’hui que 43 % du capital de la firme et ne dispose plus que de 10% des voix dans les assemblées d’actionnaires. Les élus de droite et du Centrão qui ont voté cette privatisation partielle ne sont pas des libéraux fa-natiques. La gauche qui s’est opposée à cette évolution n’est pas le défenseur de la souveraineté énergétique qu’elle prétend être. Chaque camp fait un calcul politique.


Une majorité de Brésiliens s’oppose

désormais au capitalisme de copinage.


Tout ce monde sait parfaitement que les firmes du secteur public assument en général très mal leurs missions officielles, qu’elles sont fréquemment déficitaires et lourdement endettées. Ainsi Eletrobras a été dans le rouge pendant plusieurs années avant 2021. Criblé de dettes, le groupe a dû vendre plusieurs filiales avant la privatisation partielle de 2022 [8]. Qu’ils soient de droite ou de gauche, la plupart des leaders et des forces poli-tiques préfèrent à la loi du marché un capitalisme de copinage dominé par des entre-prises publiques et isolé de la concurrence internationale. Dans ce système hybride, les nombreuses firmes d’Etat sont utilisées pour distribuer des faveurs. Elles permettent aux leaders politiques de placer à des postes-clés leurs amis et protégés. Achats et investis-sements réalisés bénéficient d’abord aux opérateurs privés qui savent arroser les leaders politiques qui leur ouvrent des marchés. Le secteur public de l’industrie et des services est encore un énorme vivier d’emplois protégés dont les bénéficiaires constituent la base de syndicats puissants. Si elles répondent souvent très mal aux besoins de la population qu’elles sont censées servir, les entreprises nationalisées assurent plus efficacement que les acteurs privés des fonctions officieuses essentielles dans un système politique clien-téliste. Les partis de gauche s’accrochent à ce capitalisme de copinage parce que leur sphère d’influence et leur vivier de recrutement sont désormais restreints au salariat protégé, à la fonction publique, aux populations assistées des régions du Nord ou du Nord-Est.


La droite et les élus du centrão favorables aux privatisations tiennent aussi compte de l’évolution de leur base sociale. Certes, les leaders politiques de ce camp répètent (à juste titre) que l’Etat n’est pas un bon allocateur de ressources, qu’il est moins efficace que les acteurs privés dans la plupart des domaines, qu’il n’a plus les moyens d’investir, etc…Ces leaders obéissent aussi à une autre contrainte. Ils n’ignorent pas que la majorité des Brésiliens n’est plus favorable au développement des entreprises d’Etat devenues au fil des années symboles d’inefficacité, de clientélisme et de corruption. Cette majorité se souvient de la gestion tortueuse de géants comme Petrobras par la gauche à la fin des années 2000 et au début de la décennie suivante. Elle ne vit pas dans une économie protégée, affronte la concurrence, s’enrichit parfois. Elle connaît aussi souvent l’infor-malité, la débrouille et la précarité. Dans ce Brésil majoritaire, les nouvelles générations ont grandi en découvrant que le capitalisme de copinage affectionné par la gauche per-mettait de défendre les corporatismes et l’essor d’une corruption effrénée. Au capitalisme de connivence, elles préfèrent la loi et la transparence du marché. Une étude récente de l’institut Datafolha montre que le soutien de l’opinion aux privatisations est de plus en plus important, notamment au sein des classes d’âge les plus jeunes (63% des Brésiliens de moins de trente ans estiment que les entreprises privées fournissent de meilleurs produits et services que les firmes publiques). La majorité parlementaire qui a voté la pri-vatisation partielle d’Eletrobras en 2022 est plus forte au sein du Congrès actuel. Elle est en phase avec la majorité des électeurs qui veulent une économie davantage orientée par le marché, ne croient plus au tout-Etat, refusent la bureaucratie.


Brasilia : l'axe monumental (sièges des ministères) et la place des trois pouvoirs au fond.


Au début sa troisième présidence, Lula doit choisir

entre deux options pour sa politique économique.


Mutation du système politico-institutionnel, radicalisation à droite d’une grande partie de la société : ces deux facteurs condamnent le nationalisme économique et le renforce-ment du capitalisme de connivence prônés par Lula à rester des discours, les rêves d’un leader âgé qui n’a pas compris et suivi les mutations du monde sur lequel il croit avoir encore prise. Le pronostic peut sembler bien rapide et trop définitif. Lula ne paraît pourtant pas totalement impuissant face à ce Congrès rétif à la gauche. Son ministre de l’économie n’est-il pas parvenu en mai dernier à faire adopter à la chambre des députés une loi importante, celle qui fixe les nouvelles règles de discipline budgétaire ? Le texte adopté valide en effet les principaux éléments de la proposition du gouvernement. Les parlementaires ont cependant rigidifié les normes budgétaires, répondant aux critiques sur l’absence de sanction pour le gouvernement en cas de non-respect des objectifs de solde primaire fixés [9]. Le dispositif est un garde-fou. Il ne permettra sans doute pas de freiner la progression de la dette publique. La loi a été votée par une très large majorité de députés (372 contre 108). Pourtant, cet apparent succès de l’exécutif est la dé-monstration éclatante de sa grande vulnérabilité face au pouvoir parlementaire. De nombreux élus de gauche ont rejeté le texte. En mobilisant de larges secteurs de la droite, du centre-droit et des élus du Centrão, le Président de la chambre a fait une démonstration de force. Il a d’abord montré aux marchés et aux investisseurs qu’il pouvait faire adopter un projet destiné à limiter la dérive des finances publiques et rassurant par rapport à la prodigalité budgétaire affectionnée par la gauche. Il a ensuite rappelé à Lula qu’il pouvait construire des majorités.


Moins de six mois après le début de sa troisième présidence, deux options s’offrent à Lula en matière de politique économique et sociale. La première serait de poursuivre la dé-marche engagée avec la loi de discipline budgétaire : ne présenter que des textes ac-ceptables pour le Congrès, se soumettre à une majorité parlementaire que ne croit pas à l’économie dirigée et aux vertus de l’étatisation. L’autre voie que semble désormais vouloir emprunter le chef de l’exécutif est de recourir au pouvoir judiciaire, de solliciter la Cour Suprême pour qu’elle appuie le gouvernement et s’oppose elle aussi au Congrès. Les circonstances peuvent sembler favorables. Plusieurs des magistrats de cette instan-ce supérieure ont été nommés par Lula dans les années 2000. Le chef de l’Etat doit indiquer deux nouveaux membres du STF avant la fin 2003. Lula pourrait donc judicialiser tous les contentieux qui l’opposent et pourraient l’opposer au Congrès. Le gouvernement Lula 3 a d’ailleurs déposé un recours en inconstitutionnalité auprès du STF pour con-tester le modèle de privatisation d'Eletrobras. En principe, le gouvernement remet en cause "seulement" une clause qui réduit à 10% des voix la participation de l’Etat dans les délibérations d’actionnaires. En réalité, c’est le retour d’Eletrobras dans le secteur public que souhaite l’exécutif. Il entend aussi obtenir une jurisprudence qui pourrait servir pour d’autres entreprises. Il oublie que le modèle de privatisation adopté en 2022 a été am-plement et démocratiquement débattu au sein du Congrès, que le processus a bénéficié de l’approbation de la Cour des Comptes fédérale. S’il reconnaît la validité du recours déposé par le gouvernement actuel, le STF n’admettra pas seulement que des règles de privatisation acceptées par un gouvernement légitime et approuvées par le Congrès ne sont pas conformes à la Constitution. Des milliers d’investisseurs ont souscrit à l’augmen-tation de capital d’Eletrobras en achetant des actions parce qu’ils croyaient que l’ingérence du politique dans la gestion de la holding serait dorénavant limitée à 10% des voix. Un jugement du STF favorable à Lula romprait le contrat auquel on adhéré les actionnaires privés d’Eletrobras qui engageraient évidemment des poursuites contre l’exécutif et l’entreprise. On ne peut guère imaginer meilleure décision pour aggraver l’insécurité juridique déjà élevée qu’affrontent les entreprises au Brésil.


Cette voie de la judicialisation est donc dangereuse. Elle l’est aussi parce que la Cour Suprême ne pourra pas jouer systématiquement en faveur de l’exécutif. Confronté à une sorte d’alliance tacite entre les deux autres pouvoirs, le Congrès peut jouer sur toutes les compétences que lui confère la Constitution. En dernière instance, il peut se rappeler que la Loi Fondamentale lui permet d’engager une procédure de destitution contre le chef de l’Etat. Pour Lula, l’autre alternative à l’horizon des prochains mois est donc de composer avec ce Congrès puissant, d’oublier sa politique de relance par la dépense publique, d’interventionnisme d’Etat et de nationalisme économique. Les fins de carrière pour les leaders populistes sont souvent très difficiles….



 

[1] Voir sur ce point le post intitulé Lula 3 : un Président sous la tutelle du Congrès. Mars 2023. [2] Voir sur le point le post intitulé Défis et perspectives du gouvernement Lula (1). No-vembre 2022. [3] Seuls 136 députés ont alors voté en faveur des décrets de la Présidence. Ce nombre est une bonne évaluation de la dimension du groupe d’élus fidèle sur lequel peut compter l’exécutif à la Chambre basse. Pour l’essentiel, ce sont des parlementaires de gauche opposés à toute libéralisation de l’économie. Après ce vote, le gouvernement a essuyé un nouveau revers à la Chambre, lorsque le président de l’assemblée décidait de reporter l’examen et le débat sur un projet de loi dit des fake news et visant à régle-menter le fonctionnement et l’utilisation des plateformes numériques. [4] Le projet de loi doit encore être approuvé par le Sénat pour entrer en vigueur. [5] Cette thèse est rejetée par les leaders de communautés indiennes appuyés par de nombreuses ONG (souvent étrangères) et des organisations confessionnelles qui ont fait du combat pour l’extension des territoires réservées aux populations autochtones une bataille politique majeure. Pour les centaines de milliers d’indiens qui occupent déjà plus de 13% du territoire national, l’enjeu essentiel n’est pourtant pas d’étendre les terres dont ils ont l'usage exclusif. Il est de bénéficier d'une protection effective, de pouvoir améliorer leur sécurité et leurs conditions de vie. [6] Cette durée court à partir de la date d’ouverture de la session parlementaire si la Me-sure a été éditée avant cette date. [7] Le gouvernement Bolsonaro et le Congrès d’alors envisageaient la privatisation du groupe Petrobras et de l’entreprise publique de services postaux (Correios) [8] Le plus grand groupe du secteur de l’énergie électrique de la région était aussi au début de l’actuelle décennie un des moins performants. Il a d’abord pâti de la décision, imposée par décret en 2013 par l’ancienne présidente de gauche Dilma Rousseff, de ré-duire les prix de l’électricité de près d’un tiers. Eletrobras a aussi été pénalisé par des sécheresses historiques observée entre 2012 et 2015 qui ont renchéri le coût de l’énergie (essentiellement d’origine hydroélectrique). Les recettes ont plongé quand les coûts s’é-levaient. A ces éléments, il faut ajouter des effectifs salariés pléthoriques et des nomi-nations aux postes de directions plus politiques que techniques. [9] Si l'objectif de résultat primaire préétabli par le gouvernement n’est pas respecté, un blocage automatique de certaines dépenses discrétionnaires sera mis en place.

83 vues1 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page